Après de pieuses louanges à Dieu, Ubaldini ajoutait curieusement :
« Chose étrange, des lettres particulières écrites le 13 mai ont été portées à la Reine venant de Flandre : elles indiquaient que le roi de France avait été assassiné... »
Quelques jours avant de recevoir l'épître du nonce, Paul V, donnant audience à l’ambassadeur de France, lui disait avec tristesse :
— Vous avez perdu votre bon maître et moi mon bon fils aîné.
Aucune hypocrisie là-dedans ! Le pape, s’il craignait que la religion réformée ne prît trop de place en France, redoutait encore plus l’hégémonie des Habsbourg, qu’ils soient d’Espagne ou de l’Empire, et il s’était attaché à maintenir l’équilibre entre Paris et Madrid. Le meurtre l’avait épouvanté d’autant plus qu’il avait été commis plus ou moins au nom de l’Eglise. Apprenant que le prince de Condé était à Milan où il couvait une ambition démesurée, il lui envoya l’abbé d’Aumale pour l’empêcher d’émettre ses prétentions au trône et le persuader d’adresser à Louis XIII une protestation de loyauté... Ce à quoi d’ailleurs Condé obéit sans trop rechigner.
En France, cependant, les bruits gênants continuaient à courir. Le prévôt de Pithiviers avait été découvert pendu avec les cordons de ses caleçons dans la cellule de la Conciergerie où il avait été jeté après avoir annoncé, en jouant aux boules, et le jour même de la mort du Roi, que celui-ci devait être assassiné à ce moment-là. Ce qui n’empêcha pas les gens de Pithiviers et aussi des environs de conclure avec un ensemble parfait « que la mort de cet homme venait bien à point pour Monsieur d’Entragues, sa fille la marquise de Verneuil et toute sa maison ».
Restait Jacqueline d’Escoman mais, avant d’y transférer Ravaillac, on l’avait extirpée de la Conciergerie pour l’enfermer jusqu’à nouvel ordre dans un couvent sévère. Tout était donc pour le mieux et l’on allait pouvoir conduire le défunt à Saint-Denis, premier roi Bourbon à y reposer.
Le 29 juin, le cercueil quitta le Louvre pour se rendre à Notre-Dame... où le clergé dut en découdre avec ces Messieurs du Parlement qui le revendiquaient. Sous l’œil impassible du petit Louis XIII, on échangea quelques horions et les chanoines de la cathédrale firent même parler la poudre en braquant quelques arquebuses. Chez les parlementaires d’ailleurs, on n’était pas d’accord entre membres de la Cour des aides et ceux de la Chambre des comptes. Finalement, à 9 heures du soir, le corps reposait dans le chœur où il fut veillé par les chanoines vainqueurs, les bourgeois et de pauvres gens.
Le lendemain, un imposant cortège se forma où étaient tous les hommes qui comptaient à la Cour comme à la Ville, y compris les princes, les hauts dignitaires de l’Eglise et les ambassadeurs étrangers parmi lesquels personne ne songea plus à attaquer son voisin. Par la rue Saint-Denis dont toutes les maisons étaient tendues de noir - une torche était allumée devant chaque porte et les armes de France alternaient avec celles de Paris -, on prit le chemin de la basilique. La foule qui se pressait était si dense qu’on s’y entretuait. Enfin, à la porte Saint-Denis, la dépouille fut remise aux moines de l’abbaye royale. L’inhumation étant pour le lendemain, une partie du cortège s’en alla coucher sur place, quand l’autre regagnait l’intérieur de Paris.
Le matin suivant, 1er juillet, eut lieu le rituel final. Après la messe chantée, le corps fut déposé dans la fosse ouverte au milieu du chœur où descendit un héraut d’armes. Des profondeurs, il appela l’un après l’autre tous les insignes royaux et ceux qui les portaient vinrent les jeter sur le lourd cercueil. Lorsque ce rituel fut terminé, le héraut, toujours du fond du caveau, cria par trois fois :
— Le Roi est mort ! Le Roi est mort ! Priez Dieu pour son âme ! (Puis, sans bouger d'où il était, il clama joyeusement :) Vive le roi Louis XIII, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre !
Du fond de l’église, une voix lui répondit, soutenue par les trompettes et les tambours, cependant qu’éclatait un tonnerre d’acclamations que l’enfant Roi accueillit d’un visage impassible... mais sur lequel coulaient des larmes.
A son rang, Hubert de Courcy avait accompagné jusqu’au bout le souverain qu’il aimait. Lui aussi avait pleuré et pleurait encore en regardant ce petit garçon de neuf ans, si royal dans son attitude, si touchant dans le chagrin qu’il ne pouvait cacher.
