Mais cela avait bien été le seul moment détendu de la soirée. Il régnait à la Cour, en effet, une atmosphère pesante, devenue quasi étouffante même quand, avisant Mme d'Angoulême qui bavardait avec Mme de Royancourt, Henri s’était glissé entre elles pour demander à la duchesse, avec des larmes dans les yeux, si elle « avait des nouvelles de son bel ange ».
— Aucune, Sire, pour le moment ! Tout ce que nous savons est qu’elle reçoit l’hospitalité de l’infante Isabelle qui la traite bien parce qu’elle a su lui plaire, Dieu soit loué ! Mais elle n’a guère de liberté tandis que Condé s’agite aux frontières... On parle beaucoup de guerre, hasarda-t-elle.
Un éclair de colère s’alluma dans l’œil bleu d’Henri IV.
— Et l’on a raison ! Il faut en finir avec la succession de Juliers et nous réglerons cette affaire du même coup ! Ensuite nous verrons à obtenir du pape...
Il s’arrêta, l’œil soudain fixé sur les moires pourpres du nonce apostolique Ubaldini qui venait de ce côté avec l’ambassadeur vénitien Foscari, puis tourna les talons pour rejoindre son ministre Sully avec lequel il s’éloigna, entraînant avec lui le baron Hubert dont il avait pris le bras. Les trois femmes entreprirent alors une lente promenade le long de la galerie. Rien ne semblait, pour une fois, prévu pour la soirée, ni concert, ni bal. Pas même le jeu !
— En vérité, marmotta Mme d’Angoulême, c’est à se demander si l’on n’est pas en deuil de quelqu’un !
— Vous n’imaginiez tout de même pas qu’on allait donner une fête, en mon honneur ? murmura Lorenza qui cherchait des yeux Mme de Guercheville pour apprendre d’elle quand elle devrait prendre son service.
C’est à ce moment qu’elle entendit :
— Eh bien, vous voilà de retour parmi nous ? fit la voix railleuse de Mlle du Tillet. Je tenais à vous faire mon compliment ! Ainsi que pour votre mariage ! Vous êtes heureuse, j’espère ? Un beau nom, un époux superbe et une grande fortune ! Que demander de mieux !
— Vous pourriez ajouter : l’immense honneur d’être nommée dame du palais ? Persifla Clarisse. Il est vrai que celui-là relève du nom en question et que la Reine n’a dû l’accepter que du bout des lèvres. Son accueil n’a pas été des plus chaleureux !
La Du Tillet haussa les épaules.
— Que voulez-vous ? Se soumettre à une obligation n’est jamais fort agréable...
— D’où je peux espérer qu’elle ne requerra pas souvent mes services, répliqua Lorenza qui ne demandait qu’à rentrer au château.
— Détrompez-vous, ma chère ! Votre « quart » commence dès demain. Dans les jours qui vont venir, la Reine va avoir besoin de tout son monde. Il va y avoir tant à préparer, tant d’essayages et de répétitions ! Et nous n’avons guère plus de deux mois... Elle tient à ce que l’événement soit plus que brillant : inoubliable ! C’est de cela sans doute qu’elle s’entretient avec le nonce. Il suffit de voir son sourire et les grâces qu’elle déploie pour lui !
— Elle lui fait toujours bon visage, fit Mme d’Angoulême qui s’était écartée un instant pour répondre au salut d’un couple. Il n’y a là rien de nouveau ! Et d’abord de quel événement parlez-vous ? poursuivit-elle.
Mlle du Tillet s’épanouit soudain comme une salade assoiffée sous l’arrosoir.
— Mais le sacre, Madame la duchesse ! Le sacre que le Roi s’est enfin laissé convaincre de lui accorder. Ce qui est la sagesse quand il s’apprête à partir en guerre !
— La guerre ? Pour récupérer une jolie femme qu’il aura peut-être oubliée dans un an ou deux ? Soupira Clarisse en haussant les épaules. L’archiduc Albert ne sera pas assez sot pour s’engager dans cette aventure ! Il renverra le jeune couple Condé et voilà tout !
— Vous savez bien qu’il n’y a pas que cela ! Ce que le Roi veut c’est débarrasser les Pays-Bas du joug espagnol, au nord, et amoindrir l’Espagne tout entière, au sud !
— Mais au-dessus des Pays-Bas il y a la Hollande, et la France lui est alliée comme à l’Angleterre et aux princes allemands...
— Et derrière les princes, il y a l’Empereur - catholique! - très lié à l’Espagne qui se veut l’enfant chéri du pape... que notre Reine révère comme il se doit ! Regardez-la avec le cardinal Ubaldini !
