— Où en êtes-vous de vos relations avec la Reine ?

— Oh ! Rien de changé. Elle exige toujours ma présence parmi ses dames pour le seul plaisir de me dire des choses désagréables. J’ai beau essayer de lui donner le change, elle sait que je me tourmente pour mon époux et elle s’en pourlèche ! Je crois que je la hais !

— Vous n’en êtes pas sûre ? Elle fait pourtant le nécessaire pour cela. Et... personne parmi tous ces gens qui vous entourent ne se porte à votre secours ?

— Si ! Mais cela ne me cause aucun plaisir, au contraire !

— Qui ?

— Le signor Concini ! Les plaidoiries qu’il semble tenir à prononcer pour moi m’exaspèrent d’autant plus que la Galigaï ne les apprécie pas davantage que moi !

— Cela peut se comprendre. Mais ne vous êtes-vous pas fait des amis ?

— Trois, je crois. La princesse de Conti, son frère, le prince de Joinville, et Mme de Montalivet. Sans compter Mme de Guercheville qui ne dit rien mais dont les sourires encourageants me sont précieux !

— Voilà qui est bien. Nulle à la Cour n'a plus d’expérience qu’elle des Médicis puisque, dans sa jeunesse, elle a servi la reine Catherine !

— Il lui arrive - rarement ! - d’en parler mais toujours avec des nuances de regret.

— Vous ne m’étonnez pas ! Celle-là était remarquablement intelligente ! Une véritable tête politique. Impitoyable aussi. Pourtant... j’ai entendu, une fois, le Roi l’évoquer non sans une certaine admiration ! Etrange, non ? Dieu sait pourtant qu’elle lui en a fait voir !

Le 16 juillet, le prince de Condé faisait sans gloire son entrée dans Paris au milieu d’un peuple rechigné auquel il n’inspirait visiblement aucune sympathie. Il faut dire qu’il n’avait rien pour l’attirer : tout vêtu de noir, maussade, mâchonnant sa lèvre inférieure et sa barbe, il allait son chemin le dos voûté comme s’il s'attendait à recevoir des coups. La Régente lui avait cependant envoyé une belle escorte : les ducs d’Epernon, de Montbazon, de Bouillon et de Bellegarde à la tête de deux cents cavaliers. Mais de la foule fusèrent quelques quolibets visant les cornes qui se dissimulaient sous son chapeau et beaucoup faisaient des signes de croix, les astrologues ayant prédit qu’au jour de son arrivée le sang coulerait.

Néanmoins, il atteignit le Louvre sans encombre et fut conduit dans la chambre de la Régente afin de souligner le côté familial de l'affaire. Le Roi l’y attendait auprès de sa mère. Il y avait là aussi l’autre prince du sang, le comte de Soissons, qui s'ennuyait à l’évidence prodigieusement, les cardinaux présents à Paris, Sully et une poignée de gentilshommes dont aucun n’était là pour s’amuser.

Si grand que fût le déplaisir qu’il en éprouvait, le revenant dut s’agenouiller devant Louis XIII. En dépit de son âge, sa jeune Majesté avait fort grand air. Sans sourire, il releva Condé de sa génuflexion, le prit un instant dans ses bras avec quelques mots de bienvenue, après quoi le prince remit genou à terre devant la Régente qui, elle, l’accueillit avec un élan qui ressemblait à de l’affection. N’était-il pas l’homme courageux qui avait osé s’opposer ouvertement aux projets libidineux du feu Roi sur sa femme ?

Elle l’aime tellement qu’elle va le loger à l’ancien hôtel de Gondi dont elle lui fera cadeau plus tard en y ajoutant un modeste appoint de 300 000 livres ! Générosité qui donne tout de suite à penser au comte de Soissons et à certains autres princes méditant des rébellions plus ou moins ouvertes. Pour avoir la paix, Marie de Médicis va les arroser d’or. Quelqu'un a compris ce qui va se passer : Sully, impuissant et navré, sait où iront s’engloutir les beaux millions en or amassés par lui dans la tour du Trésor à la Bastille.

Pour sa part, Concini va se faire attribuer une grosse somme pour acheter le marquisat d’Ancre et les places fortes de Péronne, Roye et Montdidier. La Galigaï devient donc marquise ! Mais on ne s’arrêtera pas là ! Dans l’immédiat, cependant, la grande affaire c’est le sacre du jeune Roi. Il devait, cette fois, avoir lieu à Reims le 17 octobre avec tout le faste qui convient... mais il ne sera jamais aussi beau que celui de sa mère qui, durant les préparatifs, ne cesse de rappeler au premier venu les splendeurs du sien, tellement merveilleux que le paradis ne pouvait être plus beau... C’est du moins elle qui le dit !

