Cette fois Aldo bondit :

— Et on ne m’a pas averti ? Ce n’est pas supportable !

— Vous dormiez de si bon cœur qu’il eût été inhumain de vous déranger ! plaida Lothaire. Et puis nos deux voyageurs étaient exténués et ne demandaient qu’à gagner enfin un lit ! On a remis les retrouvailles à plus tard ! Cela dit, je vous jure qu’hier soir nous n’en savions pas plus que vous et que nous ne les attendions pas !

— Jamais je n’aurais l’idée de mettre votre parole en doute ! Il y a pourtant un détail qui m’intrigue…

Adalbert leva une main pour annoncer qu’il voulait parler :

— Je crois que je peux répondre. Qui a prévenu notre marquise qu’elle risquait d’être enlevée ? Ce qu’il vient en premier à l’esprit est qu’on lui a tendu un piège pour l’obliger à sortir de chez elle, pensant sans doute qu’elle prendrait la route. Qu’elle ait filé droit vers un couvent, proche d’ailleurs d’un commissariat de police, a dû surprendre. Attaquer ce genre de fortin ne pouvait guère être réalisable. Et pour qui vous connaît si peu que ce soit, la vie monastique ne vous a jamais tentée. D’autre part, on peut aussi croire à l’honnête mise en garde de quelqu’un qui vous veut du bien, craignant que votre hôtel ne reçoive une visite nocturne. Mais vous n’avez rien vu venir ?

— Rien du tout, alors que je m’attendais à une quelconque intrusion, mais nous n’avons rien vu… ni rien entendu puisque le téléphone était coupé. Mais j’avoue humblement n’avoir dormi que d’un œil !

— Enfin, à présent, vous voilà à l’abri, conclut Clothilde avec satisfaction. Et pour entrer ou sortir de cette maison, c’est quasiment impossible. Aussi bien en armes et munitions et qu’en personnel, nous avons de quoi soutenir un siège. Sans compter nos vaillants gendarmes de Pontarlier et quelques bons amis sachant user d’un fusil ! Il reste – et ce n’est pas peu dire – à retrouver Marie-Angéline, et nous ferons tout pour cela. En attendant, nous allons boire à l’arrivée de Mme de Sommières ! Nous en sommes tellement heureux !

— Pour moi ce sera une grande bouteille d’eau minérale ! émit Aldo avec un sourire un brin grimaçant. Cela en fera au moins un qui gardera les idées claires !

— N’ayez crainte à ce sujet ! coupa Lothaire. Mme de Sommières sera aussi bien protégée que… qu’au fort de Joux, par exemple !

— On n’en doute pas un instant ! assura Adalbert. En contrepartie, sauriez-vous si le nouveau propriétaire de Granlieu y a emménagé ?

— Pas encore ! répondit Clothilde, mais d’après les bruits qui courent ce ne saurait tarder. Des ouvriers y travaillent à longueur de semaine. C’est assez normal si le nouveau maître veut prendre ses habitudes avant le mariage qui sera célébré en septembre prochain.

— Mais Karl-August s’est-il installé ? Il devrait vouloir surveiller les travaux en personne ? Ne fût-ce que pour s’assurer qu’ils seront terminés à temps ?

— On n’en sait rien. Les ouvriers ne sont pas du pays !

— D’où alors ?

— D’assez loin certainement pour séjourner à demeure. Même le samedi, ils ne rentrent pas chez eux…

Aldo et Adalbert échangèrent un regard d’où ils s’efforcèrent de chasser l’inquiétude.

— Ce qui rend pratiquement impossible la visite aussi discrète que nocturne d’un chantier si intéressant, commenta Adalbert qui réfléchissait tout haut.

— N’importe, reprit Lothaire, visiblement soucieux, que les ouvriers vivent à Granlieu ou non ne change rien au fait qu’il est préférable de ne pas s’y aventurer. Je jurerais que Mlle du Plan-Crépin n’est pas là. Si on la retrouve dans la région, ce serait plutôt aux environs de Grandson, puisque, d’après la lettre qu’elle a laissée, l’appel proviendrait d’Hugo ! Or, il vous a dit lui-même ce qu’il en est. Et je crois vraiment qu’on peut lui faire confiance. Qu’en penses-tu, Clothilde ?

— Oh, je suis entièrement de ton avis. Hugo est un homme d’honneur ! Il appartient réellement à un autre âge. Il est incapable d’écrire une lettre comme celle mentionnée par Marie-Angéline ! Surtout en lui demandant de commettre un vol au détriment d’un ami fraternel ! Non ! Cent fois non ! Souvenez-vous qu’il a toujours rêvé de grandeur !

