Chez nous ? Cela disait tout et la jeune femme admit qu'elle était heureuse de retrouver le château qu'elle aimait et où son bonheur était né. Que l'on fût en hiver n’y changeait rien, bien au contraire : gardé par les bois et les eaux, Courcy trouvait moyen d’être plus confortable et plus chaleureux surtout que n’importe quelle autre résidence parisienne. En outre, à Courcy, tout lui parlait de Thomas, et même si l’interminable absence lui rendait sa pensée douloureuse, s’y mêlait une espérance que l’environnement familier faisait plus vivace. Enfin, échapper à l’atmosphère, pesante quand elle n’était pas empoisonnée, du Louvre était un réel soulagement ! Ne plus entendre la voix criarde de la Médicis la traitant en simple domestique, sans compter les « attentions » trop aimables du sieur Concini, voire les rencontres avec Sarrance, tout cela lui donnait un délicieux sentiment de délivrance.

Avant de quitter la rue Pavée, d’ailleurs, elle reçut un billet de Louise de Conti : le colonel de Sainte-Foy, bravant une tempête qui ne l’impressionnait pas, avait protesté hautement, devant la Régente, de l’usage que l’on avait fait de ses meilleurs officiers et réclamé leur retour quelle que soit l’étrangeté de la mission dont on les avait chargés, puisqu’ils n’avaient pas eu la possibilité de l’accomplir. Ce qui ôtait aux archiducs tout droit de les traiter en prisonniers de guerre ! On ignorait encore la réponse !

Les Courcy étaient à peine rentrés chez eux qu’un vent de frayeur s’abattit sur la Cour et souleva dans le peuple une vague de curiosité passionnée et d’indignation... De la Conciergerie où elle était enfermée, Jacqueline d’Escoman attaquait maintenant sans plus ménager personne, accusant ouvertement Mme de Verneuil et le duc d’Epernon d’avoir conspiré avec l’Espagne qui était, par eux, renseignée sur tout ce qui se disait au Conseil, et ainsi d’avoir, avec son aide, concocté la mort du Roi. Par la même occasion, l’ancienne dariolette accusait la marquise d’avoir fait assassiner le prévôt de Pithiviers qui avait trop parlé... Elle disait aussi avoir rencontré Ravaillac chez Mme de Verneuil - où on lui avait fait l’aumône - et chez Mlle du Tillet à plusieurs reprises. Lors d’une confrontation, cela donna lieu à une violente querelle entre les deux femmes que l’on eut toutes les peines du monde à empêcher de se crêper le chignon... Tant et si bien que le Parlement que présidait Achille de Harlay décida le procès public. Il ne pouvait agir autrement bien qu’il se souciât de préserver à la fois l’autorité de la Justice et celle de la Régente dont le nom était apparu plusieurs fois. En outre, le peuple menaçait sans cesse d’entrer en ébullition, aussi décida-t-il prudemment d’ajourner les débats vu la qualité des accusés. Bien entendu, Jacqueline d’Escoman resterait incarcérée jusqu’à l’ouverture du procès. Cependant, elle n’était pas au secret et il était possible de la visiter, de façon discrète toutefois et en graissant plus ou moins la patte des geôliers.

C’est ainsi qu’elle reçut, un soir, la visite d’un prêtre qu’elle jugea de haut rang puisque, sous la longue cape noire qui l’enveloppait, elle avait pu apercevoir une soutane violette. Il ne cacha d’ailleurs pas sa qualité.

— Je suis l’évêque de Luçon, dit-il en offrant aux lèvres de la prisonnière une main où brillait une améthyste. Et je suis venu vous aider dans la mesure de mes moyens.

— Vous voulez m’entendre en confession, Monseigneur ?

— Sans doute... mais plus tard. Pour l’heure, je souhaiterais que vous me racontiez votre histoire aussi précisément que possible. J’entends par là : ne mentez pas !

— Je n’ai jamais menti ! Pourquoi l’aurais-je fait puisque je sais qu’on me mènera au gibet ?

— Par esprit de vengeance peut-être envers ceux qui vous ont rejetée après vous avoir employée ?

— Non. Je n’ai agi que pour sauver le Roi que je savais en grave danger...

— Il est mort à présent. Alors pourquoi, à peine sortie de prison, vous êtes-vous mise à accuser tout le monde ?

— Pas tout le monde, Monseigneur. Les coupables uniquement parce qu’il est injuste qu’ils puissent jouir impunément de leur forfait et des bénéfices qu’il leur apporte. L’homme d’Angoulême qui a été exécuté en place de Grève n’était qu’un instrument entre des mains trop habiles pour lui.

