Repoussant du pied les débris de verre, elle se rassit, ce qui lui permit de sentir contre sa jambe la présence rassurante de la dague et sa main glissa doucement vers l’ouverture de sa robe.

— Pas tout à fait, reprit-elle. Il faut aussi admirer vos talents de faussaire, l’image parfaite de la dague, c’était à s’y méprendre ! Toujours la bande à Concini, je présume ?

— Bien entendu ! Il y a de tout dans le flot italien qui accompagnait la Reine à son arrivée. Des artistes parfois mais, en ce qui concerne les lettres, ce n’était pas difficile d’en faire d’identiques : mon père en avait reçu une avant le mariage - d’où la cotte de mailles ! - et l’avait conservée. Je l’ai retrouvée dans son écritoire. Une telle œuvre d’art, cela se garde, outre le fait que cela donne à penser... Mais vous aviez demandé du vin et vous l’avez renversé ! Je vais appeler...

— N’en faites rien ! Je n’en ai plus envie !

— Pourquoi donc ? Nous allons au contraire boire ensemble... à cette nuit qui nous attend... et que je veux inoubliable !

— Comme celle que m’a infligée votre père ?

— Sous des dehors apparemment policés, mon père était un sauvage. Oser abîmer la perfection que vous êtes ! Soyez rassurée, vous n’aurez de moi que des caresses !... Dieu que vous êtes belle ! Bien plus encore que lorsque vous êtes arrivée de Florence !

— Trêve de fadaises ! Vous avez prétendu détenir mon époux : je viens le chercher !

— Le chercher ? (Il eut un rire bref.) Vous n'avez rien compris. Il n’en a jamais été question ! Je ne vous ai proposé que de le revoir vivant car je compte me débarrasser de cette coquille vide ! Dommage ! C’était un bon compagnon autrefois... Hélas pour lui, c’était avant vous ! Vous êtes apparue et tout a changé !

— Je veux le voir !

— Mais vous allez le voir, sinon où serait le piment de cette nuit ? En fait, la façon dont il passera de vie à trépas va dépendre uniquement de votre bonne volonté ! Je vais le faire amener...

— Un moment encore !

— Vraiment ? Je vous croyais pressée !

— Il y a deux choses que je voudrais savoir !

— Quoi par exemple ?

— Il ne vous a pas reconnu ?

— Oh non ! Etant allé le chercher à Senlis, il m’a cru tout béatement quand je me suis présenté comme son meilleur ami et c’est très volontiers qu’il m’a suivi.

— Comment avez-vous su où il se cachait ? Nous nous sommes abstenus de nous y rendre afin que l’endroit où il était soigné demeurât inconnu ! Qui avez-vous corrompu ?

— Personne, ma chère ! Vous n’oubliez qu’un détail... ou plutôt vous l’ignorez sans doute. C’est qu'au temps où nous étions compères et où j'étais pauvre comme Job, il me faisait la grâce de partager avec moi les services de Gratien, son valet. Or, celui-ci n’était pas à Courcy que j'ai mis sous surveillance. Il faut avouer que votre fortune me permet nombre de fantaisies et que c’est franchement agréable d’être riche ! Et comme, avec de la patience, on parvient à tout, on a vu, un beau jour, arriver... et repartir ce bon Gratien. Il a suffi de le suivre !

Tandis qu’il parlait, le cerveau de Lorenza tournait à toute allure.

— Sous quel nom vous êtes-vous présenté à Thomas ? Antoine de Sarrance... ou M. de Vitry ? Car c’est vous, ça ne laisse aucun doute, qui avez osé cacher vos forfaits sous le nom honorable d’un serviteur du Roi !

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? fit-il sans dissimuler sa surprise.

— Le fait qu’un paysan n’ait pas hésité à dénoncer mon beau-père au prince de Condé pour l’avoir privé de son neveu Colin, un pauvre garçon dépourvu de mémoire que le paysan en question avait sorti de l’Escaut à moitié mort. Mais il n’était pas seul : un religieux vivant en ermite dans la forêt voisine l’avait secouru et lui avait donné des soins. Je suppose qu’à ce moment sa perte de mémoire l’a sauvé.

— Bravo ! Quelle perspicacité ! Applaudit-il. C’était même follement drôle de le voir réduit à l’état de cheval de labour ! Cela valait la peine de l’abandonner à cette vie-là !

— C’est donc vous qui l’avez poignardé, comme vous aviez poignardé M. de Bois-Tracy ?

