— Vous tenez essentiellement à prendre votre service ce matin ? demanda-t-il.
— Que j’assume mes fonctions ou non devrait lui être indifférent. Elle me considère juste un peu moins qu’un meuble... mais comment savez-vous... ?
—... que vous êtes Madame la baronne de Courcy, dame de la Reine. C’est l’enfance de l’art pour un diplomate et, comme je ne suis revenu que pour vous...
— Pour moi ? Avais-je une telle importance ?
Elle crut un instant qu’il allait se mettre en colère tant son visage se contracta.
— Vous en doutiez ? Alors que le grand-duc Ferdinand vous avait placée sous ma responsabilité, je vous ai dirigée droit dans un piège et, pour finir, on vous a enlevée de ma voiture pour vous incarcérer et vous mettre en grand danger d’être condamnée ?
— En danger? J’ai été condamnée et conduite à l’échafaud. Sans l’intervention de celui qui est devenu mon cher époux, je ne serais plus de ce monde.
— Je sais, mais je voudrais savoir si vous êtes heureuse...
Le sourire lumineux qu’elle lui offrit était, à lui seul, une réponse mais elle ajouta tout de même :
— Au-delà de tout ce que je pouvais imaginer ! Sans rien demander il m’a tout donné - même une famille adorable ! - mais surtout le plus bel amour ! En dépit des menaces qui pèsent sur lui, il m’a épousée... et je n’ai aucune honte à avouer que je suis à lui corps et âme !
C’était vrai qu’elle était transformée et, devant l’éclat de son épanouissement, l’ancien ambassadeur sentit un pincement au cœur. Depuis leur première rencontre, il aimait Lorenza et, un instant, il envia férocement l’homme qui avait su cueillir cette fleur sans pareille, mais il était trop fin diplomate pour ne pas savoir cacher ses sentiments et ce fut d’une voix égale qu’il s’enquit :
— N’avez-vous pas mentionné des menaces ?
— Si. La veille de notre mariage, j’ai reçu un billet anonyme sans autre signature qu’un dessin parfait de la dague au lys rouge. L’auteur prédisait la mort à Thomas s’il osait m’épouser parce que je ne serais jamais à un autre qu’à lui ! Et Thomas n'a fait qu'en rire. Il m'a épousée, il m'a fait sienne et ce monstre inconnu n'y peut plus rien !... Mais revenons à vous, ser Filippo ! Vous êtes à Paris depuis longtemps ?
— Quelques jours seulement. Le temps de me réinstaller et de vous rechercher.
— Où habitez-vous ?
— Toujours rue Mauconseil ! J'ai racheté l’hôtel à la couronne de Toscane. D’ailleurs, le nouvel ambassadeur, Matteo Botti, marquis de Campiglia, qui arrive de Madrid où il était fort bien vu, est tout dévoué à Marie et s’est établi à l’hôtel de Gondi qui sont de ses grands amis, conclut-il avec une amertume qui n’échappa pas à sa compagne.
— Cela signifie que celui-là aussi est inféodé à l’Espagne et prêt à la servir envers et contre les volontés du Roi ?
— Exactement ! Comme Epernon, comme la Verneuil et même le ministre Villeroy ! Tous soutiennent la Reine qui veut à tout prix le double mariage avec l’Espagne et cela à l’encontre de la décision formelle de son époux. Ce que vous a crié cette malheureuse est la réalité... mais qui est cet homme en vert ?
— Un illuminé venu d'Angoulême, une créature des Jésuites qui veut éliminer le Roi ! Mais on l’a prié d’attendre le couronnement de Marie ! Et maintenant j'avoue que j’ai peur ! Ces faits s’enchaînent trop bien ! Et les mauvais bruits qui courent pourraient avoir raison : le roi Henri n’a jamais été en si grand péril ! Il faut le prévenir !
— C’est ce que j’aimerais faire mais je ne suis pas certain d’être reçu au Louvre ni écouté... Or le couronnement ne précédera que d’une petite semaine le départ du Roi pour la guerre !
On était arrivés au Louvre et la voiture s’était arrêtée à l’entrée du pont afin de permettre à Lorenza de descendre. Mais elle ne bougea pas.
— Finalement, je ne prendrai pas mon service aujourd’hui ! Mon arrivée tardive déclencherait les fureurs et je n’aurais aucun moyen d’essayer de voir le Roi. Voulez-vous être assez aimable pour m’arrêter où j’habite ?...
—... A l’hôtel d’Angoulême dans la rue Pavée ! Avec plaisir !