— Pourtant il est mort - et de quelle mort ! - sans livrer un seul nom !

— Parce qu’il se croyait l’instrument du Seigneur. On l’avait persuadé sans relâche qu’il était son envoyé ! On ne dénonce pas le Tout-Puissant ! Il faut dire aussi qu’il n’avait pas l’esprit bien solide, que c'était un exalté persuadé d’agir pour libérer les peuples du règne d’un faux catholique, lubrique et adonné autant aux femmes qu’à Satan !...

— Il paraît qu’en marchant au supplice, il était persuadé d’aller à son triomphe, que le peuple l'acclamerait. Alors pourquoi s'être tu jusqu’au bout ?

— Parce qu’on avait inlassablement enfoncé dans sa pauvre cervelle qu’il ne devait prononcer aucun nom sinon la récompense que lui réservait le Seigneur Dieu en serait considérablement amoindrie ! Qu'étaient quelques heures de souffrance en regard de l'auréole des élus et d'un siège à la droite de Dieu ?

— Je vois ! Racontez-moi votre histoire maintenant.

Sauf pour préciser un détail ici ou là, il l'écouta avec une profonde attention et sans l'interrompre. Elle révéla alors ce qu’elle avait découvert : les courriers vers l’Espagne ou les Pays-Bas partant du château de Verneuil, les relations entre la marquise et le duc d’Epernon, les liens avec Mlle du Tillet, les « voix » que Ravaillac disait entendre et le travail de sape des « bons pères ».

— Et la Reine ? demanda enfin l’évêque. Pensez-vous qu’elle était au courant de ces menées ?

— Je n’en ai pas la preuve... mais j’en suis persuadée. Je sais qu’il existe des lettres envoyées non à elle mais à sa favorite, la noiraude qui guide toutes ses actions. Le Roi ne devait surtout pas mourir avant le couronnement !

— Ce qui signifie que la Galigaï trempait dans la conspiration ?

— Pas elle seulement ! Son mari aussi ! Il entretient depuis longtemps des relations avec l’Espagne dont il perçoit de l’argent...

Rien d’étonnant à cela ! Monseigneur de Luçon eut un mince sourire mais garda sa réflexion pour lui et reprit :

— Vous avez mentionné, tout à l’heure, la baronne de Courcy ?

— En effet ! Elle n’a pas voulu me conduire à la Reine mais elle a été si bonne pour moi quand elle a vu que le guet m’emmenait !

— Vous l’aviez connue chez Mme de Verneuil ?

— C’est juste, mais j’ignore si elle sait quelque chose de la conspiration. Peut-être ! Elle est intelligente et les courriers devenaient de plus en plus fréquents. On s’est d’ailleurs débarrassé d’elle assez rapidement, ce dont je ne crois pas qu’elle ait été fâchée. Il était évident qu’elle gênait !

— Bien ! Je vais vous entendre en confession maintenant !

— Je ne vois rien d’autre à dire que ce que vous venez d’entendre, Monseigneur. Sauf bien sûr l’abandon de mon petit Nicolas ! ajouta-t-elle des larmes dans la voix, mais je vous supplie de comprendre que dans la misère où je me trouvais réduite... Je voudrais tant savoir ce qu’il est advenu de lui...

Elle s’était laissée tomber à genoux et, désespérée, sanglotait. Monseigneur de Luçon posa alors sa main sur la tête inclinée.

— J’essaierai de me renseigner, murmura-t-il. Soyez en paix : je vous donne l’absolution !

— Même si je refuse d’abandonner mon combat ?

— Nul ne peut vous y forcer. C’est une affaire entre Dieu et vous !

Traçant sur elle une dernière bénédiction, le jeune évêque appela le geôlier pour quitter la prison15...

L'ordre de comparution fut porté à Lorenza quelques jours plus tard. Elle en fut contrariée : depuis son arrivée en France, elle n’avait approché la Justice que de trop près ! Et même si elle n’était pas accusée, la perspective de se trouver en face de robes rouges ou noires qui l’assailleraient de questions plus ou moins venimeuses lui déplaisait profondément. Elle s’en ouvrit à son beau-père : existait-il un moyen de se dérober ?...

— Je ne le pense pas. Si vous vous déclarez encore malade, d’abord on ne vous croira pas, ensuite on déléguera ici les principaux de ces messieurs avec une escorte armée et tout le diable et son train. Cela les mettra de mauvaise humeur...

