Aldo s’était emparé de l’affichette et la considérait avec une sorte de satisfaction.
— On dirait qu’il te plaît ce vilain papier ? grogna Adalbert.
— Non, mais il a au moins l’avantage de nous donner un renseignement… qu’elle est vivante et qu’elle a dû s’échapper. Sinon pourquoi la rechercher ? Pour ma part j’y puise un certain réconfort !
— À condition de la retrouver… et vite ! Si cette espèce d’ordure remet la main dessus, il la tuera sans autre forme de procès.
— Conclusion ? fit le capitaine.
— Si j’étais toi, suggéra Lothaire, j’irais me balader chez tes collègues des alentours. D’abord pour savoir s’ils ont reçu des exemplaires de ce torchon, sans oublier de m’en donner quatre ou cinq s’ils ne te font pas défaut ?
Les yeux du capitaine se plissèrent pour considérer son ami :
— Qu’est-ce que tu veux faire ? Battre le rappel ?
— Si l’on veut ! J’y songeais avant que tu ne viennes avec ta littérature, mais j’hésitais, ne sachant pas s’il nous restait encore une chance de retrouver notre héroïne vivante. Maintenant on sait qu’elle l’est, mais peut-être plus pour longtemps. Alors il faut se dépêcher !
— Bon, je rentre à la gendarmerie et je te laisse à tes occupations… dont je refuse de me mêler tant que je porterai cet uniforme ! Ce qui ne m’empêche pas d’être pleinement avec vous, conclut-il en baissant la voix jusqu’au chuchotement.
Ce que constatant, Aldo et Adalbert se retirèrent dans l’embrasure d’une fenêtre tandis que la marquise s’intéressait de plus près à l’affiche dont l’entrée en scène avait si violemment troublé la tranquillité du matin. Le poids qu’elle avait sur le cœur s’était un peu allégé, apportant cette assurance que Plan-Crépin respirait toujours le même air ensoleillé qu’elle-même, mais pour combien de temps ?
Tandis que Lothaire raccompagnait le capitaine jusqu’à son cheval, elle se laissa emmener par Clothilde :
— Laissons les messieurs entre eux, dit celle-ci avec un sourire. Nous savons toutes deux qu’ils ont à débattre d’affaires trop pesantes pour notre pauvre cervelle féminine !
— C’est ce que pense votre frère ?
— En gros, oui, mais je peux vous donner toutes assurances que vous ne faites pas partie de ce gros-là. Moi non plus d’ailleurs, mais je dois veiller à ce que personne n’entre ici durant le quart ou la demi-heure qui va venir !…
Remise sur pied, la marquise ironisa :
— Vous avez une manière bien personnelle de faire taire les curiosités intempestives ! Mais vous avez raison : il faut laisser ces messieurs à leurs affaires… surtout si elles ont pour but de retrouver intacte celle qu’Aldo appelle mon « fidèle bedeau » !
Quand Lothaire revint, il commença par se donner du cœur au ventre avec un verre puis, entraînant les deux autres dans son bureau, il s’y assit en indiquant les fauteuils qui lui faisaient face :
— Et maintenant, au travail ! Je vais donner quelques coups de téléphone durant lesquels je vous demanderai de me faire l’amitié… de ne pas souffler mot !
— Oh, ce sera facile, rassura Adalbert. On a de quoi réfléchir !
Cet intermède dura une vingtaine de minutes, pendant lesquelles les deux hommes n’entendirent que des numéros et deux mots, toujours les mêmes : « Saint-Rémy ». Simultanément, Lothaire avait pris dans son tiroir un carnet recouvert de cuir noir dont chaque page contenait une liste, et chaque fois qu’il raccrochait le combiné, il apposait un tiret – ou rien !… Les yeux aigus d’Aldo, sans toutefois pouvoir lire les noms, en comptèrent six ou sept. Le Professeur en cocha cinq avant de raccrocher définitivement. Puis, s’adressant à eux :
— Mes amis, expliqua-t-il, je vais, ce soir, vous introduire dans ce qui est peut-être le lieu le plus secret de l’ancienne Comté Franche. Le plus noble également… Aussi vous comprendrez sans peine, je présume, qu’avant de vous y conduire je vous demande de jurer sur l’honneur de ne jamais révéler quoi que ce soit à qui que ce soit de ce que vous allez voir et entendre !
Parce qu’il trouvait ce prologue un peu trop solennel, Adalbert se permit un sourire :
— Après ce préambule, je crois que cela va de soi puisque, si je vous ai compris, il s’agirait d’une société secrète ?