En fait, ce sera tout autre chose et pas seulement une grand-messe suivie d’un couronnement mais « l’accomplissement d’un rite venu du fond des âges où le profane et le divin s’imbriquaient étroitement... Ointe et sacrée la personne du monarque était censée renaître à une nouvelle vie ; elle procédait de la majesté divine... car le roi de France n’était point un souverain ordinaire mais le lieutenant de Dieu et son épée. C’était cela la signification du sacre14 ».

Longue, somptueuse, imposante et très émouvante, la cérémonie était éprouvante même pour un adulte en raison du poids des ornements sacrés et de la longueur du rituel. Pourtant, cet enfant d’à peine dix ans la supporta sans faiblir, sans donner la moindre impression de fatigue. Heroard, son médecin qui ne le quittait jamais, se tourmenta en vain. Louis était bien le digne fils de son père. Et quand, ayant reçu des mains du cardinal de Joyeuse les sept onctions, l’anneau de son mariage avec la France et revêtu le lourd manteau aux lys d'or, il se tourna vers la foule, la couronne sur la tête et, en main, le sceptre et la main de Justice, une vibrante acclamation monta vers lui.

— Messieurs ! commenta gravement le baron de Courcy, nous avons là un roi qui sera grand... à condition qu’on le lui permette !

— Que voulez-vous dire ? Murmura d’Epernon.

— Rien d’autre que ce que j’ai dit ! La clique étrangère qui l’entoure, à commencer par sa mère, va confisquer le pouvoir jusqu’à sa majorité... peut-être même au-delà ! C’est à nous, gentilshommes français, de veiller !

— On y veillera ! fit joyeusement Bassompierre. Il me plaît, à moi !

Mais ce n’était pas assez. Louis allait forcer l’admiration des plus indifférents lorsque, quatre jours plus tard, il aborda le plus difficile : le pèlerinage aux environs de Laon, à Corbeny, afin d’y prier saint Maclou et d’y toucher les écrouelles. Avec le sacre, les rois de France recevaient le don de guérir les plaies purulentes des scrofuleux, un mal fréquent à l’époque. Aussi, le lendemain du sacre, de longues files de malades se dirigeaient-elles vers le sanctuaire de leur saint patron... Or, il ne s’agissait pas, pour le Roi, d’effleurer une partie saine de la peau mais bien de poser ses mains sur les plaies en disant : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ! »

D’ordinaire, quelques dizaines de malades se présentaient mais, cette fois, il s’agissait d’un enfant, pur de toute souillure et oint par le Seigneur. Il en vint près de neuf cents !

— C’est impossible ! s'exclama Heroard terrifié face à cette multitude le plus souvent loqueteuse et nauséabonde. Il n’y arrivera jamais ! Il est trop jeune pour pareille épreuve !

Et pourtant !

Vitry, le capitaine des gardes, faisait agenouiller les malades les mains jointes à son approche et veillait de près, redoutant on ne sait quel mauvais coup. Mais tout se passa au mieux. Blême, la sueur au front mais tendu par une volonté bien au-dessus de son âge, le petit Roi s'approcha, toucha ces gens qui levaient vers lui des yeux pleins d’espoir, au front, au menton et aux joues. Quatre fois, Heroard le fit asseoir pour qu’il reprenne des forces et, quatre fois, il revint jusqu’à ce qu’enfin il n’y eût plus personne devant lui.

Sa mère, qui n’avait rien compris et continuait à jacasser sur les beautés de son propre couronnement, oubliant les incidents grotesques qu’il avait suscités, lui demanda peu après :

— Eh bien, mon fils, seriez-vous prêt à recommencer ?

— Oui, Madame... Pour un autre royaume !

Elle rit, sottement, mais Concini, lui, n’avait pas ri.

Il n’avait pas aimé non plus l’enthousiasme populaire qui avait porté Louis tout au long de ces journées. Pour la réalisation de ses desseins - son ascension vers le pouvoir ! -, il convenait que Louis ne quittât pas une ombre dont on le sortirait le moins possible. On allait le rendre à ses jeux, à ses soldats et canons miniatures, à ses animaux, ses oiseaux de chasse... et à la confection de pâtisseries pour lesquelles il montrait un réel talent. Rien d’autre! L’arriviste l'avait déclaré « enfant enfantissime » ! Il fallait qu’il le reste. Sa mère - nul plus que lui ne le savait ! - ne s’y opposerait pas, bien au contraire ! C’était tellement amusant, le règne sans partage !