— Pas sûr ! Coupa Mme de Royancourt. Je crois au contraire que leur humeur deviendrait toute bénigne après un premier repas arrosé de quelques-unes de vos chères bouteilles...

— Vous n’êtes pas un peu folle ? Après ça, ils s’installeront et nous aurons toutes les peines du monde à s’en débarrasser ! J’accompagnerai Lorie, soyez tranquille !

— Moi aussi, évidemment, mais où allons-nous loger ? Votre fichu hôtel est sous les échafaudages et quant à faire rouvrir pour nous la maison de la duchesse Diane...

— Oh, elle n’y verrait aucun inconvénient mais comme nous ne ferons que passer, une honnête auberge fera aussi bien l’affaire ! Celle du Grand-Saint-Michel est proche du couvent des Grands-Augustins où le Parlement est toujours réfugié pendant les travaux du palais de la Cité. On ne va pas y rester cent ans d’ailleurs...

En pénétrant, au jour et à l’heure, dans l’immense salle ogivale où se déroulait le procès, Lorenza respira un peu mieux : la majesté et aussi la beauté de cet endroit n’offraient guère de ressemblance avec le tribunal du Châtelet qu’elle avait précédemment affront16. Les juges, sous la houlette du Premier président de Harlay, occupaient, au fond de la salle, des sièges surélevés mais moins que le trône royal, alors vide à l’exception d’une couronne et d’une main de Justice posées dessus. Deux hallebardiers en défendaient l’accès mais il convenait de le saluer avant de répondre aux questions.

Toute cette grandeur rendait plus pathétique encore l’accusée qui se tenait assise sur la sellette dont Lorenza gardait un si mauvais souvenir. Mais Jacqueline d’Escoman s’efforçait autant que le lui permettait la légère gibbosité de son dos de faire bonne figure, placée qu'elle était à ce moment sur le côté qui faisait face au siège du Procureur, afin de réserver le centre du prétoire à ceux des témoins, fauteuil ou tabouret selon la qualité. Quant au public rangé au fond de la salle, il était de toute évidence trié sur le volet et les gens de la rue n’en faisaient pas partie.

Quand, à l'appel de son nom, Lorenza s’avança vers les juges, lente et gracieuse dans ses atours de velours gris clair, une toque assortie ornée d’une plume mousseuse en équilibre sur son opulente chevelure, elle souleva un murmure admiratif dont elle ne se soucia pas.

Elle salua le trône puis les magistrats, et vint s’asseoir sur la chaise à haut dossier que l’on venait d’apporter. Alors seulement, elle tourna les yeux vers la prisonnière qui la regardait venir avec une sorte de crainte mais aussi l’esquisse d’un sourire... qu'elle lui rendit d’ailleurs, décidée à faire de son mieux pour l’aider en dépit du billet qu’une main anonyme, profitant d’une bousculade à l’entrée du Parlement provisoire, avait glissé dans le crispin d’un de ses gants. En se retournant, elle n’avait vu que son beau-père au coude à coude avec deux inconnus et qui, lui, ne s’était aperçu de rien. Le billet n’avait pourtant rien de rassurant :

« Prenez garde à n’accuser personne ! Songez à votre époux ! »

Son cœur s’était serré et elle avait dû prendre deux ou trois respirations profondes pour juguler le malaise et ne plus penser qu’à la malheureuse qui risquait courageusement sa vie afin d’obtenir que soit vengé un roi dont elle n’était pourtant que la plus humble des sujettes.

Après que le président de Harlay eut remercié la jeune femme de sa présence, le Procureur La Guesde prit la parole :

— Madame la baronne de Courcy, voulez-vous nous dire si vous connaissez la femme d’Escoman ici présente ?

— Connaître est un bien grand mot. Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises chez la marquise de Verneuil dont elle était la dariolette...

— Et vous-même ? Que faisiez-vous chez cette dame ?

Le ton était sec avec un léger relent de mépris qui mit Lorenza sur ses gardes. Elle avait là un ennemi mais le combat ne lui faisait pas peur.

— J’étais son invitée, répondit-elle paisiblement.

— Veuillez me pardonner si je vous imite mais invitée n’est-il pas aussi un bien grand mot ? Il me semble que réfugiée ou...

La voix froide du Président trancha :

— Il suffit, Monsieur le Procureur ! Veuillez nous épargner des digressions hors de propos ! Nous sommes ici pour entendre Mme de Courcy au sujet de la femme d’Escoman, non ?