— Nous avons à parler pourtant ! grogna le Roi. S'il ne peut venir, j’irai le voir ce tantôt !...
Il achevait à peine sa phrase que l’on introduisit le jeune duc César de Vendôme, l’aîné des enfants qu’il avait eus de Gabrielle et qu’il avait marié l’été précédent à Marguerite de Vaudémont-Lorraine.
Henri aimait beaucoup ce magnifique garçon de seize ans auquel il ne reprochait qu’une chose : un goût à peine dissimulé pour les gens de son sexe alors que les filles ne l’inspiraient guère. En dehors de cela, follement brave et follement orgueilleux, César se sentait parfaitement capable d’être roi mais n’aurait jamais rien tenté contre un père qu’il aimait. Ce matin-là, il était visiblement inquiet.
— Je suis venu vous supplier de ne pas sortir aujourd’hui, Sire ! Il y va de votre vie. Un grand devin nommé Labrosse prédit que vous mourrez avant le coucher du soleil !
— Vous, vous avez consulté l’Almanach ! Ce Labrosse est un vieux fou qui appartient au comte de Soissons. On parle tellement de ma mort qu’il veut se distinguer en l’annonçant pour aujourd’hui ! C’est grotesque !
— Non. C’est logique puisque, avant votre départ pour Bruxelles, c’est le seul jour où vous ne serez pas en représentation. C’est-à-dire trop entouré pour que l’on puisse vous atteindre !
— Expliquez-vous.
— Nous sommes le 14. Demain, samedi 15, il y a grande chasse. Dimanche 16, la Reine fait sa « joyeuse entrée ». Lundi, ce sont les noces de ma sœur Catherine avec Montmorency5 dont les réjouissances dureront jusqu’au soir du mardi 18 et, le lendemain, vous serez à la tête de l’armée !
— Mais je veux sortir ! Sully est malade et...
— Vous le verrez plus tard, voilà tout ! Par pitié, Sire mon père, écoutez-moi !
— Vous êtes un enfant et si vous attachez du crédit à tous les mauvais bruits, vous ne ferez jamais rien !
Désolé mais certes pas découragé, César s’en alla chez la Reine. Il ne l’aimait pas mais ce jour-là il aurait fait n’importe quoi pour empêcher son père de quitter le Louvre. C’est à peine si elle y prêta attention. Elle avait mille choses à faire, voyons ! D’ailleurs, elle essayait une robe quand il se présenta mais, superstitieuse à l’excès, elle se signa à trois reprises en l’écoutant d’un air effrayé puis le congédia en disant qu'elle ferait ce qu’elle pourrait et n’y pensa plus au bout de cinq minutes. Découragé, le jeune duc rentra chez lui sans être parvenu à mettre un terme à son angoisse. Et pourtant...
Et pourtant, l’homme en vert n’était pas loin. César passa devant lui sans même s’en apercevoir quand il franchit les guichets du Louvre. Renseigné - par qui ? -, l’homme avait fait le même calcul que Vendôme et attendait son heure, assis entre les deux voûtes sur un montoir à chevaux que le porche dissimulait. Et là, il patientait...
Tandis qu’une activité intense régnait chez Marie, le Roi, indécis, et malgré tout inquiet, continuait à faire les cent pas dans son cabinet... Lorsque vint l’heure du repas, il mangea de bon appétit et sembla retrouver sa bonne humeur habituelle bien qu’il n’eût guère participé aux propos échangés.
Le repas achevé, il recommença à tourner en rond, décida de s’accorder une sieste et s’étendit sur son lit mais n’y resta pas. Incapable de se reposer, il demanda l’heure à un garde.
— Quatre heures, Sire ! répondit cet homme. Le temps est magnifique. Votre Majesté devrait prendre l’air. Ce n’est pas bon de rester enfermé.
— Tu as raison. Il faut que j’aille chez Monsieur de Sully. Va dire que l’on apprête mon carrosse.
Et le voilà parti chez la Reine... où le doute le reprit.
— Ma mie, irai-je ou n’irai-je pas ? demanda-t-il en l’embrassant.
Marie le fixa de ses yeux ronds.
— Si vous n’en avez pas envie, restez !
— Certes... mais Sully est malade et j’ai promis d’aller le voir...
— Vous le verrez demain !
— Vous savez bien que ce ne sera pas possible. Je sors!
Et il disparut... pour revenir peu après.
— En vérité, je ne sais pas ce que j’ai mais je n’arrive pas à me décider.
