Il est vrai que cette Elena était charmante, et il se surprit même à se demander ce qu’en penseraient Adalbert et ses imprévisibles coups de cœur…

Tout en parlant, on était revenu vers la Seigneurie où, après une dernière prière et une ultime bénédiction, le corps de Georg Olger fut confié à la tombe que l’on avait ouverte près de celle du vieux baron Hugo… Puis les assistants se retirèrent après avoir, l’un après l’autre, salué Mathias visiblement affecté profondément et que son maître soutenait de son mieux.

Tandis que les condoléances défilaient, Aldo salua Elena Maresco :

— Permettez-moi de vous abandonner, s’excusa-t-il en s’inclinant. Je voudrais parler quelques instants avec le maître de ces lieux.

— En ce cas je vais passer avant vous ! Il faut que je rentre à l’hôtel. Mais je vous reverrais volontiers…

— Ce sera avec plaisir.

Elle échangea quelques mots avec Mathias et Hugo qui la remercièrent de s’être dérangée, mais déjà Lothaire la remplaçait, articulant les rituelles condoléances avant de récupérer Aldo et de le présenter :

— Mon cher Hugo, voici le prince Morosini, de Venise, comme vous le savez déjà. Il souhaite un court instant d’entretien avec vous.

— Vraiment ? À quel sujet ?

— Il va vous le dire lui-même, mais vous devez savoir qu’il a été, l’espace d’une nuit, accusé d’avoir tué Georg Olger et blessé grièvement sa femme ?

Le hautain visage se tourna vers le nouveau venu tandis que Lothaire s’écartait, emmenant Mathias à l’écart.

— J’ai déjà entendu votre nom, Monsieur. De quoi voulez-vous m’entretenir ?

Le « Monsieur » en apprit plus à Aldo qu’un discours.

— De Mlle du Plan-Crépin, ma cousine, qui a quitté Paris précipitamment voilà cinq jours pour vous rejoindre !!

— Moi ?

Ou cet homme était sincèrement surpris, ou alors il était l’un des comédiens les plus doués de sa génération.

— Vous ! Elle est partie à l’aube en laissant ce message !

Et il tendit la lettre de Marie-Angéline en observant attentivement la réaction qu’elle allait produire et qui ne se fit pas attendre.

Hugo s’empourpra aussitôt sous le feu de la colère :

— Je n’ai jamais écrit ceci à votre cousine ! gronda-t-il en rejetant la feuille de papier qu’Aldo rattrapa au vol, et j’aimerais que vous produisiez la demande à laquelle elle fait allusion…

— Allusion ? Dites qu’elle a obéi spontanément, sans réfléchir au danger vers lequel elle se précipitait, faisant sans hésiter le sacrifice de sa propre vie ! Mais peut-être me direz-vous aussi que vous ne la connaissez pas… Et que ce n’est pas vous qui l’avez sauvée au moment où l’inspecteur Sauvageol se faisait tuer ?

— Je n’ai aucune raison de mentir. La dernière fois que je l’ai vue, c’était l’avant-veille du Tricentenaire.

— À ce propos, comment se fait-il que l’on ne vous y ait pas vu ?

— Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre, mais si je ne m’y suis pas rendu c’était afin d’éviter de rencontrer certaines personnes. Encore une fois, cela ne vous regarde pas ! Allez au diable !

Il se détournait pour s’éloigner mais Aldo l’empoigna par un bras :

— Vous ne vous en tirerez pas de la sorte ! Quitte à causer un scandale, je ne vous lâcherai pas tant que vous ne m’aurez pas répondu ! Il y va de la vie d’une femme que j’aime comme une sœur. Et je suis décidé à fouiller ce pays maison par maison, pierre par pierre s’il le faut pour la retrouver vivante…

— Ou morte ? Car c’est ce qu’elle risque en reparaissant ici. Ce que je lui avais formellement interdit !

— Interdit ? À quel titre ? Elle n’appartient pas, que je sache, à votre famille mais à la mienne où l’on est fort chatouilleux sur le respect que nous attendons d’autrui, et c’est pourquoi je réitère : à quel titre prétendez-vous lui donner des ordres ? Vous prenez-vous à ce point pour la réincarnation du Téméraire ?

