— C’est une catastrophe ! Gémit Lorenza, effondrée.

— Avec une souveraine de cet acabit, je partage votre opinion. Notez cependant qu’il y a tout de même une compensation : on ne saurait s’en prendre à la baronne de Courcy comme à n’importe quelle dame du palais.

— Si vous vous imaginez qu'elle s’en souciera, c’est que vous ne la connaissez pas. Elle va m’en faire voir de toutes les couleurs... Si même elle n'arrange pas un accident ! Vous vous rendez compte que je vais devoir vivre auprès d’elle jour et nuit ?

— Où avez-vous pris cela ? Les dames servent par quartiers sauf celles qui ont un poste de dame d’honneur ou de dames d’atour et vous ne serez ni l’une ni l’autre. Rien ne dit d’ailleurs qu’elle soit ravie de vous voir arriver. Auquel cas, vous resterez chez vous ou rentrerez à Courcy autant qu'il vous plaira.

Les lourds nuages qui l’assombrissaient commençaient à s’effacer du front de la jeune femme. Pourtant elle objecta encore :

— Chez moi ? Mais je n’ai aucun chez moi ! Elle va m’enfermer dans un trou quelconque avec Honoria et attendre tranquillement que l’une dévore l’autre !

Là, Clarisse se mit à rire franchement.

— Mais non ! Hubert va vous en trouver un ! Notre hôtel parisien a subi des dégâts durant les guerres de Religion et on n’a pas jugé utile de le remettre en état. Evidemment, il y a l’appartement de garçon de Thomas, mais il ne saurait convenir.

La voix sonore d’un valet annonçant la duchesse d’Angoulême interrompit le débat.

— Vous m’avez l’air grandement agitées, toutes les deux, fit-elle en ôtant ses gants. Pas d’ennuis, j’espère ? ajouta-t-elle tandis qu’elles la saluaient avec les égards dus à une Altesse royale.

— Oh si ! Soupira Lorenza en agitant le malencontreux brevet. Ceci m’incorpore aux dames de la Reine !

Diane de France leva un sourcil surpris.

— C’est normal ! Vous êtes baronne de Courcy...

— Je viens de lui expliquer, dit Clarisse, et nous en étions arrivées à un accord mais il reste un détail : son logement. Hubert n’a pas voulu remettre à neuf notre hôtel de la rue de Tournon qu’il a toujours trouvé affreux ! Ce en quoi je ne lui donne pas tout à fait tort.

— Moi non plus ! Cela dit, j’ai pour vous la solution idéale !

Et comme deux paires d’yeux l’interrogeaient, elle sourit.

— Chez moi, voyons ! Mon hôtel de la rue Pavée2 est immense, ainsi que vous le savez, et je m’y ennuie à mourir depuis que l’on a donné Charlotte à l’horrible petit Condé ! Nous allons y mener toutes les deux une vie charmante ! Surtout si vous vous joignez à nous, ma chère Clarisse. Normalement, vous devriez présenter vous-même - à défaut de cette pauvre Claire ! - votre nièce à la Cour. Je vous assisterai... et je m’en réjouis d’avance ! Cela va être un vrai plaisir de voir toutes les mines d’enterrement que votre beauté ne manquera pas de susciter. Vous acceptez, j’espère ?

— Avec reconnaissance, Madame la duchesse, répondit Lorenza, soulagée d’un grand poids.

Elle savait que là, dans cette demeure quasi royale, elle n’avait pas grand-chose à craindre auprès de la vieille dame. Diane3 avait alors soixante et onze ans et si elle se déplaçait en s’aidant d’une canne, elle n'en demeurait pas moins droite et fière. Quant à son visage, la peau finement ridée bénéficiait d’une ossature parfaite permettant d’entrevoir encore la rare beauté qui avait été la sienne. Deux fois veuve - d’un prince Farnèse et d’un Montmorency -, Mme d’Angoulême n’avait jamais permis à quiconque de lui manquer et la Médicis elle-même devait s’y soumettre. Même si elle avait pensé étouffer de fureur en constatant que Madame Diane ne voyait aucun inconvénient à favoriser la passion d’Henri pour sa trop jolie nièce !

Une entente parfaite régnait donc entre les trois femmes quand Hubert, revenant de sa chère orangerie, vint saluer la visiteuse après avoir tout juste pris le temps de se laver les mains. Naturellement, on le mit au fait... et le large sourire qu’il réservait d’habitude à la duchesse déserta sa figure. On eut beau lui rappeler que toutes les baronnes de Courcy avaient servi les reines de France, il ne voulait rien entendre.

— Etant donné les circonstances, j’estime qu’une exception s’imposait ! Comment pouvez-vous envisager sans frémir d’envoyer cette pauvre enfant dans les griffes de Sa détestable Majesté ? L’ogresse va n’en faire qu’une bouchée !