— Décidément on ne peut rien vous cacher !
— Auparavant, je voudrais passer rue Mauconseil. J’ai un cadeau pour vous !
— Un cadeau ? Mais de qui ?
— De qui voulez-vous que ce soit ? De moi, bien sûr !
— Oh ! Vous m’avez rapporté quelque chose ?
— Non. Je vous ai ramené quelqu’un... Vous ne devinez pas ?
Les yeux de Lorenza se mirent à étinceler.
— Bibiena ?
— Bravo ! J’ajoute que si je ne l’avais pas acceptée, elle se serait jetée sous les roues de ma voiture. La rapatrier à Florence n’a pas été une mince affaire. Elle voulait rester en France et j’ai eu un mal de chien à la raisonner.
— Comment se serait-elle arrangée, mon Dieu, seule et sans argent dans un pays dont elle ne connaît pas la langue ?
— C’est ce que la grande-duchesse Christine et moi lui avons expliqué. Non sans difficulté ! En désespoir de cause, j’ai dû lui jurer de l’emmener lorsque je reviendrais. Et, en attendant, elle s’est mise au français ! Oh, ce n’est pas parfait mais en y mêlant un brin de latin d’église et quelques mots de chez nous, elle se fait parfaitement comprendre...
Lorenza riait de si bon cœur qu'elle ne s’aperçut pas qu’ils étaient parvenus à destination. La voiture à peine arrêtée dans la cour de l’hôtel, elle sauta à terre, mais ce fut pour tomber dans les bras de sa chère nourrice qui accourait aux nouvelles. On s’embrassa à plusieurs reprises et pendant d’interminables minutes ce fut un concert à deux voix que Giovanetti écoutait, résigné, assis sur une marche du perron. Ces dames n’avaient même pas pris la peine d’entrer dans la maison...
Quand il en eut assez, il les prit chacune par un bras, les fit pénétrer dans le vestibule, envoya Bibiena empaqueter ses hardes et poussa Lorenza dans un salon pour lui offrir un rafraîchissement. Elle protesta :
— J’aurais pu aller avec elle !
— Non, parce que cet exercice aurait pris des heures. Au lieu d’emballer vous vous seriez assises toutes les deux pour continuer à vous raconter vos aventures et moi je n’ai pas toute la journée à vous consacrer !
Lorenza n’eut pas l’impolitesse de lui demander ce qu’il avait de si urgent à faire puisqu’il était redevenu apparemment un simple citoyen de Florence. Elle en profita pour prendre des nouvelles de son médecin, Valeriano Campo, qui l’avait soignée avec tant de dévouement et de savoir-faire quand, repêchée dans la Seine par Thomas, elle avait failli mourir chez Mme de Verneuil.
— Naturellement, j’espérais l’emmener mais il a fait une chute de cheval et s’est fracturé une jambe, ce qui m’a permis de constater que s’il est un merveilleux médecin, il fait un malade effroyable parce qu’il ne décolère pas. Il a juré de me rejoindre dès que ce sera possible...
— J’en serais heureuse car je lui dois énormément.
Enfin Bibiena fut prête et l’on prit le chemin de l’hôtel d’Angoulême. Etant donné les dimensions de ce petit palais, Lorenza ne doutait pas que la duchesse acceptât de voir ainsi s’augmenter le personnel de son invitée. Elle n’y prêterait sans doute même pas attention.
Elle fut cependant contente de l’accueil que Mme d’Angoulême réserva à sa nourrice, lui faisant même donner une chambre voisine de la sienne. La jeune Guillemette en conçut d’abord un dépit qui ne dura guère. La bonne humeur de la grosse Florentine était communicative.
Avant de quitter Lorenza, Giovanetti lui promit de se rendre à l’Hôtel-Dieu afin de se renseigner sur ce qu’il était advenu de l’enfant de Jacqueline d’Escoman dont on ne savait rien, hormis qu’il s’agissait d’un garçon. Il était d’usage d’épingler leur prénom sur ces pauvres petits mais on ignorait son âge et aussi quand avait eu lieu l’exposition sur le Pont-Neuf.
— Cela doit être assez récent, commenta Mme d’Angoulême qui, naturellement, s'intéressait à l’incident. Les scrupules de cette malheureuse ont dû alerter ces gens, et elle a certainement été suivie...
— Mais que fait-on de ces bambins ? S’inquiéta Lorenza.