— J’ai surtout l’impression de porter le poids d’une malédiction vieille de plusieurs siècles et ce n’est pas moi qui ai choisi mon visage ! Croyez en tout cas qu’en faisant tous mes efforts pour éloigner de moi cette pauvre fille…

— Pauvre fille ? Rien que pour cette étiquette, je devrais vous casser la figure. Elle a plus de noblesse et plus de vaillance que n’en avaient tous les chevaliers de la Table Ronde réunis. Elle vivait heureuse avant que le mauvais sort ne lui fasse assister à un meurtre, aussi ignoble que lâche, dans un confessionnal parisien, mais, au lieu de se lamenter sur la victime – qu’elle ne connaissait pas ! –, elle a voulu tenter d’arrêter l’assassin, et a été enlevée, pour se retrouver ici où apparemment le destin l’attendait…

Hugo s’apprêtait à répondre mais, d’un geste de la main, Aldo l’en empêcha :

— Laissez-moi finir ! Je sais qu’alors vous l’avez sauvée et amenée au couvent des Annonciades…

— … où je lui ai fait jurer de ne jamais parler de moi et de ne jamais revenir à Grandson !

— Elle a pris sur elle à la limite du possible pour vous obéir, mais elle n’est pour rien dans sa présence à Pontarlier à l’occasion du Tricentenaire… En outre, je vous rappelle que vous l’avez appelée à votre secours – du moins elle l’a cru ! Et n’a pas hésité à se re-précipiter dans le piège qui a bien failli la détruire !

— Que voulez-vous que je vous réponde, à la fin ? Je ne lui ai pas écrit, ne l’ai approchée en aucune façon et ne suis pas responsable de ce qui lui arrive, et… comment a-t-elle pu me croire assez vil pour réclamer le secours d’une femme ?

— Vous avez peut-être une idée sur celui qui lui a tendu ce traquenard en imitant votre écriture ? Et c’est ce nom-là que je veux !

— Pour en faire quoi ?

— À votre avis ? Ou manquez-vous à ce point d’imagination ? D’abord pour la libérer et, s’il est trop tard, pour faire payer l’assassin…

— En le livrant à la justice ? ricana Hugo.

— Son nom devrait vous inspirer plus de respect ! Ou vous croyez-vous encore au Moyen Âge ?

— Peut-être mais c’est ainsi ! lâcha Hugo, buté.

— On ne livre pas les siens ? Même quand on les hait ? C’est cela que je dois comprendre  ? Alors écoutez ce que, moi Aldo Morosini, j’ai à dire : si je le peux je n’hésiterai pas un instant à remettre ce misérable tueur de femmes entre les mains de mon ami Pierre Langlois, le chef de la Sûreté générale en France, ni à l’abattre comme la bête puante qu’il est si je ne retrouve que le cadavre de Mlle du Plan-Crépin. Quant à vous…

Il allait recommencer à le secouer quand Lothaire intervint :

— Lâchez-le, Morosini ! Il y a un mort ici !

— Une victime sortie du peuple que l’on honore tout juste assez pour s’incliner devant sa tombe mais, pour ce qui est de l’assassin, il n’est pas question de se mettre seulement en travers de sa route ! gronda Aldo hors de lui… C’est peut-être pousser un peu loin l’esprit de famille ?

Lothaire l’avait saisi par le bras et insensiblement l’entraînait, cependant qu’Hugo s’éloignait mais Morosini n’était pas calmé pour autant : il s’en prit à lui :

— Et vous lui donnez raison à ce lâche ?

— Ce n’est pas un lâche, tout au contraire et je le connais bien mais…

— Il n’est pas un lâche mais ? rétorqua Aldo, un pli de mépris aux lèvres.

— Votre colère est plus que légitime. Pourtant je veux espérer que vous allez comprendre  ! Quand on est chrétien comme l’est Hugo, on ne dénonce pas son père et on le tue encore moins, fût-il le pire des salopards ! ajouta-t-il en baissant la voix jusqu’au murmure.

— Mais on regarde mourir d’un œil serein une pauvre fille qui, pour son malheur, s’est mise à vous aimer ? Qu’il nous dise au moins où elle est ? Le reste on s’en charge !

— Cela revient au même !… Ce genre d’homme échappe un peu à notre esprit moderne !

— C’est le moins que l’on puisse dire ! En ce cas, ce cher Hugo ne devrait pas rester « dans le siècle », comme on disait jadis. C’est un monastère qu’il lui faut !

— Je me demande s’il ne l’a pas déjà.

— Expliquez-vous ?

— Ces périodes où il disparaît sans annoncer où il va…

— Eh bien ?

— L’idée m’est venue qu’il pourrait se rendre dans quelque couvent. Cela irait assez avec une foi que je crois profonde…

— Il s’absente longtemps ?

— Oh, pour ce que j’en sais, il y a des variantes. Entre trois jours et une semaine. Selon moi, c’est cela ou une femme… mais j’en doute.

