— Je suis désolé, s’excusa Aldo. Il ne fallait pas me laisser dormir aussi longtemps !
— Je vous en prie ! C’était tout naturel et je suis sûr que vous en auriez fait autant pour moi. Que décidez-vous à présent ?
— D’appeler Langlois ! S’il s’est passé quelque chose il nous le dira !
— À quoi pensez-vous ?
— À dire vrai, j’essaie de ne pas penser…
— … et de toute façon rien n’est plus mauvais que de cogiter le ventre vide !
— À table ! s’écria Clothilde qui entrait armée d’une motte de beurre destinée à la salle à manger. Vous n’avez rien avalé de solide depuis plus de seize heures !
— Juste le temps d’appeler le Quai des Orfèvres et on vous suit ! fit son frère.
Mais ce moment-là, si on l’obtint relativement vite, fut aussi décevant que l’avaient été la rue Alfred-de-Vigny et la rue Jouffroy : le grand patron était quelque part hors Paris et on ne savait pas quand il rentrerait.
La journée fut un cauchemar. Le fichu téléphone sonna bien à plusieurs reprises mais il n’y avait jamais au bout du fil l’une ou l’autre voix espérée. Pire encore quand on rappela les trois numéros : seul le cabinet de Pierre Langlois répondit. Guère plus rassurant que les deux autres : le grand chef n’était pas là. Un point c’est tout ! Aldo décréta alors que si l’on en était toujours là le lendemain matin, il irait voir par lui-même ce qui se passait à Paris.
— Si seulement je savais où se promène mon beau-père, je l’appellerais au secours ! ragea Aldo. Avec un avion on avale les kilomètres trois ou quatre fois plus vite que par le train ou en voiture. Mais il n’est jamais là quand on a besoin de lui !
— Ne le regrettez pas ! conseilla Lothaire. Cela ne ferait peut-être que compliquer la situation. Il est évident que nous nous trouvons devant un cas d’espèce plutôt rare : deux numéros aux abonnés absents pendant plus de vingt-quatre heures ce n’est pas fréquent, mais j’en viens à me demander s’il n’y a pas là un signe rassurant ?
— Ah, vous croyez ?
— Ma foi ! Ce silence ne serait-il pas volontaire…
— Volontaire ? La porte ouverte à toutes les suppositions, même les plus alarmantes ?
— Pourquoi pas ? Si l’on refuse de nous répondre c’est peut-être pour ne pas avoir à en faire autant pour d’autres… qui seraient indésirables ?
— J’y pensais, murmura Clothilde.
Aldo s’efforça d’examiner l’idée calmement. Il est certain qu’elle était séduisante parce que rassurante… Clothilde reprit :
— Nous voyons bien, Aldo, que vous êtes à la torture, mais il est primordial pour vous que vous vous calmiez… et ce serait insensé de reprendre la route demain matin. D’abord parce que vous êtes beaucoup trop nerveux pour contrôler le volant sur la distance entre Paris et nous…
— De ce côté-là vous pouvez vous rassurer : j’irais avec lui…, proposa Lothaire.
— Ce ne serait pas plus rassurant ! Vous conduisez avec le dédain le plus absolu pour le code de la route ; aussi bien que pour les obstacles, humains ou non, assez las de l’existence pour s’aventurer sur votre chemin. Restez là tous les deux ! Mon intuition me suggère que vos tourments vont prendre fin, cher ami Aldo !
— Tu es voyante à présent ? grommela son frère.
— Non, mais vous êtes trop impétueux tous les deux ! Il faut prendre le temps de réfléchir. Quant à être une extralucide, sans aller jusque-là, je dirais qu’il m’arrive d’avoir, de temps en temps, une brève vision concernant telle ou telle personne ! Parfois même quelqu’un que je n’ai jamais vu. Ce qui est assez gênant !… J’ai l’impression d’être indiscrète !
— Et là, vous voyez quoi ?
— C’est flou ! Je dois l’admettre, pourtant je ne parviens pas à redouter une menace sur notre marquise !
Le mot fit sourire Aldo en dépit de ses soucis. C’était Plan-Crépin, habituée au pluriel de majesté, qui l’avait appelée ainsi une fois, et tout le monde avait suivi.
