Ce fut donc la main sur celle du Grand Ecuyer de France, somptueusement accommodé de drap d’or, de velours noir et de martre sous le collier de l’ordre du Saint-Esprit, que Lorenza fit son entrée dans la chapelle du château illuminée de plusieurs centaines de cierges et fleurie de lys, les mêmes qui se reproduisaient en perles et en fil d’or sur le brocart irisé de sa robe. Des perles encore mais semées de diamants sur la haute collerette de fine dentelle semblable au voile retenu par la petite couronne reçue le matin même. Aucun bijou ne coupait la ligne gracieuse de son cou orné de longues girandoles assorties à la couronne.
Elle irradiait la lumière, si différente de la mariée désespérée de l’an passé que Bellegarde, cependant blasé, mit un genou en terre pour recevoir la main qu’il allait guider et s'exclama :
— Par tous les anges du paradis, Madame, dites-moi que vous êtes l’un d’eux et je vous croirai ! Jamais mes yeux n’ont contemplé beauté plus rayonnante que la vôtre !
— C’est peut-être parce que je suis heureuse, Monsieur le Grand. Tout simplement !
Les mots étaient venus spontanément et Lorenza les découvrit en même temps qu’elle les pensait en dépit des menaces de la veille. Parce qu'elle était persuadée que rien ne pouvait l’atteindre, protégée comme elle l’était par ce château, l’affection de ses habitants et l’amour qu’exprimaient si clairement le regard et le sourire de Thomas qui, à présent, la regardait venir à lui au son triomphal de l’orgue et des violons. Et c’est de tout son cœur qu'elle lui jura amour et fidélité jusqu’à ce que la mort les sépare.
C’était un sentiment nouveau pour elle, différent de ce qu'elle avait éprouvé pour Vittorio, cet élan joyeux encore un peu enfantin venu soudain sur un air de danse et qui s'était dissous aussi vite. Plus encore de l’attirance charnelle ressentie pour Antoine de Sarrance quand leurs regards s’étaient croisés. Avec lui, elle se fût sans doute laissé emporter par tous les excès, toutes les fureurs de la passion mais la froide cruauté, l’acharnement qu’il avait mis à réclamer sa mort avaient brisé le sortilège et c’était sans restriction aucune qu’elle se donnerait tout à l’heure à son époux, simplement heureuse, après tant de périls courus, de pouvoir lui offrir un corps vierge de toute souillure.
Quand il eut passé le lourd anneau d’or à son doigt, il baisa sa main avec une émotion qui le fit trembler. Alors, spontanément, elle lui offrit ses lèvres et ce fut, dans la chapelle, à la face de tous et sous leurs acclamations qu’ils échangèrent leur premier baiser d’époux...
Dans la cour du château, les paysans revêtus de leurs plus beaux habits ovationnèrent le jeune couple qui les rejoindrait tout à l’heure pour boire à leur santé dans la salle basse où ils allaient festoyer. La nuit de décembre était belle, claire et pleine d’étoiles comme en été et il ne faisait pas vraiment froid grâce peut-être aux pots à feu disposés un peu partout. Cependant, une main discrète avait posé une cape d’hermine sur les épaules de Lorenza au moment où, appuyée sur le bras de Thomas, elle quittait la chapelle. L’usage aurait voulu qu’ils se tinssent par la main mais, après leur baiser, Thomas, irradiant de bonheur, avait gardé celle de sa femme pour la glisser sous son bras et l’y maintenir d’un geste tendre. Une extraordinaire atmosphère de joie régnait sur Courcy et personne n’y échappa, sans même savoir pourquoi, y compris les moins gracieux des invités, ceux pour qui un mariage n’était qu’une corvée mondaine de plus !
On gagna, au son des violons, la vaste salle réchauffée à chaque extrémité par une haute cheminée sculptée où brûlaient des troncs d’arbres dont la senteur se mêlait à d’autres fort appétissantes. La table était somptueuse avec sa vaisselle d’or, ses verres d’épais cristal, ses fleurs et ses grands chandeliers à plusieurs branches.
Tout le monde était affamé et chacun y prit place avec satisfaction.
— Seigneur ! s’exclama la duchesse d’Angoulême, voilà ce que j’appelle une noce ! On y respire le bonheur. Cela n’a rien de comparable avec celle que nous avons vécue à Chantilly il y a quelques mois. Notre pauvre Charlotte, bien belle cependant, aurait mérité mieux !
— Je n’ai pas de vaisselle d’or, moi ! grogna le Connétable en jetant un coup d’œil furieux à sa belle-sœur, qui ne fit qu’en rire.