Primo, je l’accompagnerai, l’apaisa sa sœur. Et secundo, elle va loger à l’hôtel d'Angoulême où elle sera parfaitement protégée !... puisque notre amie a l’obligeance de nous offrir l’hospitalité.

— C’est trop gentil ! fit-il en souriant à la duchesse à l’égard de laquelle, depuis son veuvage, il cultivait un petit faible. Mais il va falloir m’accepter aussi !

— Vous voulez venir ? Vous qui abhorrez la Cour ? S’étonna Clarisse.

— Justement parce que j’abhorre la Cour. Je veux voir dans quel bourbier cette pauvre enfant va devoir évoluer. Et puisque Thomas n’est pas là, je veux y être, moi ! J’en profiterai pour faire un tour rue de Tournon, voir où en est ce fichu hôtel !

— Il est bien temps ! fit Clarisse en haussant les épaules... Quelle mouche vous pique ? Vous voulez retourner y habiter ?

— Vous savez pertinemment que non mais si Thomas est appelé à commander un régiment ou à assumer une charge quelconque, il lui faudra ainsi qu’à son épouse un logis parisien digne d’eux ! Ce sont des Courcy, que diable ! Cela dit, vous voulez bien de moi, ma chère duchesse ?

— Cette question ! Je crois même que notre entrée au Louvre va valoir le déplacement ! En attendant, il faut nous occuper tout de suite de vos toilettes ! Vous n’en manquez pas, n’est-ce pas ?

— Non, en effet. Ni de bijoux d’ailleurs puisque j’ai reçu ceux des dames de Courcy, mais ils sont magnifiques et je n’ai pas l’intention de les emporter.

— Mais pourquoi ?

Lorenza raconta alors comment, à son arrivée au Louvre, la Reine avait voulu voir ses vêtements et en particulier sa cassette à laquelle on avait fait subir quelques prélèvements dans le but de les « copier »...

— Et vous ne les avez jamais revus ? J’ai compris. Mais ceux-là vous pourrez vous en parer sans crainte. Quelque audace que l’on ait et si sotte que l’on soit, je pense que l’on n’oserait pas !

— On peut me les faire voler ! Je préfère ne pas courir le risque. Dans les premiers temps tout au moins. J’aurai déjà de suffisantes raisons de me tourmenter !

Le baron Hubert éclata de rire.

— C’est ce que l’on appelle de l’enthousiasme ! S’esclaffa-t-il. Mais elle n’a peut-être pas tort. Avec les Conchine et toute la clique dont ils s'entourent, un peu de prudence s'impose !

Tandis qu’il la raccompagnait à sa voiture, la duchesse demanda :

— Depuis combien de temps n’avez-vous pas remis les pieds rue de Tournon ?

— Est-ce que je sais ? Quatre ou cinq ans peut-être ?

— Vous feriez mieux de revendre la maison ! Je n’ai pas le sentiment que les entours vous plairont !

Il y a environ trois ans, votre voisin immédiat, l’hôtel de Garancière, a été acheté par Concini, qui non seulement l’a remis en état mais y étale un faste que d’aucuns jugent d’un goût douteux qui sent son parvenu !

— Et moi le tout premier ! Brama-t-il en virant au rouge brique. Comment se fait-il qu’on ne m’ait pas prévenu ?

— Quand une maison change de main, les notaires n’ont pas coutume d’en informer les voisins et vous ne pouviez pas le deviner puisque vous vous désintéressiez de votre propriété. Et c’est pourquoi je vous répète que vous devriez vendre maintenant que le mal est fait !

— Ça, jamais ! Ah, il a osé s’installer là, ce ruffian ? Eh bien, il n’a pas fini de manger de la poussière parce que je vais tout remettre à neuf. Et je vais faire en sorte de lui rendre la vie impossible ! Il va savoir ce que c’est qu’un voisin teigneux!

— Prenez garde que ce ne soit lui qui vous empoisonne l’existence ! Il fait ce qu’il veut de la bonne Marie !

— Et moi le Roi m’honore de son amitié ! Le Roi, vous entendez ?

— Allons, calmez-vous ! Je sais tout cela!... Mais aussi que les devins n’hésitent pas à prédire ouvertement que ce cher Henri ne verra pas l’année finir !

— On me l’a appris. Et je ne fais que m’en gausser, tout comme lui !

— Eh bien, pas moi ! Et ne m’accusez pas de n’être qu’une femme superstitieuse car je ne le suis pas. Et pourtant, je ne vous cache pas que j’ai peur !

— Peut-être avez-vous raison mais je pense, moi, que la meilleure façon de surveiller un ennemi est de s’installer à sa porte ! Et c’est ce que je vais faire... ventre-saint-gris !