— Pourquoi ? Il n’aime pas les femmes alors qu’il est réputé être épris de Mlle de Regille, d’où la haine entre lui et son père ?

De façon tout à fait inattendue, Lothaire se mit à rire :

— Vous allez penser que j’ai vraiment un esprit de contradiction particulièrement coriace, mais cela non plus je n’y crois pas !

— Il n’aime pas Mlle de Regille ?

— J’ignore quels sont au juste ses sentiments pour elle mais je suis persuadé qu’il voudrait surtout l’arracher à un sort lié à celui de Karl-August. Quant à ne pas aimer le beau sexe, inutile de fantasmer de ce côté-là ! Il paraîtrait qu’il ait aimé une fois et passionnément ! Cela posé, je ne vous en apprendrai pas davantage. Il se peut d’ailleurs qu’elle ait quitté ce monde !

— Mais si vous avez raison, à propos de ces retraites monastiques, pourquoi ne prononce-t-il pas ses vœux définitifs ?

— Selon moi, c’est parce qu’il ne se sent pas prêt pour le renoncement. Des attraits de la vie le retiennent encore dans le siècle !

— Ses chevaux ?

— C’est vrai qu’il les aime, et il n’y a pas là matière à plaisanter ! ! En outre, je suis sûr qu’il voit clair dans le jeu infâme de son père, et si sa conscience lui interdit de l’attaquer ou de le livrer, elle ne lui défend pas de s’opposer dans la mesure de ses moyens à ses agissements. Enfin, il y a un détail mais dont je me reconnais le droit de ne pas vous le confier. Ne m’en veuillez pas pour autant !

— Loin de moi cette pensée !

— Merci. Malgré tout, il me reste à vous dire ceci : je mettrais ma tête au feu et ma main à couper qu’il fera l’impossible pour retrouver Mlle du Plan-Crépin et la sauver. Dès l’instant où elle est victime des manigances de Karl-August…

Aldo garda un moment le silence, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre, et, finalement, soupira :

— Je regrette sincèrement de m’être montré si dur, presque à la limite de l’accusation. Voulez-vous lui en faire part ? Mais aussi qu’en ce qui concerne Marie-Angéline il n’hésite pas à m’appeler ainsi qu’Adalbert. Pour la retrouver – vivante si possible ! Nous sommes prêts à le suivre… sans poser la moindre question !

Instantanément Lothaire recouvra sa bonne humeur :

— Sur ce dernier point, je serai moins certain du cher Vidal-Pellicorne. Il est curieux… comme un archéologue !

— Et moi comme un chercheur de trésors. Maintenant, si vous le permettez, je vais appeler Paris. J’ai besoin de savoir où est le reste de la famille !

Hélas, quand il obtint – enfin ! – la communication, ce fut pour entendre la voix de la veille, celle de Cyprien : Madame la marquise était partie précipitamment dans l’après-midi avec la voiture et Lucien, son chauffeur. Elle n’était pas encore rentrée. Quant à Monsieur Adalbert, on ne l’avait pas vu. Le vieux serviteur n’ayant pas caché son inquiétude, Aldo lui demanda de l’appeler dès que l’un des deux serait rentré, puis il pria ses hôtes de lui permettre de s’établir, le temps qu’il faudrait, dans la bibliothèque auprès du téléphone. Ce à quoi ils consentirent bien volontiers. Lothaire, qui lui tint compagnie un moment, finit, sur ses instances, par aller se coucher, le laissant en compagnie d’une cave à liqueurs et d’une boîte de cigares.

Mais quand le jour se leva, ramenant un Lothaire plutôt soucieux, Aldo attendait toujours, la grande pièce était envahie par un épais nuage de fumée et certain flacon d’armagnac avait diminué de moitié. Quant au pot de café tenu au chaud dans la cuisine, il n’en restait plus une goutte.

— Je prends le relais, proposa-t-il, et allez vous reposer un peu, mon ami, je monterai vous chercher dès que cet outil se décidera à sonner ! Je vous promets de ne pas bouger ! Et ne vous tourmentez pas trop. Nous sommes à la frontière, en montagne, et ce ne serait pas le premier dysfonctionnement de cet objet.

Aldo accepta volontiers. Ses nerfs tendus à la limite de l’épuisement lui soufflaient que c’était la sagesse. Sans se déshabiller, afin de pouvoir descendre dès qu’on l’appellerait, il se jeta sur son lit.

Il était près de midi quand il s’éveilla, sans avoir, hélas, été dérangé, et il se précipita dans la salle de bains, prit une douche, se rasa, puis s’habilla en un temps record pour enfin rejoindre Lothaire qui, fidèle à sa promesse, n’avait pas bougé.