— Il l’appelle par son prénom ? chuchota-t-il. Un de ces jours il va demander sa main !
— Idiot ! souffla Aldo en protégeant le micro de son mieux. Ce n’est pas le moment de plaisanter !
— Dis-lui qu’on s’en occupe, qu’on le tiendra au courant, et raccroche ce machin ! Je vais filer la chercher. Cinq cents bornes ne sont pas la mer à boire, et Mademoiselle Clothilde a déjà réclamé sa présence. Maintenant, tu rappelles Tante Amélie et tu lui dis que j’arrive !
Au fond, c’était la meilleure solution, et Aldo discuta d’autant moins que, tandis qu’il attendait sa communication, Clothilde, à qui il convenait, au moins, de demander son accord, lui sauta littéralement au cou :
— Et moi qui n’osais pas vous le demander ! Elle… elle m’impressionne un peu, voyez-vous ! Je fais préparer tout de suite sa chambre !
Hélas ! Une heure plus tard, quand Aldo obtint la rue Alfred-de-Vigny, ce fut Jules, le concierge, qui lui répondit : Mme la marquise venait de partir, environ trente-cinq minutes plus tôt, accompagnée de Lucien, son chauffeur, parce qu’elle avait pris sa voiture !
— Partir ? Mais pour où ?
— Elle n’a pas voulu me l’apprendre parce qu’elle n’était pas certaine de la durée de son absence. Elle pourrait aussi bien revenir demain mais ne manquerait pas de nous le faire savoir si son séjour devait se prolonger ! C’est tout ce que je peux dire à Monsieur le prince et je le prie de croire que j’en suis désolé ! Mais Monsieur le prince connaît assez Madame la marquise pour savoir qu’il n’est pas toujours aisé de discuter avec elle.
— Oh, Dieu, non ! Et a-t-elle emporté beaucoup de bagages ?
— Une valise et un nécessaire de toilette !
— Bon ! Rappelez-moi quand vous aurez des nouvelles, mon pauvre Jules… Et ne vous tourmentez pas trop !
— J’essaierai, Monsieur le prince ! J’essaierai…
Téléphone raccroché, Aldo s’assit et alluma une cigarette, ce qui était, pour lui, le meilleur moyen de réfléchir. Là, il y avait du travail et il commençait à se sentir désorienté. Où pouvait bien aller Tante Amélie avec sa propre voiture : une Panhard et Levassor, vénérable quoique entretenue avec un soin extrême, et qui faisait tellement voiture de collection que l’on ne pouvait que l’admirer sans la moindre envie de rire. Pour passer inaperçue, ce n’était pas l’idéal, même si elle en imposait comme Tante Amélie elle-même… Voyageuse impénitente, « notre marquise », comme l’appelait Plan-Crépin, savait qu’il existait des moyens de locomotion infiniment plus rapides et plus discrets. Alors ?
Il alla en référer à Clothilde, déjà occupée à préparer l’appartement qu’elle lui destinait avec l’aide de deux femmes de chambre.
— Je crois, commença-t-il, que vous vous donnez du mal pour rien, Mademoiselle Clothilde. Il semble que Tante Amélie soit partie en voyage…
— Cela lui arrive souvent ?
— Assez souvent depuis que Plan-Crépin est avec elle, mais, en général, elle emploie du matériel plus moderne que son automobile qui est une vraie pièce de musée, et nettement plus de bagages. C’est même une grande voyageuse devant l’Éternel, mais où a-t-elle pu aller en pareil équipage ? Et Adalbert qui est parti la chercher ? Comme faire pour l’avertir ?
— Cela, je n’en sais rien, mais si vous voulez mon avis, autant le laisser continuer jusqu’au bout ! Sur place il trouvera peut-être la solution du problème ?
— Il est certain qu’il n’en est pas à cinq cents kilomètres près. Cela lui permettra en outre de faire un tour chez lui, de voir Langlois et de nous ramener peut-être une ou deux pistes…
— De toute façon, sa chambre sera prête et elle n’aura qu’à y prendre ses aises…
La laissant à ses devoirs de maîtresse de maison, Aldo descendit au bord du lac pour une lente promenade, qu’il entama, naturellement, en allumant une cigarette, mais pour s’apercevoir bientôt qu’elle ne lui apportait aucune détente. Il luttait, en effet, contre l’étrange impression d’être perdu, seul au bout du monde, sans plus savoir de quel côté se tourner.