— Soit ! soupira Aldo. Dans ce cas, voulez-vous nous dire dans quelle direction nous avons une chance de retrouver Plan-Crépin… si toutefois on peut encore l’espérer ? Dans ce beau pays où abondent les lacs, les cascades, les rivières, escamoter un corps ne doit pas poser de gros problèmes ! Pardon… Tante Amélie si je vous blesse, mais il faut bien en venir à regarder cette hypothèse en face : les jours passent et nous sommes tous là, incapables de relever la moindre trace !

— Tu crois que je ne le sais pas ? murmura-t-elle.

Lothaire, qui avait entrepris d’arpenter la vaste pièce à pas lents, les mains derrière le dos, s’arrêta brusquement devant sa sœur :

— Il reste pourtant quelque chose que l’on pourrait tenter ? Qu’en penses-tu ?

— Que je serais fort surprise si l’on te refusait de l’aide !


1 Voir La Collection Kledermann, Plon, 2012.

4

Le couvent des Solitudes

Les deux jours qui suivirent furent d’un calme absolu. Mme de Sommières retrouva les habitants du manoir Vaudrey-Chaumard sans soulever la moindre curiosité dans le voisinage. Clothilde avait pris les devants en faisant courir le bruit que, relevant de maladie – rien d’étonnant si l’on considérait son âge ! –, cette amie si chère avait accepté d’échanger les miasmes parisiens contre l’air pur et vivifiant de Franche-Comté, sans oublier ses eaux thermales exceptionnelles, palliant ainsi l’absence de sa cousine et compagne habituelle, partie, elle, dans les Pyrénées pour affaire de famille. Enfin, Aldo travaillait avec Lothaire à un ouvrage sur des joyaux disparus. Pas sorcier de deviner lesquels ! Ces confidences pour parer à d’éventuelles curiosités si elles avaient osé se manifester au sujet des invités d’une demeure dont nul n’ignorait que le maître, s’il faisait preuve normalement d’une certaine courtoisie, pouvait se révéler redoutable si l’on avait le malheur de « lui casser les pieds » (sic) avec ce qu’il n’hésiterait pas à traiter de cancans ou d’histoires de bonnes femmes.

Ce fut au matin du quatrième jour qu’un événement étrange se produisit.

Les hôtes du manoir se disposaient à déjeuner, quand le capitaine Verdeaux sauta de cheval devant le perron et se fit annoncer. À son visage sombre et au fait qu’il ait choisi ce mode de locomotion permettant le « tout-terrain », il n’était pas difficile de conclure qu’il apportait une nouvelle sinon grave, du moins préoccupante. Cependant, introduit « sans façons » dans la salle à manger, il n’en accepta pas moins le verre de « vin de paille » et les biscuits au fromage qu’on lui offrait après avoir refusé de prendre place à table sous le prétexte qu’il ne disposait pas du temps nécessaire.

— Que t’arrive-t-il, Raymond ? fit en riant Lothaire qui était pour lui un ami d’enfance… Tu galopes après un contrebandier  ? Et non accompagné ?

— J’aurais préféré que ce soit le cas et je ne viendrais pas vous déranger pour si peu ! Ce qui m’amène c’est ce machin ! Il y en a partout ce matin !

« Ce machin », c’était le portrait de Marie-Angéline redessiné d’après celui qu’avaient fait imprimer Aldo et Adalbert quand ils la cherchaient après le meurtre de Mme de Granlieu, mais le texte qui l’accompagnait n’était plus de la même teneur. En gros caractères on pouvait lire : « Cette femme est dangereuse ! », puis, en plus petit : « Après avoir assassiné ces jours derniers, à Grandson, deux personnes, elle aurait été aperçue de notre côté de la frontière, vers Salins et Nozeroy, etc., une récompense est offerte à quiconque permettra de la prendre vivante ou morte car, nous le répétons, cette femme est dangereuse ! »

Pendant une bonne minute, la tempête fit rage autour de la table, jusqu’à ce que Clothilde, à la suite d’un aller-retour fulgurant à la cuisine, se mette à taper sur la nappe à l’aide d’un rouleau à pâtisserie. En même temps, elle criait « Assez ! », assistée d’ailleurs du sifflet dont se servit le capitaine.

Cette association vint à bout du tumulte et laissa place à la voix de stentor du maître de céans qui tonna :

— Qu’est-ce que c’est que cette ânerie ? Ne me dis pas, Raymond, que tu as cru fût-ce un instant à pareille insanité ?

— C’est grotesque ! appuya Aldo, aussitôt suivi par le :

— Faut s’en occuper et tout de suite ! d’Adalbert.