— Difficile d’agir autrement : celui-ci m'avait reconnu sous mon déguisement et m’avait apostrophé. Thomas avait entendu : j’ai par conséquent été obligé de m’en débarrasser aussi ! Vous en avez assez appris maintenant ?

— Oh oui, largement ! fit-elle sans cacher son dégoût. Vous êtes un fier misérable, Monsieur de Sarrance ! Votre père était certes une brute mais sa réputation était celle d’un homme d’honneur sans quoi le Roi ne lui aurait jamais accordé estime et amitié ! Comme à M. de Courcy !

— Ah, j’allais l’oublier celui-là ! Il faut que je vous fasse rire, ma chère, avant d’en arriver aux choses sérieuses. Savez-vous ce qu’il fait à cette heure, notre baron ?

— A quoi pourrait-il s’occuper d’autre que chercher son fils ?

— Oh que nenni ! Il est en quête du petit évêque de Luçon, le nouveau fidèle de ce bon Concini ! Il croit dur comme fer que c’est lui qui a révélé l’adresse du médecin de Senlis. Dans l’humeur où il est, je pense qu’il songe à lui administrer une fameuse raclée ! C’est d’un comique !

— Je ne trouve pas ! Et par quel hasard pourriez-vous le savoir ?

— Parce que j’ai quitté le baron il y a peu. Nous nous sommes rencontrés chez Concini où je lui ai fait savoir qu’ils étaient sortis tous les deux mais qu’ils ne tarderaient pas... et que je les attendais. Je lui ai même proposé ma compagnie mais il a préféré aller piétiner dans ses plâtras... ce qui m’a permis de m’esquiver aisément.

Désorientée, Lorenza cherchait à comprendre comment cela était possible.

— Vous l’avez vu il y a combien de temps ?

— Pas tout à fait deux heures...

Et, soudain, il éclata de rire.

— Où croyez-vous que nous sommes ? Aux environs de l’une de ces villes du Nord dont ce maréchal de foire s’est fait remettre les gouvernements ? Point du tout ! Cette bicoque lui appartient en effet mais nous sommes à deux lieues à peine du Louvre. Un endroit adroitement dissimulé et fort pratique pour y régler les comptes... délicats, car la Seine n’est pas loin. Mais je veillerai à ce qu’on y repêche le cadavre de votre mari adoré. Ainsi c’est notre maréchal-marquis qui portera le poids du crime... Il n’est pas à un mort près !

La jactance du personnage écœurait Lorenza et la confortait dans sa décision de le tuer mais, en même temps, lui avait fait renoncer à son projet initial qui était de frapper son ennemi dès l’instant où elle se trouverait en face de lui. C’eût été stupide puisqu’elle n’aurait jamais obtenu une vérité qui lui importait tellement : celle des désastres qui jalonnaient sa route depuis qu’elle avait quitté son couvent des Murate. Quand, à Courcy, elle avait reçu la première lettre de menaces à la veille de son mariage, elle s’était crue poursuivie par un unique meurtrier. En fait, il y en avait trois obéissant à des motifs différents : la politique pour Giovanetti, la servilité jointe à l’appât du lucre pour Bertini, et maintenant celui-là, prêt à tous les crimes afin d’assouvir un désir où l’orgueil et la cruauté tenaient sans doute plus de place qu’un prétendu amour...

— C’est un plaisir d’être de vos amis ! fit-elle, méprisante. Mais, trêve de plaisanteries, à présent je veux voir mon époux...

Dans les plis de sa robe, elle avait saisi la poignée de la dague qu’elle tirait lentement de son fourreau. Lui souriait toujours. Il ébaucha un mouvement vers la jeune femme dont la main se crispa sur l’arme. S’il venait contre elle, la tentation l’emporterait sur la prudence, mais il se ravisa et sortit de la chambre... Le moment le plus difficile approchait et Lorenza recommanda son âme à Dieu.

Soudain, la voix furieuse de Thomas parvint jusqu’à elle.

— Vous devenez fou ? Quelle sorte d’ami êtes-vous pour oser me traiter de la sorte ?

En d’autres circonstances, Lorenza aurait chanté de joie à l’entendre, surtout si vigoureuse, mais il y avait celle de l’autre, si haineuse qu’elle en frissonna.

— L’important était que tu le croies, pauvre idiot ! Mais tu devrais m’être reconnaissant : tu vas revoir ta femme !

— Ma femme ? Je n’ai pas de femme... ou alors vous avez trouvé une gueuse pour jouer ce rôle ?

— Rassure-toi, mon bonhomme, tu vas être content ! Je t’ai gâté...