L’endroit pourtant était d’une beauté prenante, les eaux du lac reflétaient le bleu du ciel, traversé par le vol majestueux d’un milan en chasse… Tout ici parlait de sérénité. Tout, dans cette terre à la fois belle et imposante avec ses forêts profondes, ses eaux jaillissantes ou paisibles, comme celle qui accompagnait sa promenade, ses sommets dont la neige avait fondu pour faire place à de vastes étendues verdoyantes que ponctuaient parfois le grand toit d’une ferme, quelques murs ou l’élégance toujours un peu hautaine d’un château. Pourquoi fallait-il alors qu’il éprouve cette désagréable sensation d’hostilité, cette insidieuse angoisse ? Parce qu’il était seul ? Dans la demeure d’un ami c’était presque risible, mais il y avait tout le reste : cette espèce de délire dont semblaient saisis ceux qui l’entouraient. Jusqu’à Tante Amélie qui normalement aurait dû centraliser plus ou moins les informations ! Et voilà qu’elle s’en allait on ne savait où en donnant à son départ le plus d’éclat possible. Manquaient juste le tambour de ville et une ou deux trompettes. Qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ?
Trop fatigué peut-être, et en tout cas incapable de produire un raisonnement cohérent, il s’assit sur un banc de pierre qui se trouvait devant lui et s’efforça de se détendre.
Peu après survint Lothaire Vaudrey-Chaumard :
— Je vous cherchais, dit-il. Il y a longtemps que vous êtes là ?
— À vous dire le vrai, je n’en sais rien ! De quelque côté que je me tourne, je me heurte à un mur. Auriez-vous des nouvelles par hasard ?
— Pas vraiment ! Je viens de passer un moment avec Verdeaux, notre cher capitaine de gendarmerie qui m’a tout de même appris quelque chose.
— Quoi donc ?
— On enterre Georg Olger demain matin à Grandson et j’ai pensé que vous souhaiteriez vous y rendre.
Aldo sentit se déchirer le voile de brume sous lequel il commençait à étouffer :
— Vous pouvez en être sûr ! Sait-on si Hugo y sera ?
— Je l’ignore. Avant de rentrer à la maison, je suis allé me balader à la Ferme, mais les volets étaient clos… Je pense que Mathias est à Grandson afin de veiller aux préparatifs.
— Et sa mère, Martha, a-t-on de ses nouvelles ?
— De ce côté-là, rien à signaler. Elle est hors de danger et son esprit est redevenu lucide. Vous n’avez plus à craindre d’être rattrapé par cette stupide accusation de meurtre dont je suis curieux de savoir d’où elle vient. Enfin, nous en saurons peut-être un peu plus demain… et on serait bien avisé de rentrer boire un verre de remontant. Le brouillard arrive et, avec lui, la fraîcheur. Clothilde a fait allumer des feux dans les cheminées.
Dans la disposition d’esprit où il était, Aldo apprécia cette soirée passée au coin d’une cheminée à écouter Lothaire discourir, en fumant sa pipe, sur son sujet de prédilection : le Téméraire, tandis que Clothilde tricotait de la layette pour les œuvres de l’abbé Turpin et que lui-même se délectait d’un cigare. Adalbert n’avait pas donné signe de vie…
Le lendemain matin, à dix heures et demie, les deux hommes pénétraient dans la belle église Saint-Jean-Baptiste de Grandson qui était déjà abondamment remplie.
— Olger avait tant d’amis ? chuchota Aldo tandis qu’ils prenaient place dans l’un des bas-côtés en demi-cercle flanquant la nef romane.
— S’il était mort de sa belle mort, il y en aurait certainement nettement moins, mais il a été assassiné… Sous toutes les latitudes du monde, la curiosité publique demeure vigilante. Le sang a toujours fait recette !
Un coup de hallebarde sur le dallage de pierre mit tout le monde debout, le corps allait prendre sa place dans le catafalque dressé devant l’autel. Derrière lui, entièrement vêtu de noir et le chapeau à la main, Hugo de Hagenthal s’avançait à côté de Mathias. Lothaire et Aldo échangèrent un regard.
Tant que dura le service ils ne le quittèrent pas des yeux, mais une colère montait chez Aldo à mesure que passait le temps. Sans rien savoir de lui – ou si peu ! –, il détestait cet homme qui n’était apparu dans la vie des siens que pour y apporter le désordre et la douleur. Plus il le regardait et plus il se persuadait de son lien de sang avec le duc de Bourgogne. Celui-ci s’était-il jamais soucié des désastres et de la souffrance jalonnant son parcours sur la terre ? Il se voulait le plus grand souverain de son époque, toujours plus avide d’étendre sa puissance, d’augmenter ses richesses, de reconstituer – en plus vaste ! – l’antique royaume burgonde au mépris de ce que souhaitaient des peuples peut-être peu désireux de vivre sous le même maître. C’était sa fin shakespearienne qui en avait fait ce personnage de légende.