En retrouvant, le soir venu, ses « femmes » à l’hôtel d’Angoulême, il n’essaya même pas de cacher les craintes qui l’assaillaient.
— Lui permettra-t-on seulement de régner quand il en aura l’âge ?
— Que veux-tu dire ? fit sa sœur, alarmée. Tu n’imagines tout de même pas qu’on pourrait...
— L’abattre ouvertement ? Non. S'il lui arrivait malheur, le peuple qui l'aime prendrait le Louvre d'assaut pour en arracher ses meurtriers. Non, je ne crains pas qu'on le tue mais qu'on l'isole sans le laisser approcher par ceux qui pourraient assumer son éducation, qu'on l'étouffe de solitude et d’abandon. Ce pouvoir qu’elle vient d’acquérir, la grosse Médicis ne se le laissera jamais arracher... Un pouvoir qui d’ailleurs ne sera pas le sien mais bien celui de ses chers amis les Concini ! Nous allons les voir grandir, ceux-là, je peux vous le prédire ! La mère du petit - qui n’aime pas son fils ! - va, une fois le deuil achevé, mener la vie égoïstement délicieuse qu'elle aime en laissant sa camarilla - puisque l’Espagne va devenir à la mode ! - s’occuper des affaires de l’Etat !
— Père, intervint Lorenza avec douceur, ne vous laissez-vous pas emporter par votre douleur d’avoir perdu le Roi ?
— C’est possible car elle m’étouffe ! On l’a froidement, méticuleusement assassiné sous nos yeux et nous n’avons pas réagi...
— Vous êtes injuste envers vous-même ! Durant des jours, vous avez traqué l’assassin. Cette pauvre d’Escoman a tenté elle aussi, avec ses maigres moyens et au risque de sa vie, de prévenir, de détourner le coup qu’elle sentait venir...
— Et les autres ? Tous les autres ? On se repaissait des prédictions mauvaises, on les colportait à l’envi ! Et moi... moi qui n’ai pas fait assez, qui aurais dû être à ses côtés pour lui offrir un rempart de ma carcasse ! Mais il était coincé entre cet imbécile de Montbazon et ce démon d’Epernon ! Et maintenant, le voilà au tombeau ! Le peuple ne s’y trompe pas qui ne cesse de hurler sa douleur !
— D’autant plus fort qu’un remords s’y mêle pour l'avoir critiqué, pour avoir trop écouté les méchants bruits ! murmura la duchesse Diane. Mon pauvre ami, vous n’y pouvez plus rien !
— Et c’est ce dont j’enrage ! C’est le jeune Louis qu’à présent je voudrais protéger...
— Dans l’immédiat, il ne craint rien, dit Clarisse.
Il faut qu’il soit sacré afin d’accroître la puissance de la grosse. Ensuite, nous verrons ce que nous pourrons faire avec l'aide de Dieu !
— Elle a raison, reprit la duchesse. Vous et Lorenza avez toujours vos entrées à la Cour, ce que je n’ai plus maintenant que ma nièce a cessé d’être un danger pour celle qu’on est bien obligés d’appeler la Régente !... Et surtout, gardons confiance en Dieu !
Hubert de Courcy renifla trois ou quatre fois.
— Sans doute, sans doute ! Mais le Seigneur me donnerait plutôt l’impression de nous préférer les Habsbourg, qu’ils soient de Madrid ou de Prague12. Fort heureusement, l’Empereur collectionne les alchimistes, les objets rares et les idées fumeuses. Quant à Philippe III, il n’a pas hérité de l’intelligence implacable de Philippe II ni de ses vues politiques. Après tout, probablement avez-vous raison. Le regard de Dieu ne s’est peut-être détourné de nous que momentanément...
Lorsque Lorenza se rendit au Louvre le lendemain matin afin d’y prendre son « service », elle put constater, sans trop d’étonnement, que le drame qui venait de se jouer n’était plus à l’ordre du jour. Certes, le vieux palais était toujours drapé des funèbres tentures de la mort mais on y respirait un air nettement plus allègre. De même que si la Reine ne quittait pas sa noire vêture de veuve - qui selon Concini seyait à sa blondeur ! -, elle résistait de moins en moins à l’attrait des innombrables bijoux que recelaient ses cassettes, se bornant seulement à éliminer les couleurs. Autrement dit, perles et diamants prenaient de plus en plus de place !