Là-dessus, il embrasse à nouveau sa femme en murmurant :
— Ma mie, irai-je ou n’irai-je pas ?
Une troisième fois, il répéta la question et... donna un autre baiser, qui fit rire la vieille maréchale de La Châtre auprès de qui Lorenza était assise, un livre qu’elle ne lisait pas dans les mains. Etranglée par une émotion qu’elle contenait à grand-peine, elle regardait ces deux êtres unis par le mariage, la couronne, des enfants... mais non par l’amour. Son attention se concentrait surtout sur cette grosse femme molle, qui, au lieu de trancher le dilemme angoissant de son époux en l’obligeant à rester auprès d’elle, répondait sans chaleur :
— Faites à votre idée ! Restez si l’envie de sortir vous a quitté !
La jeune femme brûlait de l’empoigner à deux mains et de la secouer en lui disant de se remuer un peu et de le retenir de toutes ses forces. Mais non : finalement Henri se dirigea vers la porte en disant qu’il rentrerait tôt et ne serait dehors qu’à peine une heure. Tandis que Mme de La Châtre s’exclamait qu’en vérité le Roi était plus amoureux de la Reine que jamais, Lorenza s’éclipsa et rejoignit Henri dans l’antichambre.
— Sire ! supplia-t-elle, différez votre visite, je vous en conjure ! C’est Dieu, j’en suis certaine, qui vous souffle votre indécision !
Il se mit à rire mais ce rire sonnait faux.
— Vous aussi, ma belle ? Savez-vous que c’est fort agréable de susciter une inquiétude dans ces beaux yeux ? M’aimeriez-vous un peu en dépit de...
— N’en parlons plus, Sire ! Vous ne pouviez pas savoir et à présent je suis heureuse... et je voudrais que mon Roi le soit aussi. C’est pourquoi je l’implore... de faire n’importe quoi sauf de mettre le nez dehors !
— J’étouffe entre ces murs ! J’ai besoin d’air !
— Le Roi, pour une fois, ne pourrait-il se contenter des jardins ? Le temps y est plus agréable que dans les rues... et cela sent moins mauvais ! N’allez pas dans la ville, Sire ! Un homme venu d’Angoulême y guette sa proie. Un homme roux habillé de vert qui a juré votre mort !
— Comment le savez-vous ?
— Je l’ai vu et entendu, Sire... dans un petit bois près du château de Verneuil. Il s’y entretenait avec la dariolette de la marquise. Il disait attendre le couronnement et alors...
— Qui est cette fille ?
— La demoiselle d’Escoman.
— Où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas venue me parler?
— Elle l’a tenté en vain... et maintenant elle est incarcérée à la Conciergerie.
— Pour quel motif ?
— Tombée dans la misère parce que personne ne voulait l’écouter, elle a dû abandonner son enfant... sur le Pont-Neuf !
— C’est un crime, cela ! fit Henri soudain assombri.
— Je sais, Sire, mais à moins de se jeter à l’eau avec lui... Et puis elle voulait à tout prix faire entendre sa voix, si faible cependant. Toutes les portes se refermaient devant elle. Ceux à qui elle s’adressait refusaient de l’entendre... parce qu’ils étaient de ce complot qu'elle avait découvert.
— Qui ?
Lorenza n’hésita qu’à peine. Il était vital de le convaincre.
— Les Jésuites, Mlle du Tillet, Mme de Verneuil, le duc...
A cet instant, celui dont elle s’apprêtait à prononcer le nom entra dans la galerie, tout sourire.
— Ah, Sire, vous êtes là ! s’exclama d’Epernon. Je vous cherchais afin de vous proposer ma compagnie pour aller chez le grand maître ! Le temps est si radieux ! Veuillez me pardonner, Madame de Courcy, je ne vous avais pas vue !
Henri s’esclaffa.
— Ne pas remarquer une aussi jolie femme ? Il faut soigner vos yeux, mon cher duc ! Venez donc avec moi ! C’est une bonne idée... Voyez, chère baronne ! Je vais être solidement escorté. En comptant Montbazon et deux ou trois autres, je serai bien entouré !
Il s’empara d’une de ses mains pour y poser un baiser.
— Elle est froide ! Il est vrai que, dans ce cas, on dit que le cœur est chaud ! Je vous verrai à mon retour, ma belle enfant... et nous causerons tout à loisir ! Venez, duc !
Vaincue, elle s’affala presque dans sa révérence en murmurant :
— Ce sera avec... bonheur, Sire !
