Un moment plus tard, le fils et le père - ce dernier quasi enseveli sous une épaisse pelisse et appuyé sur une canne - suivaient paisiblement le chemin sablé qui contournait l’étang. Le sourcil froncé, le baron allait à pas comptés, l’œil fixé sur une famille de canards que la température de l’eau ne semblait pas décourager, mais sans un mot.

— Eh bien, mon père, de quoi voulez-vous que nous parlions ?

— De ce maudit billet, parbleu ! Tu n’as pas idée de qui aurait pu l’écrire ?

— Aucune ! S’il s’agit d’un des Florentins de la Reine, je ne les connais pas. Même ce Concini qu'elle porte aux nues. Il me déplaît et, en outre, on ne me voit pas souvent à la Cour...

— Il ne t’est pas venu à l’esprit que ce pourrait être ton ancien ami Sarrance ?

— Antoine ? Je sais qu’il a énormément changé mais ce serait tout de même un peu fort !

— Pourquoi ? Ne nous as-tu pas dit qu’il était tombé amoureux de Lorenza dès l’instant où il l’a vue à Fontainebleau ?

— C’est vrai ! Au point de rompre ses accordailles avec Mlle de La Motte-Feuilly et de supplier le Roi de l’envoyer au loin afin de ne pas être contraint d’assister au mariage de son père. Mais on n’en est plus là. Je vous rappelle qu’il n’a cessé d’accuser Lorenza de meurtre envers et contre tous et de réclamer sa tête ! Curieuse façon d’aimer, vous ne trouvez pas?

— Pour le commun des mortels, sans doute, mais il ne faut pas oublier qu’il est le fils du vieil Hector que l’on a plus ou moins accusé sous le manteau d’avoir assassiné sa femme. Une grande réputation de vaillance n’exclut pas fatalement la cruauté et chez les gens de cette trempe l’amour ne s’écrit pas de la même encre que pour tout un chacun. Et si nous parlions de votre belle amitié ? Qu’en reste-t-il aujourd'hui ?

— Pas grand-chose, je le crains !

— Et pourquoi cela ? Parce que tu t’es rué sur l’échafaud où elle allait périr en la réclamant pour épouse. Vrai ou pas ?

— Vrai, j'en ai peur ! Je sais qu’il y assistait, mêlé à la foule qui était venue regarder mourir une jeune fille de dix-sept ans préalablement livrée à un vieux satyre qui l’aurait massacrée à coups de fouet si, par miracle, elle n’avait réussi à lui échapper.

— Je te ferai remarquer que le « vieux satyre » et moi étions à peu près du même âge. C’est toujours agréable à entendre !

Thomas rit de bon cœur et passa son bras sous celui de son père.

— L’âge est bien votre seul point commun !

— Me voilà rassuré ! Mais pour en revenir à Sarrance, le crois-tu capable d’avoir pondu ce billet ?

— Il y a seulement quelques mois, je vous aurais dit non sans hésiter, mais il a tellement changé ! Je sais qu’il lui arrive, dans les combats, de se laisser emporter par cette espèce de fureur que les Vikings anciens appelaient berseke et prétendaient envoyée par les dieux, ce qui les rendait pratiquement invincibles. Mais l’excitation retombée, il redevenait comme vous et moi. Cependant, après s’être laissé aller jusqu’à défier le Roi à la limite de l’insulte comme il l’a fait...

— Il devrait être embastillé ! Il a eu de la chance qu’Henri ait été de bonne humeur ! Qu’en pense votre colonel?

— M. de Sainte-Foy n’est pas homme à livrer ses sentiments. Il a ordonné qu’on le raye des rôles du régiment sans autre commentaire. En revanche, la plupart de ses camarades lui ont tourné le dos. Mais, pour ce que j’en sais, cela ne l’empêche pas de mener joyeuse vie avec des filles et les fêtards les plus notoires de Paris grâce à la fortune des Davanzati. Il joue beaucoup en compagnie de cet ex-croupier de Concini avec lequel la Reine le verrait toujours avec plaisir quand le Roi n’y est pas. On le rencontrerait aussi chez Mme de Verneuil mais là rien d’étonnant : il lui rendait déjà visite avant l’entrée en scène de Lorenza ! Voilà tout ce que je sais !

— Tu ne t’en tires pas si mal, pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas aux potins de la Cour ! Donc, au fond de toi-même, tu le crois capable d’avoir rédigé ce maudit billet ?

Thomas haussa des épaules désabusées.

— C’est possible... bien que ce tutoiement me gêne !

— Pas moi ! Ce n’est jamais qu’une infamie de plus laissant supposer des droits de propriété !