— Evidemment que si, vous en avez ! Seulement vous n’avez pas voulu la sortir surtout pour un gendre aussi gueux que Condé ! Je vous comprends d’ailleurs ! Le pire étant, dans tout cela, que la chère enfant n’a aucune chance d’être heureuse !
— Il est certain, dit Mme de Royancourt, qu’elle l’eût été bien davantage avec ce charmant Bassompierre ! Son plus grand malheur est que le Roi se soit pris pour elle d’un furieux amour ! A propos, où en est le roman ? Pour ce que j’en sais, à la dernière Saint-Hubert, Henri serait allé jusqu’au château de Muret, près de Soissons, déguisé en valet de chien avec un emplâtre sur l’œil en espérant que l’autre serait suffisant pour pouvoir adorer sa bien-aimée !
— Eh bien, chère comtesse, vous avez du retard ! déclara Bellegarde. Il y a quelques jours, le 27 du mois dernier, M. le Prince a fait monter sa femme en voiture sous le prétexte d'une promenade et lui a fait franchir la frontière à Landrecies. Ils sont à ce jour aux Pays-Bas où ce jeune imbécile a demandé la protection de l'archiduc Albert et de l’infante Isabelle-Claire-Eugénie, son épouse...
— Il a cherché refuge chez l’ennemi ? s’indigna Thomas. Lui, prince français ? Mais c’est de la haute trahison!
— Pas le moindre doute là-dessus ! Ronchonna Montmorency ! Ce jeune drôle a aussi eu le front de m’écrire pour s’excuser d’être parti sans m’avoir dit au revoir ! Que dit le Roi, Bellegarde ?
— Il est à moitié fou de colère et de douleur. Lui aussi a reçu une lettre. Condé y proteste de sa loyauté mais déclare qu’il a pris la clef des champs pour sauver son honneur et sa vie ! Vous imaginez l'effet produit sur notre Sire qui a déjà envoyé des troupes aux frontières en vue de secourir les princes allemands... Si Sully et Villeroy ne cessaient de prêcher pour l’en empêcher, il aurait déjà mis le siège devant Bruxelles ! Nous sommes menacés d’une nouvelle guerre de Troie, Messieurs !
— Et comment réagit la nouvelle Hélène ?
— Elle est au moins aussi folle que son amoureux ! Elle ne cesse de l’appeler à son secours dans des lettres délirantes où elle jure qu’elle ne sera jamais qu’à lui !
La phrase, trop semblable à celle de la lettre que la présence de Thomas à ses côtés lui avait presque fait oublier, frappa Lorenza. Son mari le sentit, chercha sa main pour la garder fermement dans les siennes. Il lui sourit et l’impression pénible s’effaça.
— Or, reprit Bellegarde, attaquer les Pays-Bas, c’est attaquer l’Espagne, l’Empereur et même le pape, crime majeur pour un pays aux trois quarts catholique. Le nonce Ubaldini et l’ambassadeur de Venise, Antonio Foscari, multiplient les mises en garde mais le Roi leur oppose le droit des gens à disposer d’eux-mêmes, ce qui ne convainc personne, à commencer par la Reine qui n’est pas loin de se croire mariée à l’Antéchrist. Sans compter les prédictions qui pleuvent de tous côtés. Selon elles, le Roi ne devrait pas voir finir l’année 1610 dans laquelle nous entrons dans quelques jours !
Un véritable tumulte s’éleva autour des tables, chacun tenant à donner son avis personnel. Ce que voyant, le maître de maison se fit remettre une cuillère à potage en argent et tapa sur la table à coups redoublés tout en criant :
— Messieurs ! Messieurs !
Il finit par obtenir le silence.
— Navré de vous interrompre, clama-t-il, mais je tiens à vous rappeler que nous sommes réunis ce soir pour fêter le bonheur de deux jeunes époux et non pour tenir une réunion politique ! En outre, il y a des dames dont les délicates oreilles ne sont pas accoutumées au fracas des armes...
— Où allez-vous chercher ça ? murmura sa sœur. En ce qui me concerne, je devais encore être au berceau quand je l'ai entendu pour la première fois !
— Cela vous regarde ! Quant à moi, j’entends qu’ici, on ne rebatte pas les oreilles de Madame la duchesse d'Angoulême et de notre cher Connétable d’une affaire qui leur empoisonne l’existence depuis des mois et je vous propose de boire à leur santé ! Musique ! conclut-il en se tournant vers la tribune de l’orchestre.