— C’est étrange, intervint Lorenza. Lorsque j’ai disparu de la Cour, il n’était question que des mariages espagnols...
— Oh, le Roi ne veut même plus en entendre parler ! Voilà pourquoi il est si important que notre Reine soit couronnée ! expliqua la Du Tillet qui s'en repentit en voyant se froncer trois paires de sourcils.
— Parce que devenue régente... au cas où le Roi ne reviendrait pas, elle se hâterait de renverser sa politique... et de les conclure, ces fichus mariages ! murmura Mme de Royancourt.
— Mais, fort heureusement, Sa Majesté jouit d'une excellente santé. Et bien qu’il ait tant fait depuis plus de dix ans pour préserver la paix, il est sans conteste l'un des meilleurs guerriers de notre temps parce qu’il adore l’action ! Acheva la comtesse Clarisse tandis que Mme d'Angoulême enchaînait :
— Mais, comme par hasard, Paris bourdonne de tout un assortiment de prédictions désastreuses pour la vie du Roi. Lequel a d’ailleurs refusé de laisser venir ici la fameuse Pasithée que sa tendre moitié ne cesse de réclamer !
En dépit d’un long usage de l’escrime verbale de la Cour, la Du Tillet se sentit rougir et rompit les chiens :
— Veuillez me pardonner, Madame la duchesse, Mesdames, mais je vois là-bas Mme de Guercheville qui me fait signe !
Et, après l’ébauche d’un salut, elle disparut dans la foule suivie du regard par les trois autres.
— Je n’aime pas du tout cela ! commenta Mme d’Angoulême. A mon tour de vous abandonner... Je voudrais essayer d’apprendre où en est l’ambassade du marquis de Praslin !
La réponse lui parvint aussitôt, apportée par le baron Hubert qui venait de les rejoindre.
— Il est encore à Bruxelles avec ses deux acolytes ! Ce qui est bon signe. Le Roi attend beaucoup de sa diplomatie !
— C’est plutôt la sienne qui m’inquiète ! dit sa sœur. Il vous a parlé aussi de ce fichu couronnement ?
— Tout le monde en parle. Pourquoi pas lui ?
— Comment en est-il venu là ? C’est de la démence !...
Courcy se détourna pour appeler un valet qui portait des coupes de vin blanc, servit ses compagnes, en prit une pour lui, avala la moitié du contenu et se décida enfin à répondre :
— Je crois surtout que c’est pour avoir la paix ! Son impossible Majesté le harcelait, alternant ses réclamations avec des crises de larmes en l’adjurant qu’en son absence ce serait pour elle la seule garantie pour sa vie. Une fois couronnée elle sera intouchable sauf pour un personnage assez fou pour risquer d’être tiré à quatre chevaux en place de Grève!
— Et il a avalé cette ânerie ? s’indigna Lorenza. Comment lui, si intelligent cependant, ne comprend-il pas qu’il jouera ainsi sa vie ? Dès l’instant où elle sera sûre de la régence, on pourra se débarrasser de lui ! Il y a des gens qui n’attendent que cela...
Brusquement Hubert la saisit par le bras pour l’entraîner à l’écart, clamant à haute voix :
— Venez donc admirer les nouvelles tapisseries du salon Carré ! Elles sont superbes... (Il reprit plus bas :) Taisez-vous pour l’amour de Dieu ! Je sais à quoi vous pensez ! Cet entretien que vous avez surpris, dans le bois de Verneuil, entre la dariolette de la marquise et-cet individu d’Angoulême !
— Comment n’y pas penser ? Il devait revenir après un couronnement auquel personne n’ajoutait foi, et voilà que cela va se faire !
— Comment dites-vous qu'il s'appelait ?
Prise de court, elle hésita :
— ... Naillac... Draillac !... Seigneur ! J’ai oublié ! fit-elle, confuse. C’est trop bête !
— Ça vous reviendra ! Décrivez-le-moi en attendant !
Cela était plus facile. Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour le revoir : une sorte de géant roux, une barbe en broussaille, un pourpoint de grosse laine verte fatigué, un regard bizarre d’illuminé.
— Il a dit que M. d’Epernon l’envoyait ?
— Oui. Et si j’ai bien compris ce n’était pas la première fois...
— Comme cet homme venait d’Angoulême et qu’Epernon en est gouverneur, ce n’est pas surprenant. Ce qui l’est davantage, c’est l’entente que cela suppose entre Epernon et la Verneuil. Quand vous étiez chez elle, l’aviez-vous déjà vu ?... Vous le connaissez au moins ?
— Non...
