LE TEMPS DES VAUTOURS
Chapitre V.
Les lendemains d'un crime...
— Si on voulait chercher la petite bête, grogna le baron Hubert, on pourrait considérer comme nulle la nomination de la Régente parce qu’elle ne dépend pas, normalement, du Parlement.
— De qui alors ? demanda Lorenza.
— Des princes du sang, ma chère. Or, ils ne se sont pas manifestés...
— Ils auraient eu du mal, fit Clarisse. Vous avez raison de mentionner « en cherchant la petite bête » ! Condé est toujours en fuite, le comte de Soissons9 s’est retiré sur ses terres pour une stupide question de préséance. Quant au troisième, le prince de Conti, il est sourd, bègue et à moitié idiot ! Jolie famille en vérité ! De toute façon, ils auraient dit amen sans la moindre difficulté !
— Possible... du moins dans l’immédiat. Mais les deux premiers reviendront sans doute et suivant comment tourneront les choses, ils pourraient se manifester...
— Vous, toujours si logique, voilà que vous vous mettez à rêver ? Bien-sûr qu’ils se manifesteront... mais pour se faire acheter ! Dites-nous plutôt ce qu'il est advenu de l’assassin ! Depuis deux jours que vous avez disparu, vous devez certainement le savoir. On l’a conduit à la Conciergerie?
— Non. On a paré au plus pressé et on l’a mis à l’hôtel de Retz qui est proche de la rue de la Ferronnerie. N’oubliez pas qu’Epernon voulait faire croire que le Roi était seulement blessé !
— Au secret alors ?
— Du tout ! On peut parfaitement aller le contempler et je ne m’en suis pas privé ! Jamais, je crois, je n’ai vu homme plus content de lui-même ! Il ne cesse de clamer qu’il a bien rempli la mission que Dieu lui a confiée et il rit en montrant d’affreuses dents noires !
— Et le peuple ne l’écharpe pas ?
— A la vérité, il n’y tient guère. En revanche, plusieurs Jésuites se sont présentés dont un qui lui a conseillé de ne pas accuser les gens respectables ! Puis plusieurs magistrats, Jeannin, Bullion et Loménie, lui ont fait subir des interrogatoires pour connaître les noms de ses complices. Mais il s’est obstiné à affirmer qu’il n’avait fait qu’obéir à Dieu... même quand on lui a écrasé les pouces dans des chiens de fusil...
— Comment avez-vous pu être au courant de ces réjouissances ? demanda la comtesse. Vous avez campé sur place ?
— J’avoue y être resté assez longtemps... mais surtout je me suis acquis un observateur dans les lieux. Avec de l’or, vous savez...
— Mais enfin, on ne va pas le laisser là ad vitam aetemam ? Paris tout entier sait à présent qu'il a tué le Roi !
— Très juste ! Aujourd’hui, on l’a transporté à l’hôtel d’Epernon !
— Pour y faire quoi ? S’exclamèrent d’une même voix les trois femmes médusées.
— Ce vieux forban l’a peut-être invité à souper ? Ricana le baron. Et je donnerais cher pour apprendre ce qui s’y est dit mais, rassurez-vous, il ne fait que passer : cette nuit il devrait coucher à la Conciergerie où on lui prépare un logis.
En effet, dans la nuit du 15 mai, l'assassin, toujours aussi fier de son exploit mais peut-être un peu moins exalté, fut conduit dans une voiture fermée de l’hôtel d’Epernon à la Conciergerie où, dans l’une des tours, on lui avait aménagé une prison particulière. On l’assit sur une chaise, les pieds entravés et les mains liées derrière le dos...
Cependant - et quelque répugnance qu’elle en eût -, Lorenza avait repris le chemin du Louvre pour y assumer ses « fonctions » purement décoratives d’ailleurs mais auxquelles elle semblait tenir. Au matin de son retour, vêtue de noir comme il convenait, elle avait reçu de plein fouet l'algarade de la Reine qui l'avait rappelée vertement à ses devoirs, lesquels consistaient à se tenir jour et nuit à sa disposition pour le cas fort improbable où l'on aurait besoin d'elle !
— Puisque je ne sais quelle tradition t'impose à moi, lui envoya-t-elle, reprenant pour mieux se faire comprendre le tutoiement florentin, j'entends que tu assumes tes devoirs ! Et ne crois surtout pas que cela m’est agréable ! Je me passerais volontiers d’avoir en permanence sous les yeux ta longue figure morne !
La jeune femme ne put retenir une riposte.
— Triste serait plus juste, Madame ! C’est, il me semble, l’expression qui convient après une perte aussi cruelle! Il est vrai que...
Mme de Guercheville, feignant de se tordre la cheville et se raccrochant à son bras, coupa court à la phrase insolente qu’elle sentait venir. Elle poussa même un léger cri de douleur qui fit réagir Lorenza :
— Mon Dieu ! Vous êtes blessée, Madame ? dit-elle en la soutenant.