On l’applaudit. Tout le monde se leva, verres en main, et l’on trinqua joyeusement avant de se consacrer au nouveau plat que l’on venait de servir : de superbes chapons farcis au foie gras, truffés, escortés de tout un assortiment de primeurs délicieuses accompagné d’un admirable vin de la Romanée qui avait les préférences du baron. Cette fois, l’atmosphère ne fut plus qu’à la fête. Le château tout entier bruissait de chansons, de rires et de musique. Un bal était prévu mais l’on porta tellement de « santé » aux jeunes mariés, au Roi, au Dauphin - la Reine ne semblait pas être très appréciée dans la nuit de Courcy ! - que les pas s'alourdissaient et que certains cherchaient un coin tranquille pour y entamer un petit somme.
Emmenée par Mme d’Angoulême et par la comtesse de Royancourt, Lorenza s’apprêtait à se retirer pour aller attendre son époux dans la chambre nuptiale quand un cavalier couvert de poussière que les valets n’eurent pas le temps d’annoncer pénétra en trombe dans la vaste salle, le chapeau à la main, en criant :
— Un message du Roi pour Monsieur le baron de Courcy !
C'était tellement inattendu qu’un silence s’abattit sur la longue tablée. Sans savoir pourquoi, Lorenza se mit à trembler tandis que Thomas, suivi de son père, rejoignait le nouveau venu.
— Un message du Roi, à cette heure ? S’étonna-t-il.
— J’exécute les ordres que l’on me donne, Monsieur, je ne les discute pas !
— Ce n’était pas un reproche. Voyons !
Brisant le cachet, il ouvrit la lettre dont le texte était bref : le Roi réclamait sa présence immédiate sans autre explication.
— Mais c’est impossible ! fit-il, soudain très malheureux. Sa Majesté sait que je me suis marié ce soir. Elle m’a même fait l’honneur...
— ... de m’envoyer moi, duc de Bellegarde et Grand Ecuyer de France, pour conduire la mariée à l’autel ! Intervint celui-ci avec hauteur. Qui vous a remis cette lettre ? Le Roi lui-même ?
— Non. M. de Bellecour qui est, je crois, de sa Chambre et m’a prié de me hâter. Moi je ne suis qu’un des courriers...
— Je le vois bien mais cela n’a aucun sens ! Attendez un moment !
Il prit Hubert par le bras pour l’attirer à l’écart.
— Que penses-tu de cela, baron ? Le Roi doit être devenu fou. Nous n'allons tout de même pas priver nos tourtereaux de leur nuit de noces ? Regarde ta belle-fille ! Elle est toute pâle et ses yeux sont pleins de larmes...
— D’autant que rien ne prouve que cet homme soit vraiment un émissaire royal ! Je vais faire en sorte de le neutraliser : on va le nourrir copieusement, l’abreuver en conséquence... puis on le laissera digérer dans un endroit adéquat...
—... et demain j'emmènerai Thomas à notre Sire ! Je veux tirer cette histoire au clair. Nous sommes entièrement d’accord !
Puis revenant au messager :
— Voilà votre mission accomplie, mon ami. Vous allez à présent reprendre des forces, un brin de repos et au lever du jour...
— Je dois ramener moi-même M. de Courcy ! Et sans attendre !
Peu patient de nature, Bellegarde prit feu :
— C’est ce qu’on va voir ! Voulez-vous mon sentiment, mon garçon ? Votre histoire ne tient pas debout et... Madame ?
Lorenza venait de s’élancer vers lui :
— Ne me demandez pas pourquoi, Monsieur le duc, mais je suis certaine qu’il s'agit d’un traquenard ! Si vous laissez cet homme emmener... mon époux, je ne le reverrai jamais !
— Diable ! Mais, ma parole, vous croyez ce que vous dites ?
— Moi aussi j’y crois, figure-toi ! Renchérit le baron Hubert. Ma belle-fille a reçu des menaces...
— Père ! Intervint Thomas. Ce message n’a peut-être rien à voir avec cette affaire et si le Roi ordonne...
— Admettons !... Mais je ne discerne pas ce qu’il pourrait avoir de si urgent à te communiquer. En outre, son messager - ou soi-disant - aura fait quelque mauvaise rencontre, non ? Conclusion, notre bon Roi attendra quelques heures !
— Après quoi, nous rentrerons de conserve à Paris - sans oublier l’émissaire que mon escorte se fera un plaisir de surveiller. Puis, quand Thomas saura ce qu'on lui voulait, je me ferai une joie de le ramener personnellement dans les bras de sa ravissante épouse ! A la santé de laquelle nous allons boire une dernière fois avant que les dames la conduisent vers le bonheur ! Nous escorterons Thomas vers elle dans un petit moment ! conclut Bellegarde.
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