— Bon ! Regardez là-bas près du Vénitien. Ce petit homme mince et sec à la mine dolente, au nez droit, à la barbe pointue, à l’air arrogant ! Il était beau jadis, au temps où il avait gagné le cœur du roi Henri III. La cinquantaine atteinte, il ne l’est plus guère avec son front dégarni mais il se comporte comme s'il l’était toujours ! Il hait le Roi mais s'arrange pour que l’on croie le contraire. Extrêmement riche, couvert de charges et d’honneurs, il a des faiblesses de parvenu et se rend la plupart du temps odieux à force de hauteur !
— Eh bien, fit en souriant Lorenza. Quel portrait ! Vous ne l’aimez guère, on dirait ?
— C’est peu de le dire ! Je l’exècre parce que je suis persuadé que notre Roi n’a pas de pire ennemi que ce petit serpent aussi cruel que vindicatif !
— Je ne l’ai jamais vu. En revanche, il m’est arrivé d’apercevoir Mlle du Tillet au temps de ma claustration et j’en ai été surprise étant donné l’état des relations de la Reine et de la favorite l’an passé !
— Voilà qui clôt le débat ! Elle est la maîtresse d’Epernon depuis des années ! Quant à la dariolette, savez-vous comment elle s’appelle ?
— Jacqueline d’Escoman. Elle faisait tous ses efforts pour renvoyer ce... ce Ravaillac... oui, oui... Ravaillac, voilà le nom !... d’où il venait !
— Je demanderai à ma sœur de tenter d’apprendre ce qu'elle est devenue... Quant à vous, mon enfant, et puisque vous faites partie désormais de ce monde aussi dangereux qu’un sable mouvant sous le brouillard, je vous conjure de faire attention où vous poserez les pieds !
Elle se pencha pour poser un baiser sur sa joue.
— Soyez sans crainte, je me garderai ! Sinon regarder, assister à toutes les étapes de la journée royale en ne parlant que si l’on s'adressait à vous, en saluant à qui mieux mieux et en rendant de menus services tels que passer un mouchoir. Il fallait éviter la moindre initiative. Un rôle muet, figé, moins important que celui d’une des nombreuses tapisseries de l’appartement royal : elles, au moins, combattaient les courants d'air alors que Lorenza devait se contenter de lutter contre l’ennui.
D’abord il fallait être là dès 8 heures du matin, heure à laquelle on ouvrait les rideaux du lit où reposait le couple royal et où l’on apportait le bouillon qui servait de petit déjeuner. Cela, c’était en principe la règle... sauf pour les jours de Conseil où Henri se levait à 7 heures et ceux où son épouse, qui se couchait tard - et donc aimait dormir tard ! -, refusait de se réveiller. Cela amusait Henri et l’agaçait en même temps : il n’hésitait pas, lorsque le programme de la journée l’exigeait, à pousser Madame la Reine hors du lit sans plus de façons, ce qui le faisait rire mais la mettait, elle, de mauvaise humeur jusqu’au soir.
Le Roi disparu, venait le moment des femmes de chambre, Catherine Forzoni et Catherine Salvagia, qui ne venaient pas du dehors puisqu’elles couchaient dans la chambre même, chose qui exaspérait le Roi car il les détestait. Elles passaient alors à la Reine sa chemise de jour, en soie ou en toile fine brodée d’or, ainsi que ses bas - en soie jaune et bleue ! - puis l’un des nombreux jupons qu’elle mettait un temps fou à choisir. Vêtue d’une veste d’intérieur, elle donnait audience aux gens de sa maison : l’intendant et le trésorier prêts à prendre ses ordres.
Venait ensuite la toilette : la Reine barbotait quelques instants avec une grosse éponge dans une cuvette de cristal. Une fois sèche, le visage et les mains enduits d’une crème destinée à conserver leur blancheur, la signora Concini entrait en scène. C’était à elle qu’appartenait le privilège de coiffer la Reine, de choisir la robe qu’elle allait mettre - et Dieu sait s’il y en avait ! - puis les bijoux dont elle possédait une véritable collection sans cesse augmentée, de la parfumer, ce qui demandait mûre réflexion avant que soient aspergés les cheveux, la gorge et l’intérieur des gants. Après quoi, il ne restait plus qu’à fixer la collerette, le plus souvent en point de Venise, et à chausser Sa Majesté.
Etant la seule à qui la Reine n’adressait pas la parole alors qu’elle bavardait parfois avec les autres dames mais, surtout, avec l’indispensable Leonora, Lorenza trouvait à se distraire en observant l’alignement des filles d’honneur toutes vêtues des mêmes robes de toile d’argent ou d’or avec des nœuds de rubans assortis fichés au sommet de la tête et qui, visiblement, s’ennuyaient à mourir.
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