Cependant, quelqu’un avait assisté à ce sacre ainsi qu'au calvaire de Corbeny. C’était un jeune ecclésiastique de vingt-cinq ans appartenant par naissance à la haute noblesse poitevine (son père, mort trop jeune, avait été Grand Prévôt de France sous Henri III) et à la bourgeoisie parlementaire. Par héritage, il avait reçu l’évêché de Luçon dont on disait qu’il était « le plus crotté » de France. Beau et élégant, il possédait une intelligence aiguë, une sorte de génie même, et était habité par une vision et une ambition politiques exceptionnelles. Pendant des heures, il avait observé l’incroyable courage de cet enfant de dix ans sur lequel on faisait courir déjà d’étranges bruits. On le disait mou et à la limite de l’imbécillité ! Allons donc ! Et le jeune évêque s’était dit que pour réaliser ses grands desseins à lui dont l’ampleur, parfois, lui faisait peur, il serait bon d’être son mentor tout en servant le royaume. Timide sans aucun doute et encore sous le choc de la mort brutale d’un père qu’il adorait, sans trouver chez sa mère indifférente dont la bêtise et la vanité n’étaient plus à démontrer, inféodée en outre à sa clique florentine, le moindre réconfort, l’enfant Roi abordait l’adolescence sans armes pour se défendre... Quel que soit le résultat, demeurerait la vaillance et il devrait mériter d’être servi. Mais, pour l'approcher, le chemin, même s’il déplaisait à son orgueil, passait par la Médicis et ceux qui la tenaient sous leur coupe. Ce jeune évêque s’appelait Armand-Jean du Plessis de Richelieu...

Ce soir, il y avait concert chez la Reine. Bien que les fastes du couronnement eussent mis fin au deuil, elle n’avait pas encore donné libre cours à sa passion pour les ballets et la danse, suivant en cela le conseil de la Galigaï. Il était plus sage, pour un moment encore, qu’on la crût trop absorbée par les soucis du gouvernement pour ordonner des distractions aussi frivoles. Alignée sagement dans la Grande Galerie par ordre de préséance, la Cour écoutait donc gravement un groupe de musiciens et de chanteurs italiens venus de Bergame doués de voix superbes - il y avait même une haute-contre particulièrement angélique -, mais leur programme, sublime d’ailleurs, et plus religieux que profane, distillait une sorte de torpeur insidieuse surtout chez ceux qui étaient assis. Marie de Médicis, elle, semblait en extase et ses proches s’efforçaient de copier son expression au cas où son regard tomberait sur eux. Seuls quelques-uns - comme Mme de Guercheville qui bâillait derrière son éventail - avaient le courage de leurs opinions. Les plus jeunes gentilshommes et les filles d’honneur, eux, échangeaient coups d’œil et demi-sourires.

Assise auprès de la maréchale de La Châtre qui, vaincue par l’âge, ronflait en mineur le nez dans son giron, Lorenza, bien que fervente de musique, n'écoutait pas. Elle ne pouvait détacher son esprit de l’époux dont elle n’avait toujours pas de nouvelles. Filippo Giovanetti, parti depuis trois longues semaines, tardait à rentrer et à mesure que le temps passait, elle s'en inquiétait davantage. Où, dans quelle geôle du fin fond des Pays-Bas était-il retenu prisonnier ?

Le motet s’achevait, déchaînant des applaudissements aussi nourris que peu sincères mais imitant ceux, enthousiastes, de la Reine...

— En avons-nous fini ? demanda Mme de La Châtre réveillée en sursaut par le bruit.

— Non, Madame. Il y a encore trois morceaux...

— Mon Dieu !

Elle s’apprêtait à reprendre son somme quand il se produisit un événement. Concini, qui se tenait debout, bras croisés, non loin du fauteuil de la Reine, s’en approcha.

— Madame, fit-il dans leur langue maternelle, ne pourrait-on remettre à demain... ou à plus tard, la fin du concert ?

— Pourquoi ? N’est-ce pas divin ?

— Sans doute, sans doute... mais tellement triste ! On se croirait à des funérailles et Votre Majesté est trop jeune... trop belle aussi, pour se confiner dans une tristesse qui ne peut que lui être malsaine ! Il est temps... grand temps même, qu’elle fasse trêve à une douleur qui est sans conteste un exemple pour l’Europe entière mais qui finira par nuire à sa santé ! La vie doit reprendre ses droits, Madame !