— Blessée, non, fit la dame d’honneur un peu haletante, mais ça me porte au cœur. Si la Reine voulait permettre que vous me conduisiez au cabinet des bains pour me soulager en versant de l’eau fraîche sur...
— Mais faites, ma bonne ! Allez, allez ! répondit-on avec un geste désinvolte de la main.
Là, Mme de Guercheville laissa Lorenza lui appliquer un linge imbibé d’eau froide sur une cheville qui n’en avait pas le moindre besoin et entreprit de la chapitrer :
— Pour l’amour de Dieu, retenez votre langue, baronne! Vous devez comprendre que la douleur n’est pas à l’ordre du jour ! En quarante-huit heures, tout a changé ici. En dépit de ses déchirantes lamentations, elle a du mal à cacher une intime satisfaction parce qu’elle va pouvoir mener la vie quelle aime sans plus se soucier d’en être empêchée.
— Mais enfin, elle est non seulement veuve mais régente pour son fils. Il me semble que cela oblige !
— Pas elle ! Le bien public, la vie du royaume l’indiffèrent au plus haut point. D’ailleurs, elle n’a jamais aimé les Français et le Roi moins encore que quiconque. Moult choses vont vous surprendre à présent mais surtout ne vous en mêlez pas ! Il y va peut-être de votre vie ! Et maintenant, ramenez-moi !
— Merci, Madame ! Merci de tout mon cœur !
Leur retour passa inaperçu. La Reine, dont les multiples cassettes à bijoux avaient été ressorties, était fort occupée à évaluer la quantité de perles qu'elle pourrait ajouter à ses robes funèbres sans abîmer son image d’épouse affligée... Evidemment, la « joyeuse entrée » dont elle se promettait tant de plaisir se trouvait annulée, mais il fallait songer aux funérailles puis au sacre du petit Roi, sans compter les nombreuses occasions où elle allait devoir paraître en majesté! Enfin, elle pourrait reprendre ce qui était sa grande affaire : renouer les liens avec l’Espagne en vue de ces deux mariages dont Henri IV ne voulait à aucun prix !
Soudain, se produisit ce que Lorenza n’aurait jamais cru possible : le chapeau à la main, la moustache conquérante, l’œil émerillonné, le jarret tendu et le sourire aux lèvres, le signor Concini pénétrait chez la Reine sans se faire annoncer. Après qu’il eut vaguement salué en balayant le sol de ses plumes, quatre pas de danseur l’amenèrent face à la Reine devant laquelle il parut tomber en extase.
— Bellissima ! Bellissima ! s'écria-t-il. Y ai toujours dit qu’oune blonde aussi loumineuse ne devrait porter que dou noir ! Dou noir avec beaucoup de joyaux bien sour !
— Flatteur ! Roucoula l’intéressée en lui offrant une petite main dodue, d’une extrême blancheur et chargée de bagues, sur laquelle il posa des lèvres dévotieuses...
C’était presque comique et Lorenza ne put s’empêcher de noter que Mme de Guercheville levait en direction du plafond un regard accablé. Cependant le dialogue s’acheva vite. Reprenant la langue de son pays, Concini, après quelques compliments fleuris, rappela d’un ton plus ferme que c’était jour de Conseil et qu’il convenait que la Reine allât y faire entendre sa voix. Elle admit alors qu’elle avait oublié et voulut s’y rendre aussitôt avec lui mais il refusa : il n’avait rien à y faire et, comme elle insistait, il lui répondit qu’il était trop tôt, que, pour l'instant, il ne fallait rien brusquer et ne rien changer, au moins jusqu'à ce que le Roi eût été porté en terre. Après, on verrait qui il convenait de garder ou de renvoyer.
— Même ce vieux grognon de Sully ?
— Lui en priorité ! N’oubliez pas qu’il a les clefs du trésor. Quand il n’aura plus rien à garder, il finira bien par partir tout seul !
Ainsi endoctrinée, Marie se dirigea vers la salle du Conseil où l’attendaient déjà Villeroy, Jeannin, Bruslart de Sillery, Epernon et ledit Sully, ceux que l’on n’allait pas tarder à appeler les « Barbons » et que l’on éliminerait peu à peu. Seuls Mme de Guercheville et M. de Châteauvieux, son chevalier d’honneur que l’on récupéra dans l’antichambre, l’escortèrent. Concini, lui, resta...
Après avoir marivaudé quelques instants avec le bataillon des filles d’honneur, amorphes jusque-là et que sa présence parut réveiller, il s’approcha de Lorenza assise près de la vieille comtesse du Sault qui était à moitié sourde. Se méfiant sans doute du reste de l’assistance, il continua d’employer leur langue natale :
— C’est en vérité un grand plaisir de vous rencontrer enfin, Madame la baronne de Courcy ! Il y a longtemps déjà que je souhaitais cet instant.