— S’ils ne sont plus des nourrissons on les confie à l’hôpital de la Trinité qui porte depuis quelques années le nom d’Hospice des Enfants bleus parce qu’on les habille de cette couleur - garçons ou filles. On les élève dans la crainte de Dieu et on leur apprend un métier... à moins que, sur le pont même, ils ne soient récupérés par les truands des cours des miracles pour en faire des chenapans !... ou des estropiés propres à attirer la compassion des bonnes gens.
— Quelle horreur ! s’indigna Lorenza. Je vais avec vous !
— Il n’en est pas question ! Intima la duchesse. Si cette Escoman était espionnée, on ne vous a que trop vue avec elle. Et devant le Louvre par-dessus le marché ! En revanche, je veux aller avec vous, Excellence !
— Oh, vous feriez cela ? dit Lorenza, émue.
— Et pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois et on me connaît à l’hospice ! Restez tranquille, vous vous êtes suffisamment compromise pour aujourd’hui !
Prenant Giovanetti par le bras, la duchesse l’entraîna au-dehors à une allure qui faisait grand honneur à ses jambes de soixante-douze ans. Lorenza remonta avec Bibiena afin de pouvoir bavarder loin des oreilles de la domesticité même si l’usage du toscan élevait déjà une barrière contre la curiosité.
— Ainsi, remarqua l’ancienne nourrice, vous voilà promue dame de la Reine ? C’est à n’y pas croire ! Elle vous a détestée dès qu'elle vous a vue !
— Rassure-toi, c'est toujours le cas ! Seulement elle ne pouvait pas faire autrement : depuis des siècles, les dames de Courcy ont une sorte de droit d’entrée dans ce cercle très fermé que sont les dames de la Reine. Quand j’arrive chez elle, le matin, elle répond à ma révérence par un signe de tête et ne m’adresse jamais la parole. Dans un sens, c’est une bonne chose : selon ce qu’elle dirait, j’aurais peut-être quelque peine à retenir une insolence et je ne veux pas risquer de la brouiller avec mes beaux-parents, le baron Hubert et la comtesse Clarisse.
— Comment sont-ils ?
— Merveilleux ! Et je les adore !
— Et... le mari ?
— Lui?... Je l’aime, Bibiena! Autant qu’il est possible d’aimer !
Les yeux sombres venaient de s'illuminer et la jeune femme rosissait. Bibiena n'insista pas, se promettant seulement de prier dorénavant pour Thomas. Mais soudain, une idée lui traversa l’esprit.
— Et votre tante ? Qu’est-elle devenue ?
Radieux l’instant précédent, le visage de Lorenza se ferma.
— Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir !
Ce n’était pas tout à fait vrai. Le jour de sa prise de fonction, elle s’était demandé, non sans inquiétude, comment elle réagirait en se retrouvant en face d’Honoria, mais ne l’ayant aperçue nulle part elle s’était prudemment gardée de poser la moindre question. Elle souhaitait, au fond, que cette mégère avide eût repris le chemin de Florence afin d’essayer de récupérer ce qu’il restait encore là-bas de la fortune des Davanzati dont le testament de Francesco, le père de Lorenza, lui avait accordé une infime partie.
— Je ne suis pas sûre que vous ayez raison. Il est toujours salutaire de savoir à quoi s’en tenir sur ses ennemis. Et on peut dire que celle-là en est une. Et acharnée !... Mais vous avez dû voir la Galigaï ?
— Tous les matins quand elle vient coiffer la Reine et l’aider à choisir ses atours de la journée, après quoi elle réintègre sa tanière.
— Sans parler à personne ?
— A la Reine et aussi aux divers fournisseurs : tailleurs, gantiers, chausseurs, parfumeurs et tutti quanti... mais à aucune des dames. Parfois, on la voit surgir avec son voile noir : elle ne le retrousse que juste ce qu’il faut pour ne pas gêner son travail puis le laisse retomber. C’est un oiseau nocturne car c’est, paraît-il, après le coucher de la Reine qu'elle vient s’entretenir avec elle.
— Et le Roi alors ? Il n’est pas là ?
— Pas toujours ! Il est assez souvent absent ces temps-ci. De toute manière, sa venue chasse la Galigaï.
Le bruit des roues d’un carrosse franchissant le porche attira Lorenza à la fenêtre : il ramenait la duchesse mais pas Giovanetti. En revanche, un laquais prit dans ses bras un petit garçon blond de quatre ou cinq ans, mal vêtu de haillons, dont la frimousse pâle et les traits tirés d’enfant chichement nourri fendirent le cœur de Lorenza.
— Viens avec moi ! dit-elle à Bibiena. Je crois que tu vas avoir de quoi t’occuper !
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