Les voix se rapprochaient. Le cœur de Lorenza battait la chamade et ce qu’elle vit lui arracha un cri d’épouvante.

— Thomas ! Mais que lui avez-vous fait, espèce de monstre ?

Ce que deux hommes vigoureux apportaient était une chaise à haut dossier sur laquelle Thomas était étroitement ligoté, vêtu seulement de ses chausses. Un épais bandeau de fer, comme le reste du siège, lui maintenait la tête contre le dossier.

A travers les larmes jaillies spontanément, elle dévorait des yeux son époux. Sa longue souffrance lui avait creusé les traits et l’avait amaigri mais elle retrouvait dans ses yeux couleur d’outremer la flamme d’autrefois. Plus de mémoire peut-être mais l’intelligence restait intacte, elle l’aurait juré !

D’instinct, elle voulut s’élancer vers lui mais Sarrance la retint si soudainement et si fermement en l’invitant au calme qu’elle ne put sortir son arme. Cependant Thomas lui souriait aimablement.

— Ainsi vous êtes mon épouse, Madame ? J’ai beaucoup de chance parce que vous êtes bien belle !

Sarrance ricana.

— N’est-ce pas ? Une chance que tu n’aurais jamais dû connaître et que j’avais interdite...

— Pourquoi ?

— C’est clair pourtant : je la voulais pour moi ! Elle m’a désobéi mais il y a si longtemps qu’elle ne devrait même plus s’en souvenir ! De toute façon, je vais le lui faire oublier sans plus tarder et tu vas être notre témoin !

Le sourire de Thomas s’effaça.

— Ce qui signifie ?

— Que je vais la prendre là, devant toi, dans ce lit qui nous attend et que tu ne perdras pas une miette de mes exploits. Filez, vous autres !

D’un geste accompagnant la parole, il chassait les valets. D’une voix redevenue paisible, Thomas demanda :

— Pourquoi voulez-vous l’accabler si vous l’aimez ? Si nous sommes mariés c’est elle que vous allez faire souffrir... puisque moi je ne la connais pas !

— Même d’elle, tu ne te souviens pas ?

— Non. Pardonnez-moi, Madame ! Il est probable que si on m’en laissait le temps, je vous aimerais comme vous méritez de l’être car je n’ai encore jamais vu pareille beauté. Est-ce que... vous m’aimiez ?

— Oh Dieu ! Oui... Je vous aimais et je vous aime toujours...

— Alors, Vitry - c’est votre nom n’est-ce pas ? -, mon « ami » Vitry, pourquoi voulez-vous lui infliger cette humiliation ?

— Parce qu’elle la mérite ! Je te l’ai dit, elle m’a désobéi et maintenant, elle va payer ! Ensuite, sois tranquille, je me débarrasserai de toi...

— Et elle ? Vous la tuerez aussi ?

— Non... Pas tout de suite ! Elle vivra ici et je viendrai la voir selon mon bon plaisir ! Ce sera souvent, je pense... Mais puisque tu ne te souviens plus, nous allons la découvrir ensemble ! Déshabillez-vous ! ordonna-t-il en se tournant vers la jeune femme...

— Que je... ?

— Immédiatement !

— Et si je refuse ?

— Je ne crois pas ! Vous voyez ce bandeau de fer ? Il est bardé de pointes à l’intérieur et muni d'une vis derrière que l’on peut serrer. Quand le sang coulera, évidemment votre Thomas verra moins nettement ! Allons, pressons ! Sinon je vais donner un tour à la vis !

— Désolée, mais je ne sais pas me déshabiller seule ! J’ai l’habitude d’une femme de chambre !

— Dieu que vous êtes agaçante!... Enfin... Je vais vous assister !

Il se rapprocha d’elle pour dégrafer la robe. Lorenza fit volte-face. A ce moment, la dague surgit et frappa... un peu à l’aveuglette à cause de la trop forte tension nerveuse de la jeune femme. Elle réussit seulement à le blesser... Il émit une sorte de beuglement puis la frappa et l’envoya à terre où elle se fit très mal contre le lit et s'évanouit.

— Lorie ! Non ! hurla alors Thomas, affolé.

Ce cri retint le poing du dément prêt à cogner encore. Il regarda son prisonnier avec stupeur.

— Lorie ?... On dirait que la mémoire te revient !

— Suffisamment pour savoir ce que tu vaux !...

— Oh mais cela change tout!... Ma jouissance n’en sera que plus vive puisque tu vas pouvoir apprécier en connaisseur notre nuit d’amour…, et fais-moi confiance, je me sens plein de vigueur.

— Ton sang coule pourtant !