Seule Mme de Sommières ne dit rien, mais c’en était trop pour elle après ce qu’elle venait de subir : elle dissimula son visage dans ses mains pour cacher ses larmes, immédiatement entourée par les bras de Clothilde et d’Aldo qui la rejoignit. Enfin, le capitaine Verdeaux prit la parole :

— Si j’y croyais je ne serais pas là. Or je tenais justement à vous informer aussi vite que possible. J’ajoute que ces horreurs ont été répandues dans la ville et que mon premier mouvement a été de foncer chez l’imprimeur à qui vous vous étiez adressés, Messieurs, précisa-t-il à l’intention d’Aldo et Adalbert.

— Alors ?

— Il jure ses grands dieux que ce n’est pas son travail : « Avant d’imprimer ça, je serais venu vous voir ! » m’a-t-il répondu.

— Et vous le croyez ? demanda Adalbert.

— Sans hésiter un instant ! affirma le capitaine, catégorique. Je le connais depuis longtemps, le Professeur aussi d’ailleurs, mais je n’avais pas besoin de ce truc pour être persuadé de son innocence : la pellicule de la photo initiale lui a été volée ! Bon ! Maintenant que vous êtes prévenus, je vous laisse ! Il faut que j’aille estimer l’étendue des dégâts !

— Tu penses qu’il y en a ailleurs ? s’inquiéta Lothaire.

— Sans aucun doute ! Avant de venir j’ai appelé Salins dont il est fait mention dans ce torchon, et j’ai demandé que l’on téléphone aux autres cités. Et naturellement je voulais faire arracher tous ces placards chez nous mais le sous-préfet s’y est opposé. Il m’a rappelé que, étant au service de la loi, ce n’était pas à moi de prendre parti !

— Où a-t-il été chercher cette ineptie ? s’étonna Clothilde.

En dépit des circonstances, Adalbert ne put s’empêcher de lâcher :

— Dans son antipathie pour Morosini ! Il n’a pas encore digéré, sans doute, sa façon de danser la valse anglaise avec sa femme !

— Oh, Adalbert ! reprocha la marquise.

— Il y a peut-être du vrai là-dedans ! émit Lothaire, songeur. Vous ne le savez peut-être pas, mais c’est un homme très jaloux !

— Le pire, c’est que c’est on ne peut plus réel ! approuva sa sœur. Il ne nous manquait plus que cela !

— Bon, dans ce cas, notre première démarche va être d’appeler Langlois au téléphone ! Il ne commande pas la gendarmerie, mais le ministre de l’Intérieur est au mieux avec lui. Je serais fort étonné si notre sous-préfet ne recevait pas rapidement de ses nouvelles. En même temps, Verdeaux en recevrait peut-être du ministère des Armées ? avança Adalbert. On peut user de votre téléphone, Professeur ?

— Naturellement. Je vais même m’enquérir du numéro pour vous !

La chance étant avec eux pour une fois, ils eurent Langlois presque instantanément. Le policier n’eut pas besoin de longues explications. Il assura Adalbert que les ordres arriveraient dans les dix minutes.

— Demande-lui de bien vouloir nous rappeler dès qu’il aura fini. J’ai encore une faveur en réserve, souffla Aldo. Ou plutôt, demande-la-lui tout de suite !

— Quoi ?

— L’autorisation pour le capitaine de perquisitionner au château de Granlieu sous un prétexte ou un autre… J’ai le pressentiment qu’au milieu de cette foule d’ouvriers un imprimeur aurait pu se glisser !

— Pas idiot, ça ! commenta Lothaire.

— Oui, mais sous quel prétexte ? chuchota sa sœur.

— Il trouvera. Il est rare qu’un flic manque d’imagination quand il s’agit d’aller fourrer son nez chez des suspects !

Ce fut Mme de Sommières qui, choquée, se chargea d’inciter l’imprudent à plus de considération envers le patron de la Sûreté :

— Pierre Langlois est pour nous un ami cher ! trancha-t-elle sèchement. En outre il est le premier policier de France ! Je n’aime pas, Lothaire, qu’on en parle sur ce ton !

— Pardonnez-moi ! C’est justement à cause de ce qu’il est que je trouvais exagéré de grimper à l’échelon ministériel alors qu’en appelant le préfet…

— C’est justement parce qu’il est son supérieur immédiat qu’il vaut mieux aller plus haut. Vous n’imaginez pas le nombre de bisbilles qui peuvent s’élever sur le plan local ! Aller au ministre protégera davantage la carrière de notre téméraire sous-préfet.