— C’est exact ! Mais nous ne sommes ni des terroristes, ni des truands. Nos buts sont respectables et en aucune manière contraires aux lois de ce pays, sauf en certaines circonstances…
— Que voulez-vous dire… ou plutôt, comment l’entendez-vous ?
— Quand il s’agit de rétablir une justice dont nous savons pertinemment qu’elle se trompe, ou qu’elle ne fait pas son devoir ! Si elle s’égare dans les sentiers de l’erreur et que cette erreur porte tort à un innocent, nous nous devons de nous substituer à elle. Il me semble que c’est ce qui se produit aujourd’hui puisque, en s’opposant à la décision du chef de la gendarmerie, le sous- préfet met notre amie en danger.
— Vous ne voulez pas le tuer, tout de même ? s’inquiéta Adalbert.
— Nous allons simplement faire son devoir à sa place… si Paris ne réagissait pas à temps.
— Cela m’étonnerait fort, mais cela peut toujours arriver. Et vous savez que ce qui nous importe, en priorité : c’est sauver Marie-Angéline… au besoin la sauver d’elle-même, puisque c’est l’amour qui l’a mise dans le pétrin ! En ce qui me concerne, je suis prêt à jurer. Et toi ? décida-t-il en se tournant vers Aldo.
— Moi aussi ! À qui allons-nous faire allégeance ?
— À la Toison d’Or, Messieurs !
Un instant, la surprise les laissa sans voix. Ils ne s’y attendaient pas. Ce qui fit sourire Lothaire lorsque Adalbert réussit à articuler, sans rien trouver d’autre :
— Quoi ?
— Vrai, reprit le Professeur, je ne pensais pas susciter en vous une telle surprise ! Mais je vais tout de suite couper les ailes de vos illusions : nous ne poussons pas l’audace jusqu’à nous intituler « chevaliers ». Nous ne sommes que les Compagnons de la Toison d’Or. Je préciserai simplement que si nous ne sommes pas très nombreux, nous recelons dans nos veines quelques gouttes du sang de l’un ou l’autre de ceux qui ont eu l’honneur, à travers les siècles, de porter le fameux collier aux briquets d’or soutenant un mouton plié. Il fut et demeure l’ordre de chevalerie le plus prestigieux au monde, mais on ne peut le transmettre à ses descendants par voie d’héritage, et il fait retour à l’Ordre lorsque vient la mort. Il en est toujours ainsi aujourd’hui…
— On peut donc encore le recevoir ? s’étonna Adalbert.
— Oui, mais c’est plutôt rare. Deux princes descendant de Marie de Bourgogne ont le pouvoir de le conférer : l’empereur d’Autriche – de nos jours l’archiduc Otto de Habsbourg – et le roi Alphonse XIII1.
— Si j’ai compris, fit Adalbert, vous êtes issu, vous-même, d’un de ces récipiendaires prestigieux ?
— Exactement. Je descends de Marguerite de Moirans dont le père porta le fameux collier, mais, j’y pense tout à coup, vous-même, Aldo, pourriez compter parmi vos ancêtres…
— J’ai ! répondit celui-ci avec bonne humeur. Et par les deux côtés : un doge de Venise pour l’ascendance paternelle et un duc de Roquelaure par ma mère !
— Bravo !… et vous Adalbert ?
— Oh, je n’ai jamais cherché à fouiller la question. Ce que je sais est qu’un Pellicorne, chevalier du Temple, servit le roi Baudouin de Jérusalem, le jeune lépreux, avant de finir à la tête d’une commanderie en France. Tout ce que je peux dire c’est qu’il a eu la chance de mourir avant la grande rafle de Philippe le Bel !
— Tu ne m’as jamais raconté cette histoire ! fit Aldo, admiratif. Un Templier ? C’est au moins aussi bien, sauf qu’il n’a jamais dû avoir d’enfants ?
— Non, quoique je n’en jurerais pas car c’était loin d’être un saint, mais ses frères en ont eu ! Donc…
— As-tu déjà raconté cela à Plan-Crépin… Oh, mon Dieu !