— Vraiment ? Je n’en vois pas la raison !
— C’est parce que vous ne me connaissez guère... ou plutôt pas du tout ! Sinon vous sauriez que vous avez en moi, outre un compatriote, un admirateur fervent de votre beauté et un ami.
— Un ami ?
— Mais oui ! Souvenez-vous de notre première rencontre dans la galerie des appartements ! Je ne me faisais guère d’illusions, alors, sur les sentiments de notre chère souveraine à votre égard, et c’est avec une énorme tristesse que j’ai dû assister au calvaire que l’on vous faisait subir, d’autant plus navré que j’étais impuissant à vous secourir !
— Pourquoi l’auriez-vous fait ? Riposta Lorenza toujours aussi raide parce que l’homme lui déplaisait de plus en plus, peut-être à cause de ce parfum lourd dont il usait et qui lui donnait mal au cœur.
— Je vous l’ai dit : non seulement nous avons tous deux vu le jour à Florence, la reine des villes, mais aussi parce que, en tant qu’esthète trop respectueux des chefs-d’œuvre, je ressens une vive douleur quand on leur porte atteinte !
— N’avez-vous pas l’oreille de la Reine ? Que ne l’avez-vous incitée à signer ma grâce lorsque j’ai été conduite à l’échafaud ?
Il prit un air douloureux qu’elle jugea du plus haut comique tandis qu’il soupirait :
— J’ai fait de mon mieux mais c’est une erreur de croire que j’avais à cette époque la moindre influence sur la Reine. C’est Leonora, mon épouse, qui possède ce pouvoir et, malheureusement, elle est fort jalouse... Tirez-en vous-même la conclusion ! Il n’en va plus ainsi aujourd’hui.
— Elle n’est plus jalouse ?
— Si, hélas ! Mais à force de soins, je suis si bien entré dans les bonnes grâces de Sa Majesté que je pense avoir désormais plus d’influence sur elle...
— Je vous en félicite !
Il se fit alors si triste que la jeune femme se demanda s’il n’allait pas se mettre à pleurer.
— Je vois bien que vous refusez de m’entendre !
— Encore faudrait-il que je sache ce que, justement, je dois entendre.
— Que je suis en passe de devenir... tout-puissant, et que je ne désire rien d’autre que mettre cette puissance à votre service et conquérir au moins votre amitié !
L’apparition inopinée d’une femme voilée de noir qui ne pouvait être que la signora Concini dispensa Lorenza de répondre. En effet, sans dire un mot, elle fondit sur eux, salua la jeune femme d’un signe de tête et prenant son époux par la manche, lui déclara qu'elle avait à lui parler de choses sérieuses avant de repartir d’où elle était venue en l’entraînant derrière elle...
Il y eut un moment de silence puis un éclat de rire fusa.
A sa grande surprise, Lorenza vit la princesse de Conti qui, jusqu’à présent, ne lui avait jamais accordé plus d’attention que si elle appartenait au mobilier de la Reine et non au cercle de ses dames... Elle était avec sa mère, la duchesse de Guise, et Mme de Montpensier, l’une des trois amies de Marie de Médicis. Aussi intelligente que belle et aussi maligne qu’intelligente, elle avait eu jadis l’idée géniale de faire le voyage de Marseille pour aller accueillir la nouvelle Reine sur la fastueuse galère qui l’avait amenée en France, ce dont Marie lui était d’autant plus reconnaissante que son esprit, pas toujours bienveillant, en faisait une compagne amusante. Mariée depuis cinq ans au prince de Conti qui était sourd et tellement bègue qu’il en était à peine compréhensible, mais qui lui apportait le titre d’Altesse royale - elle était ainsi la cousine du Roi -, elle ne s’était occupée de lui que le temps de lui faire une fille qui n’avait pas vécu et, depuis, s’offrait de multiples coups de cœur. Bassompierre qui devait demeurer l’amour de toute sa vie était l’un d’eux. Ce sentiment profond, caché même, était payé de retour : il accumulait les maîtresses, comme elle les amants, mais le lien demeurait solide10. Leur goût commun pour les arts, les lettres et la culture - Bassompierre parlait cinq langues dont le latin et le grec et Louise-Marguerite protégeait les poètes - faisait qu’après l’amour, ils abordassent d’autres sujets que la pluie et le beau temps. Enfin Henri IV avait eu un faible pour elle au point de songer au mariage mais on avait assez vite abandonné la question : l’union de la fille d’Henri de Guise - le Balafré, chef de la Ligue ! - avec le successeur d’Henri III, qui l’avait fait occire à Blois mais s’était fait ensuite assassiner par un de ses séides, risquait de n’être pas appréciée du petit peuple !
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