— Acceptons-en l’augure ! conclut son frère en s’emparant d’un flacon d’armagnac qu’il mit dans les mains d’Aldo. Emportez donc ce viatique, cher ami, c’est souverain quand la nuit se fait longue. Je vais d’ailleurs vous imiter. C’est encore ce qu’il y a de mieux pour donner des couleurs à une nuit blanche…
C’en fut une, en effet, et de la meilleure qualité en dépit du bain chaud, des trois pommes qu’Aldo croqua et de deux ou trois cachets d’aspirine qu’il fit passer avec une solide ration d’alcool gersois, mélange qui, vers l’heure noire précédant l’aube, se révéla enfin efficace et le plongea dans un profond sommeil… d’où le tira un désagréable contact avec une serviette de toilette trempée dans l’eau froide… il lui fallut quelques minutes pour accommoder. Le brouillard se dissipant, il crut voir Adalbert :
— C’est toi ? hasarda-t-il en se frottant les yeux, mais ce qu’il prenait pour une ombre déclara :
— Évidemment, c’est moi ! Qui veux-tu que ce soit qui se permette de te flanquer des claques ?
— Tu… tu es rentré ?
— Il faut t’y faire : je ne suis pas un fantôme. Toi, en revanche, tu me donnes l’impression d’avoir noyé ton angoisse dans l’alcool, fit l’ombre en s’emparant de la bouteille aux trois quarts vide dont il s’adjugea une ration. De qualité d’ailleurs ! On peut comprendre que tu lui aies confié tes misères !
— Sans les enlever, mais au moins ça m’a aidé à dormir et j’en avais grand besoin… J’en ai toujours besoin, conclut-il en bâillant à se décrocher la mâchoire.
— Oui, eh bien, cela suffit ! Tante Amélie…
À lui tout seul, ce nom acheva de réveiller Aldo qui réagit en empoignant le revers du veston de son ami :
— Elle a disparu de chez elle ! Sais-tu au moins où elle est ?
— Lâche-moi ! Tu vas me déchirer ! Elle est ici, bien sûr ! C’est moi qui l’ai amenée !
— Ici ? Et tu ne le disais pas ?
— Je n’étais pas sûr que tu sois dans ton bon sens et que…
Mais Aldo ne l’écoutait plus. Il était déjà dans la galerie, courant vers la chambre qu’avait occupée Tante Amélie, et, emporté dans son élan, y fit irruption sans frapper… Elle était réellement là ! Debout devant une psyché, elle achevait de se coiffer mais sursauta quand il entra en trombe et poussa un cri :
— Tu m’as fait peur ! Mais quelle tête tu as ? Tu es malade ?
— Malade d’angoisse, oui ! s’écria-t-il en la serrant dans ses bras. Quand j’ai su que vous étiez partie avec Lucien sans dire où vous alliez et qu’Adalbert allait vous chercher en vain, je me suis tourmenté au-delà de ce que vous pourriez imaginer, et, las de tourner en rond, je confesse avoir cherché le sommeil qui me fuyait dans une bouteille d’armagnac ! Je dois puer l’alcool à plein nez ?
— Ah, que galamment !…, répondit-elle en riant. Cela dit, j’ai décidé, avant-hier, de mettre en action un conseil de Langlois… Mais va d’abord retrouver un aspect civilisé ! Tu n’as que le temps avant le déjeuner et je n’aurai qu’un seul récit à faire !
Sur ce, elle le poussa dehors. Dans sa chambre, Adalbert l’y attendait assis sur le lit avec, à la main, un verre qu’il tendit :
— Maintenant que tu es revenu à la surface, bois ça !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le bas peuple appelle ce nectar un « rince cochon » ! Ce n’est pas vénéneux, il y a même du citron, et tu seras à neuf en un rien de temps !
Docilement, Aldo avala, devint un peu plus verdâtre et se rua sur la salle de bains… Une demi-heure plus tard, il descendait et rejoignait les autres, tiré à quatre épingles et le pied assuré. Il put alors constater que, au cas où Tante Amélie eût conservé un doute sur l’amitié des Vaudrey-Chaumard, ce doute s’était envolé. Clothilde et Lothaire rayonnaient positivement.
Cependant, l’indomptable marquise avouait franchement avoir eu peur pour une des rares fois de sa vie, mais pas au point de prendre la fuite…
En résumé, elle avait reçu un coup de téléphone, ou plutôt Cyprien l’avait reçu car elle ne répondait jamais directement, et se contentait d’écouter. Une voix de femme, totalement inconnue de Cyprien comme d’elle-même d’ailleurs, conseillait à « Mme de Sommières de quitter sa demeure dans les prochaines heures si elle voulait éviter de graves désagréments à divers membres de sa famille. Et de le faire sans chercher à le cacher ». Elle s’était alors emparée elle-même de l’appareil pour essayer d’en savoir plus, mais il n’y avait déjà plus personne au bout du fil. Les dernières paroles perçues par Cyprien déconseillaient vivement tout appel au Quai des Orfèvres…
— Comment était cette voix ? demanda Aldo.