Sans attendre, il se rua dans son cabinet d’écriture afin de donner rendez-vous cinq jours plus tard et sur place à Louis Métezeau, architecte du Roi qui avait précédemment travaillé à Courcy, et qu’il allait charger de remettre en état son hôtel parisien sans regarder à la dépense avec pour seul mot d’ordre: une élégance du meilleur aloi réduisant son voisin immédiat à ce qu’il était... un repaire pour ruffian enrichi ! Comme il œuvrait pour ledit voisin, Métezeau, la mort dans l’âme parce qu’il savait quel client était Courcy, le lui avoua.

— Et alors ? Ricana celui-ci. Cela ne me gêne pas. L’important est que la demeure de mes futurs petits-enfants soit la plus belle ! Cela ne doit pas être difficile, que diable ! Accumulez chez lui toutes les pâtisseries italiennes qu’il voudra et tenez-vous-en pour moi à la noble pureté du goût français ! Crédit illimité !

Que répondre à cela ? Résigné à la perspective d’une longue suite de nuits sans sommeil, l’architecte accepta...

Le soir de ce même jour, Lorenza, escortée d’Hubert et de Clarisse, prêtait, entre les mains de Mme de Guercheville, dame d’honneur de la Reine, le serment d’obéissance et de fidélité exigé de toutes celles qui entraient au service d’accompagnement de Sa Majesté, avant d’être amenée en sa présence pour exécuter le rite des trois révérences que Lorenza connaissait pour s’y être pliée, dix-huit mois plus tôt, lors d'une arrivée à Fontainebleau qui ne lui avait pas laissé un bon souvenir. Il en allait tout autrement ce soir où, se sachant solidement soutenue par sa tante et son beau-père, elle savourait une sorte de triomphe, assez inattendu d’ailleurs mais réel et qui la payait de tous les dédains, de toutes les avanies qu’elle avait endurés.

Jamais elle ne s’était sentie aussi sûre d’elle. La simplicité voulue de sa robe - velours vert sombre, satin blanc et dentelles de Malines pour la grande collerette ! - servait seulement d’écrin à l’un des plus beaux joyaux de la collection Courcy : trois émeraudes de tailles dégradées mais superbes, soutenues au ras du cou par un étroit collier de perles et auxquelles répondait une quatrième portée en ferronnière au milieu du front, point d’orgue d’un fil de perles tressé dans l’or vivant de la chevelure. Rien sur la robe, rien aux oreilles, un bracelet de perles à chaque poignet et, aux doigts, son anneau de mariage et une cinquième émeraude qui était celle de ses fiançailles.

Etant donné la méfiance que lui inspirait Marie de Médicis, il avait fallu toute l’autorité du baron Hubert pour qu’elle accepte de porter ces magnifiques bijoux.

— Perdez donc cette crainte qu’on vous en déleste au Louvre ! La Médicis est folle de bijoux mais pas à ce point-là ! Mettez-vous une fois pour toutes dans la tête que vous êtes la baronne de Courcy et que cela oblige, sacrebleu !... Et puis je ne serai pas fâché de contempler la mine que l’on tirera devant les pierres de la reine Marguerite.

— La reine Marguerite ?

— De Provence, l’épouse de Saint Louis. Elle les avait achetées à un marchand de Saint-Jean-D’acre fraîchement débarqué des Indes. Cher, évidemment, et cela lui avait valu une sévère remontrance de son saint époux - grand roi mais sûrement pas facile à vivre ! - qui lui avait rappelé vertement que l'on n'était pas venu en Terre sainte pour s’y livrer à des emplettes frivoles. La mort dans l’âme, elle les avait donc revendues à notre aïeul Enguerrand de Courcy qui n’avait vu aucun inconvénient à mélanger croisade et enrichissement... En rentrant, il s’était marié et avait offert tout naturellement les émeraudes à sa jeune et belle épouse qui l’en avait remercié en lui donnant six marmots ! Je me hâte de vous dire que vous n’êtes pas obligée d’en fabriquer autant. Deux ou trois feront largement notre affaire... mais je ne vous empêche pas d’en rajouter.

Le résultat dépassa ses espérances. Quand, après les deux premières révérences, Lorenza mit genou en terre pour baiser le bas de sa robe - constellée de petits diamants et de perles et sous laquelle elle brillait comme une énorme étoile -, la Reine avait - littéralement ! - louché sur les joyaux en prenant une teinte ponceau révélatrice. A la présentation de Mme de Guercheville et au petit discours d’Hubert, elle avait marmonné en réponse quelques paroles parfaitement incompréhensibles auxquelles le Roi s’était hâté d’ajouter une chaleureuse bienvenue ! Il avait embrassé le baron, ce qui lui avait permis d'embrasser aussi Lorenza sans oublier Clarisse.