Peu de temps sans doute s’écoulerait avant que ne se fassent entendre les violons de ses chers ballets ! Tant que le corps du Roi occupait le palais, le poids de sa présence se faisait sentir mais le bouillant Béarnais avait rejoint ceux qui, avant lui, avaient porté la couronne aux fleurs de lys et emporté avec lui sa puissante vitalité ainsi que ses rêves, ses projets, son génie qui tenaient à distance l'Espagnol et les archiducs aux dents longues et avaient rendu la paix et la prospérité à un pays déchiré par les guerres de Religion. Enfin, son rire tellement communicatif s’était éteint ! Personne ne savait rire comme lui !
A sa grande surprise, en arrivant chez Sa Majesté, Lorenza apprit d’une des femmes de chambre que Madame la Régente donnait audience dans le cabinet du Roi et que ses dames se groupaient dans l’antichambre.
— Le cabinet du Roi ? S’étonna-t-elle. Est-ce l’usage ?
— Que ce le soit ou non est de peu d’importance puisqu’elle en a décidé ainsi, rétorqua l’autre non sans insolence.
— N’avons-nous pas un roi pour lequel le garder ?
— Ce gamin ? Il n’est pas près de s’y installer. Si même il y parvient un jour ! Il n’aime que jouer avec ses petits soldats et faire des gâteaux ! Il est idiot !
— Faire des gâteaux ?
— Eh oui ! Ricana la femme. Cela fera au moins un bon pâtissier à défaut du souverain qu’il ne sera jamais capable d’être !
Le dédain au bord des lèvres, Mme de Courcy la toisa.
— J’aimerais savoir d’où vous tirez cette belle assurance ? La régente de France aurait-elle l’intention de recruter ses conseillers dans la valetaille ?
Et, avec un haussement d’épaules, elle passa son chemin pour rejoindre les autres dames. L’impression pénible ressentie dès son entrée au Louvre se confirmait. Ce que venait de lui dire cette servante renvoyait un écho sinistre aux prophéties pessimistes du baron Hubert. Ayant beaucoup lu dans la bibliothèque de Courcy, elle savait qu’il avait existé jadis en France ces rois fainéants rendus à moitié abrutis par l’inaction, les conseils pernicieux et un entourage pervers. Le pouvoir était exercé par un maire du Palais préoccupé le plus souvent de sa propre fortune plutôt que de celle du royaume. C’était cet avenir, apparemment, que l’on réservait au fils de l’homme exceptionnel - jusque dans ses passions charnelles - qu’avait été le Béarnais !
En arrivant dans l’antichambre où se trouvaient ses « consœurs », mêlées cette fois à plusieurs gentilshommes, pour le plus grand plaisir des filles d’honneur, son regard croisa celui, amusé, de la princesse de Conti qui se rapprocha d’elle.
— Eh bien ? Dites-moi ? Voilà du nouveau, il me semble ? Et de l’inattendu ! Qu’en pensez-vous ? ajouta-t-elle en faisant glisser la fin de son sourire à Bassompierre assailli par une demi-douzaine de filles d’honneur.
— Je n’ai pas encore eu le temps d’en penser quoi que ce soit, répondit Lorenza. Où est la Reine ?
— Là-dedans ! répondit la princesse d’un mouvement du menton en désignant la double porte gardée par les Suisses. Mais c’est Madame la Régente qu’il faut dire, ma chère ! Elle vient de recevoir l’ambassadeur d’Espagne et maintenant c’est celui des Pays-Bas qui s’entretient avec elle !
— Mon Dieu !
— Oui, n’est-ce pas ?
A ce moment, la double porte s'ouvrit devant Marie de Médicis suivie du diplomate en question... Plus imposante que jamais, aussi raide que si elle portait la couronne royale et non un léger diadème sur son voile, elle s’avança seulement de deux pas tandis que son regard survolait l’assemblée pliée dans ses révérences avant de s’arrêter sur Lorenza qu’elle interpella.
— Madame de Courcy ! Venez ici !
Le ton n’avait rien d’aimable. Cependant la jeune femme sortit des rangs, déjà sur ses gardes.
— Que désire Votre Majesté ? fit-elle en se courbant de nouveau.
— Vous mettre au fait de ce que nous vient d’apprendre l’envoyé de l’archiduc Albert que voici. Vous seriez en peine de votre époux ?
— En effet, Madame. Détaché des chevau-légers ainsi que M. de Bois-Tracy pour accompagner M. de Praslin à Bruxelles sur l’ordre du défunt roi Henri, il n’est pas encore revenu !
La petite bouche de Marie s'arqua en un méchant sourire.
— Eh bien, ces messieurs ne sont pas près de revenir!...
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