— Vous voulez me faire comprendre qu’il en aurait eu...

— Ne divague pas ! J’ai dit une infamie de plus ! De toute façon, et au cas - inimaginable ! - où tu en douterais encore, la nuit de demain devrait te donner une preuve irréfutable.

— Je n’ai pas besoin de preuve ! Ce que je veux, c’est savoir le nom de ce salaud et lui passer mon épée au travers du corps ! A y réfléchir d’ailleurs, l’auteur du billet ne peut pas être Sarrance...

— Pourquoi ?

— La dague. Elle a peut-être tué son père mais je suis sûr qu’il ne l’a jamais vue. Celui qui l’a soigneusement dessinée devait l’avoir sous les yeux...

— Là, il se pourrait que tu aies raison !

Etait-ce le clair rayon de soleil qui envahit sa chambre le lendemain mais, en s’éveillant après une nuit réparatrice, Lorenza se retrouva telle qu’elle était avant l’arrivée du désastreux message : une jeune fille au matin de ses noces avec un garçon qu'elle aimait bien. Le cercle d’affection spontanée et l’atmosphère de ce puissant château dont l’élégance cachait une force réelle avaient, en se refermant autour d’elle, chassé les ténèbres de ses souvenirs. Et c’était une impression délicieuse que de se sentir, après tant de vicissitudes, partie intégrante d’une vraie famille. Surtout de cette famille-là !

A Guillemette qui, après avoir gratté timidement à la porte, passait un visage inquiet par l’entrebâillement, elle offrit un sourire radieux.

— Entre donc ! De quoi as-tu peur ?

— C’est que... vous étiez si malheureuse hier...

— Hier n’est pas aujourd’hui et aujourd’hui j’ai faim !

Brève disparition pour reprendre le plateau laissé sans doute sur un meuble à l’extérieur que la jeune femme de chambre vint déposer sur les genoux de Lorenza.

— Ah ! J’aime mieux ça ! On s’est fait tant de souci pour vous !

— C’est gentil et je vous en remercie tous !

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage : Mme de Royancourt, visiblement en proie à une inquiétude qu’elle s’efforçait de cacher, effectuait une entrée plus discrète que d’habitude. Le soupir de soulagement qu'elle lâcha dès le seuil fut plus révélateur qu’un long discours. Elle aussi se demandait dans quel état elle allait trouver la future baronne. Voir celle-ci tremper une tartine de miel dans un bol de lait chaud lui parut le plus agréable des spectacles.

— Bon appétit ! lança-t-elle. Je suis venue vous annoncer que votre robe vient d’arriver. J’avoue que je commençais à m’inquiéter mais enfin elle est là !

— Comment est-elle ?

— Sublime ! La maison Pèlerin s’est surpassée et il est préférable que la reine Marie ne nous honore pas de sa présence : elle s’en pâmerait de jalousie !

— Pas au point de se la faire « prêter » tout de même afin de la copier ? Elle a déjà oublié de me rendre mes bijoux...

— Ah ! Si l’on parle de bijoux, je crois que c’est mon domaine !

Après un coup léger frappé à la porte, le baron Hubert entrait dans la chambre suivi d’un valet chargé d’une cassette et d’une pile d'écrins.

— C’est l’approche de Noël qui vous inspire, Hubert ? Le taquina sa sœur. Quel dommage que nous ne soyons que deux ! Nous aurions fait une assez bonne imitation des Rois mages !

A la vue de son futur beau-père, Lorenza se hâta de se lever, d’enfiler sa robe de chambre et ses pantoufles. Elle se sentait soudain très émue.

— Ma chère enfant, commença le baron un rien solennel, puisque vous devenez ma fille en ce jour béni, j’estime naturel de vous remettre le petit trésor qui était celui de ma chère épouse Catherine, la mère de Thomas. J’espère que vous porterez ces babioles avec plaisir...

— ... et beaucoup d’émotion, murmura Lorenza à deux doigts des larmes. Mais c’est avec humilité que je les reçois. Comme un dépôt sacré qu’avec l’aide de Dieu, je voudrais transmettre, dans l’avenir, aux enfants qui seront, je pense, la meilleure façon de vous rendre un peu du bonheur que vous me donnez aujourd’hui...

— Ajoutez-y votre affection et nous serons comblés.

La gorge nouée par l’émotion, Lorenza les embrassa tous les deux.

En parlant d’un petit trésor, le baron Hubert avait fait preuve de modestie. Les joyaux dont elle se considérerait désormais comme dépositaire étaient dignes d’une princesse bien plus que ceux qu’elle avait apportés dans ses bagages. Colliers, bracelets, pendants d’oreilles, ornements de tête, ceintures, devants de corsage, broches, agrafes, il y en avait de toutes les couleurs, mais perles et diamants dominaient. Une mignonne couronne de chignon composée de fleurs en diamant semblait faite exprès pour retenir un voile de mariée.