Les larmes aux yeux, sans savoir pourquoi, elle regarda les deux hommes s’éloigner dans la galerie. Le pourpoint noir du Roi, en soie « égratignée », contrastait avec le pourpre abondamment brodé de l’ancien mignon d’Henri III et elle frissonna : il lui semblait voir du sang coulant de cette silhouette funèbre...
Pour se remettre, elle respira à plusieurs reprises avant de retourner chez la Reine qu’elle trouva étendue sur son lit de repos et bavardant à bâtons rompus avec son amie Mme de Montpensier qui, pour une fois, ne donnait pas l’impression de souffrir d’un de ses multiples maux qui la « martyrisaient » sans cesse... L’atmosphère était même particulièrement détendue. On était d’excellente humeur en évoquant les fastes de la veille et le véritable triomphe que seraient ceux du surlendemain ! Mme de La Châtre faisait chorus et ce groupe joyeux contrastait avec la solitude de Mme de Guercheville qui se tenait debout près d’une fenêtre donnant sur la cour.
Lorenza la rejoignit et vit qu’elle regardait le Roi monter dans son carrosse dont il avait fait relever tous les mantelets de cuir afin de mieux respirer. Il s’installa au fond entre Epernon et le duc de Montbazon. MM. de Lavardin et de Roquelaure s'assirent près de la portière de droite et MM. de Mirebeau et de Liancourt à celle de gauche. Liancourt, Premier Ecuyer, demanda où l’on allait.
— Menez-moi hors de céans ! répondit le Roi bizarrement et, de façon plus étrange encore, il fit un grand signe de croix...
La voiture s’ébranla et disparut aux yeux des deux observatrices. Lorenza se signa presque furtivement. Mme de Guercheville le vit et fit de même.
— Vous avez peur ? murmura-t-elle.
— Oui. Je sais que l’homme en vert existe. Je l’ai vu de mes yeux l’an passé.
— Où cela ?
— A Verneuil.
— Ah !
Elles se regardèrent un instant sans plus parler : elles s’étaient comprises...
Cependant, le carrosse disparaissait sous la voûte après qu’on eut renvoyé M. de Praslin revenu à ses fonctions habituelles de capitaine de la seconde compagnie des gardes du corps qui aurait dû l’escorter. Seuls quelques valets furent autorisés à le suivre à pied. Il fut allégué qu’il y avait déjà suffisamment de monde dans les rues de Paris où les badauds allaient contempler les arcs de triomphe et autres splendeurs destinées à la « joyeuse entrée ».
Le Roi avait demandé que l’on passe par la Croix du Trahoir mais, arrivé là, il décida que l’on irait au cimetière des Innocents. On lui fit remarquer que ce n’était guère le chemin de l’Arsenal mais il déclara qu’avant de s’y rendre, il voulait visiter certaine demoiselle Reine Paulet que l’on surnommait la Lionne, une superbe rousse dont on vantait partout la beauté et l’esprit.
— Oh, Sire, vous voulez aller chez une femme ? Aujourd’hui ?
— Pourquoi pas ? J’ai vu ce matin mon fils Vendôme qui a tout ce qu’il faut pour plaire aux plus difficiles mais qui leur préfère les garçons. J’ai dans l’idée de la lui donner pour maîtresse. Elle est de celles à qui l’on ne résiste pas !
— En ce cas...
On prend, par la rue de la Ferronnerie, une sorte de boyau coincé entre l’un des murs du vieux cimetière et l’auberge du Cœur Couronné percé d’une flèche. A ce moment précis, un haquet de vin venant de la droite et une charrette à foin débouchant de la gauche obstruent la ruelle. A cette vue, les valets suiveurs décident de passer par le cimetière, sauf l’un d’eux qui va essayer de faire ranger les deux véhicules.
Pour charmer les longueurs de l’attente, Epernon sort une lettre qu’il déplie pour la lire au Roi. Pour mieux l’entendre, celui-ci passe son bras autour de son cou. Il n’y a plus personne autour du carrosse. Alors...
L’homme en vert a sauté sur une borne placée devant l’auberge, s’accroche d’une main à la portière de la voiture et de l’autre, armée d’un long couteau, frappe Henri à la poitrine au-dessus du cœur, mais le coup déchire seulement la peau.
— Ah ! Je suis blessé !
L’assassin frappe une deuxième fois, comme la foudre, puis une troisième. Ces deux coups-là sont mortels...
Après le premier, le Roi a levé le bras. Les suivants ont percé le poumon et l’aorte. Le dernier a également traversé la manche du duc de Montbazon qui n’a rien compris.
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