Fût-il mort dans son lit, comme son père, qu’il eût sans doute laissé le souvenir d’un prince fastueux et mélancolique, obnubilé par cette couronne jamais atteinte. Les riches cités des Flandres, dont il tirait le plus gros de sa fortune, n’avaient qu’une idée : s’affranchir de la férule bourguignonne pour se retrouver villes libres et très capables de se gérer elles-mêmes. Après lui, elles mèneraient la vie dure à la petite duchesse Marie, son héritière promise au fils de l’Empereur et qui, par cette alliance, détacherait à jamais la Bourgogne de ses racines françaises.
Sans le génie obstiné de Louis XI, la France eût été amputée d’une des parties les plus riches de son territoire, et il eût fallu encore plus de sang et de larmes pour la reconstruire…
Quand la cérémonie tira vers sa fin, Aldo chuchota à Lothaire :
— Savez-vous où on l’enterre ?
— Auprès du maître qu’il aimait tant, dans le jardin de la Seigneurie.
— Nous irons donc !…
La célébration funèbre terminée, le cortège se reforma à la suite du corbillard, un peu n’importe comment. Les deux hommes prirent la suite. C’est alors qu’Aldo se retrouva soudain près d’Elena Maresco, la femme peintre qu’il avait rencontrée à Sainte-Croix, et ne cacha pas son étonnement :
— Vous entreteniez des relations avec les Olger ?
— Oui et non. Un peintre, paysagiste comme je suis, fourre son nez un peu partout pour découvrir les angles de vue les plus séduisants. La Seigneurie… je dirais, entre le lac et l’Histoire, a tout ce qu’il faut pour attirer l’œil d’un artiste. J’ai donc rencontré à plusieurs reprises les Olger. En particulier Martha qui prenait plaisir à bavarder avec moi… Cela la changeait des hommes.
— À propos, avez-vous de ses nouvelles ?
— Je suis allée à l’hôpital et je crois que l’on peut se rassurer. Les médecins sont résolument optimistes et je pense qu’elle pourra bientôt rentrer à la Seigneurie.
— Sans son époux ? C’est une lourde charge à assumer seule pour une femme qui n’est plus toute jeune ?
— À moins qu’elle ne rejoigne Mathias, son fils, à la Ferme, mais je suis convaincue que M. de Hagenthal saura l’aider à prendre la bonne décision.
Voyant Aldo causer avec la jeune femme, Lothaire s’était rapproché dans l’intention évidente de se mêler à la conversation.
— Vous vous connaissez, je pense ? dit Morosini.
— Il m’est arrivé d’apercevoir Madame mais je n’ai jamais eu l’heur d’attirer son attention… D’où vous connaissez-vous ?
— Nous nous sommes rencontrés ces jours derniers au cours de mon bref séjour à l’hôtel de France à Sainte-Croix.
— Vous habitez l’hôtel, Madame ? N’est-ce pas un brin tristounet pour une jeune dame ? fit Lothaire qui, visiblement, trouvait la rencontre agréable.
— Croyez-vous qu’une maison dans ces solitudes, même avec un ou deux domestiques, serait plus gaie ? L’hôtel est charmant, j’y suis comme un coq en pâte… un peu trop peut-être, et je peux travailler en toute tranquillité, délivrée des petits soucis quotidiens. C’est sans prix, croyez-moi !
— Et vous vous êtes fait des amis puisque vous êtes ici ?
— Pas beaucoup ! Il n’y a pas longtemps que j’ai découvert Sainte-Croix. Mais ne me prenez pas pour une vagabonde ! Je possède bel et bien une adresse officielle ! Et même deux : une à Berne qui me vient de mes parents, et une à Paris où j’ai étudié aux Beaux-Arts. J’ai habité à Montmartre pas loin du Sacré-Cœur ! Autrement dit, le jour et la nuit ! Berne est… un peu empesé et la Butte, un peu bohème. Sainte-Croix me sert de régulateur…
— Une vraie vie d’artiste ! commenta Aldo. Si l’on y ajoute votre nom résolument roumain ?
— Il me vient d’un aïeul migrateur, mais je suis très officiellement suissesse ! Je reconnais que cela ne fait pas très… bohème !
— Cela n’en a peut-être que plus de charme ? émit soudain Lothaire pour la plus grande stupéfaction d’Aldo qui, même au milieu de la fête du Tricentenaire de son manoir, n’avait jamais vu son hôte faire autant de frais pour une femme, sauf envers Tante Amélie dont il se déclarait amoureux !
"Le diamant de Bourgogne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le diamant de Bourgogne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le diamant de Bourgogne" друзьям в соцсетях.