Le nom était venu spontanément. La disparue faisait tellement partie d’eux-mêmes qu’il était impossible d’imaginer une aventure sans elle ! L’esprit d’Aldo hésita un instant entre les larmes et la colère. D’un geste furieux il envoya dans la cheminée la cigarette à moitié consumée, puis, s’adressant à Lothaire :
— Vous pensez vraiment que votre… confrérie peut tenter une action pour elle ? Je ne vois pas bien où ils pourraient trouver une piste alors que nous ne savons pas de quel côté nous tourner. À Pontarlier en tout cas…
— Ils n’habitent pas Pontarlier, et c’est en cela qu’ils seront utiles car avec eux nous couvrons une bonne partie de la Comté. Ce soir, ils ne seront pas tous là – six sur onze, sans me compter –, mais le mot passera par leurs plus proches voisins. En dehors de quelques rares réunions anniversaires – fondation de l’Ordre, mort du Téméraire, par exemple –, nous avons la possibilité de nous rejoindre quand surgit un cas particulier comme aujourd’hui ! Le processus en est assez simple ainsi que vous venez de le voir…
— En effet, acquiesça Adalbert. Comme vous l’avez annoncé vous n’avez prononcé que deux mots : Saint-Rémy ? Pourquoi ceux-là ? Ou plutôt, que signifient-ils ?
— Lefebvre de Saint-Rémy a été le premier « roi d’armes », autrement dit le premier héraut de l’Ordre. Le prononcer signifie qu’il y aura réunion le soir. Évidemment, tous ne seront pas là parce que certains sont occupés ailleurs, mais ils seront mis au courant par les frères présents.
— Vous les recevez donc ici ?
— Au siège de l’Ordre, qui n’est pas très loin mais pas ici même. Nous dînerons de bonne heure, après quoi nous nous y rendrons à pied : une promenade digestive en quelque sorte !
— Mademoiselle Clothilde est au courant ?
— Naturellement !
— Tante Amélie le sera-t-elle aussi ?
— Il n’y a aucune raison contre. Surtout avec Clothilde ! Elle aurait même tendance à donner dans le lyrique quand elle évoque notre petit groupe, et n’a pas caché qu’elle déplorait vivement que nous ne fissions pas usage de manteaux couleur de muraille, de masques et de l’attirail dont on dote un conspirateur normalement constitué. Nous y allons déguisés en nous-mêmes en prenant, rassurez-vous, certaines précautions ! Voilà ! Vous savez tout… ou presque, parce que je vous réserve encore une surprise !
— Vous n’auriez pas dû nous prévenir ! bougonna Adalbert. Nous allons griller d’impatience !
— Alors, mettons que je n’ai rien dit !
Il était environ neuf heures quand les trois hommes se mirent en route. Le temps était couvert, ce qui rendait la nuit plus dense qu’elle ne l’aurait dû.
Vêtus de sombre, ils marchèrent en silence, d’un pas vif, traversant la forêt qui escaladait le plateau où passait la ligne frontière, mais ils se contentèrent de la longer à distance. Ils s’enfoncèrent ensuite dans un bois avant de ressurgir sur le plateau. Là, quelques ruines apparaissaient auprès d’un bâtiment, comme écrasé par son grand toit, accolé à une chapelle au tympan de laquelle se voyaient – encore qu’usés par le temps – un bas-relief représentant la Vierge Marie et deux pèlerins agenouillés. Un petit clocher la surmontait :
— On l’appelle Notre-Dame-des-Perdus, expliqua Lothaire. C’était jadis un hospice pour ceux qui traversaient le Jura afin de se rendre en Suisse.
— J’aperçois une lumière dans le bâtiment là-bas. Il y a encore quelqu’un ? demanda Aldo.
— Oui. Une poignée de moines qui fabriquent un excellent fromage. Derrière la chapelle se trouve un cloître dont ils ont fait un jardin d’herbes et qui rejoint le bâtiment au grand toit. De l’autre côté sont les étables et la laiterie ! Suivez-moi !
— Quoi ? C’est le lieu du rendez-vous ? s’étonna Adalbert. Je ne vous savais pas si pieux ! poursuivit-il étourdiment.
— Disons que ma sœur l’est pour moi ! Quoique je me considère comme un honnête chrétien. Le Père Gervais aussi d’ailleurs, et nous nous entendons à merveille. Vous le connaîtrez dans un instant, dit-il en se dirigeant vers une porte charretière.
— Au point de vous permettre des réunions nocturnes chez lui ?
— Il n’a aucune raison d’y voir des inconvénients. D’autant moins que je suis… ou plutôt mon père était leur propriétaire au moment des « déraillements » du ministère Combes, et qu’on leur en a fait cadeau au retour…
Et il alla secouer la cloche du portail, mais ils étaient attendus et l’épais battant de chêne s’ouvrit presque aussitôt sur un religieux qui, avec sa barbiche et sa tonsure grises au-dessus d’un froc noir, avait l’air de sortir tout droit d’un évangéliaire médiéval.
— Bonsoir, Lothaire ! dit-il avec un sourire qui, lui, n’avait rien de moyenâgeux. Je vois que vous amenez d’autres frères ?
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