— Pas désagréable : basse et assez douce avec juste ce qu’il fallait d’inquiétude pour être vraiment crédible.
— Qu’avez-vous fait alors ? s’impatienta Aldo. Vous êtes partie… mais comment se fait-il…
— Laisse-moi aller jusqu’au bout de mon propos ! J’ai commencé par réfléchir puis j’ai décidé d’obtempérer, ou plutôt de faire semblant. Lucien a reçu l’ordre de préparer la voiture – bien briquée ! –, puis on m’a fait une valise plus une mallette de toilette, et enfin j’ai convaincu ma vieille Louise, ma femme de chambre qui, depuis qu’elle est à mon service a fini par me ressembler, de prendre ma place…
— Elle est presque aussi grande que vous, en effet, observa Adalbert, mais de là à vous ressembler !
— Et vous trouvez qu’Hubert me ressemblait davantage quand il jouait mon rôle au bord du lac de Lugano1 ? Louise a la même taille que moi, et avec mes vêtements, l’un de mes chapeaux drapé d’une voilette épaisse, elle est largement plus crédible que ne l’était Hubert parce qu’elle me connaît par cœur. Elle est donc très ostensiblement partie à ma place.
— Pour où ?
Elle lui offrit un sourire un peu moqueur :
— Pour un endroit où l’on n’aurait jamais l’idée de me chercher et impossible à attaquer sans risquer de graves ennuis : un couvent, à Sèvres, que dirige une mienne cousine qui était mon amie d’enfance et sur qui je sais pouvoir compter même si elle ne m’a pas vue depuis des siècles ! Louise avait une lettre pour elle…
Clothilde ouvrit de grands yeux :
— Vous lui avez demandé de mentir au cas où quelqu’un vous chercherait ?
— Je n’ai pas eu besoin de le lui demander. Quand on entre chez Clarisse, pour une retraite par exemple, on perd son identité pour n’être plus qu’une âme en peine pourvue d’un simple prénom, qui n’est pas obligatoirement le vôtre, et Louise, qui est presque aussi pieuse que Marie-Angéline, était ravie de ce séjour inattendu qui va lui permettre de se reposer un peu. Quant à Lucien, il en a profité pour aller voir son frère à Suresnes. Et moi… j’ai changé de chambre ! C’est assez curieux comme impression ! Il me semblait vraiment être sortie de moi-même…
— Quand avez-vous vu Adalbert ?
— Lorsqu’il est arrivé. La nuit s’était passée sans problème et c’est moi qui l’ai reçu avec Cyprien… dans le vestibule, et pas longtemps puisque j’étais censée être absente.
Adalbert relaya :
— Le temps de parer au plus pressé qui n’était pas si simple : comment emmener discrètement quelqu’un qui n’est pas là ? L’air très soucieux je suis donc rentré chez moi en annonçant hautement à Cyprien qu’avant de repartir au petit matin, je passerais pour savoir s’il y avait des nouvelles…
— Pourquoi ne m’as-tu pas téléphoné ?
— Tu vas rire : mon téléphone était en panne ! Pour en revenir à Tante Amélie, je ne pouvais pas l’emmener sans la moindre valise. Aussi, dans la nuit, j’ai envoyé Théobald à l’entrée de son hôtel, sur le parc, avec une brouette empruntée au gardien de Monceau-Courcelles, avec qui j’entretiens d’excellentes relations. Au lever du jour je ressortais, passais rue Alfred-de-Vigny qui n’est pas fort éclairée la nuit, me garais juste devant le portail, y restais très peu de temps avant de repartir apparemment seul, mais ma passagère clandestine était tapie entre la banquette arrière et les deux sièges avant, vêtue de noir de la tête aux pieds.
— Et vous êtes restée longtemps dans cette posture, Tante Amélie ? demanda Aldo, un peu effaré tout de même.
— Une bonne trentaine de kilomètres ! répondit-elle, apparemment ravie du stratagème. Cela manquait de confort et j’ai hérité de bleus, mais, après tout, je n’étais pas si mal. Adalbert s’est finalement arrêté près d’une cabane de cantonnier qu’il repéra, dans un lieu absolument désert où nous ne risquions pas d’être observés… Je n’ai pas changé de vêtements et j’ai pris place à côté du chauffeur où j’ai eu droit à du café chaud, contenu dans une bouteille Thermos. Nous avons ensuite fait halte deux fois, toujours dans des endroits où nous étions sûrs que personne ne pouvait nous remarquer. Adalbert avait emporté le nécessaire pour nous sustenter jusqu’à ce que nous débarquions ici…
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