— Vous voyez, dit Clarisse, que, si vous vous rendez à la Cour, vous serez aussi joliment parée que les duchesses.

— Ce qui est normal, appuya son frère, car si les Montmorency sont les premiers barons chrétiens, nous, les Courcy, sommes les deuxièmes et ce depuis des siècles. Mais qu’est-ce donc qui vous rend tout à coup si songeuse ?

Lorenza contemplait en effet l’étalement scintillant qui couvrait une table et auquel le soleil arrachait des éclairs.

— Je me demande justement si les porter à la Cour serait prudent. Il est vrai que je serais fort étonnée d’y être appelée et qu’en toute vérité je n’en ai pas envie !

— Si vous pensez à l’œil glauque et aux doigts collants de notre gracieuse souveraine, vous avez pleinement raison... à ceci près qu’il lui serait plus difficile de dépouiller la baronne de Courcy qu’une petite filleule nouvellement arrivée et dont personne ne savait rien ! Certaines de ces pièces sont célèbres! Et puis dites-vous que notre Dauphin a huit ans, qu’on le mariera peut-être bientôt et que notre Reine à venir ne sera pas affligée de la même passion collectionneuse que sa belle-mère! Bon, trêve de bavardage ! Je crois qu’il est l’heure d’aller nous adoniser et revêtir nos atours ! Et vous, jeune fille, ajouta-t-il en posant ses deux mains sur les épaules de Lorenza pour la tenir à bout de bras, songez seulement à vous, à être belle... et heureuse ! Il n’y a ici que des gens qui vous aiment et sont prêts à vous défendre ! Contre toute menace !

Bien que les fiancés eussent souhaité une cérémonie simple et que l’on eût convenu de n’inviter que les proches, il suffit à Lorenza d’un regard rapide sur la table préparée pour le festin pour constater que les convives seraient nombreux. Comme elle s’en étonnait auprès de la comtesse Clarisse, celle-ci lui répondit, gaiement, qu’on n’avait invité que les amis, c’est-à-dire les châtelains des environs que l’on connaissait depuis toujours à la seule exception des gens de Verneuil qui étaient d’acquisition récente et à qui son frère - et elle-même d’ailleurs ! -ne pardonnait pas l’offensante désinvolture avec laquelle on avait « déménagé » Lorenza.

— Et s’il n’y avait pas eu que les amis, ils auraient été combien ?

— Environ deux mille personnes au nombre desquelles sont les cousins qu’on ne voit jamais, la famille immédiate se réduisant à mon beau-frère, le marquis de Royancourt avec qui je suis brouillée. Je peux vous préciser que le chiffre eût été dépassé si nous avions reçu nos chers souverains et la Cour ! Vous voyez : nous serons dans l’intimité ! conclut-elle avec un regard satisfait sur la centaine de couverts sagement alignés. Evidemment, il y en aura au moins autant dans les granges où viendront festoyer et danser les villageois de Courcy. On y a allumé des braseros depuis hier soir et il vous faudra aller trinquer avec eux !

— Ce sera avec plaisir mais je voudrais savoir... est-ce que ce sera comme à Chantilly ?

— Vous voulez rire ? Il n’y avait même pas les proches et nos paysans seront bien mieux servis que nous ne l’avons été ! On est avare ou on ne l’est pas ! Et nous sommes les Courcy, que diable !

Il y eut pourtant, dans l’après-midi - le mariage devait avoir lieu à la nuit close ! -, un léger moment d’affolement quand le duc de Bellegarde fit son apparition avec un petit groupe de gentilshommes. Envoyé par le Roi qui, le matin même, pensait venir surprendre ses fidèles Courcy et conduire la mariée à l’autel, il était chargé de remettre un présent au futur couple - une paire d’aiguières de vermeil et de cristal ornées d’améthystes, de quatre roses et de petits diamants - et de remplacer le souverain dans le rôle qu’il espérait assumer lui-même, ce qui eût été un fort grand honneur mais eût obligé le baron Hubert à un exercice de diplomatie. Celui qui devait figurer le père de la mariée était en effet le vieux Montmorency et on le savait susceptible. Mais la Providence errait décidément du côté de Courcy. Au lieu de se vexer, le Connétable poussa un soupir de soulagement : une sournoise crise de sciatique s’était emparée de sa jambe droite - la meilleure des deux ! - et la perspective de la marche à l’autel le tourmentait d’avance !