Lothaire et ses compagnons partirent, comme il se doit, les derniers, après avoir remercié l’abbé. Pendant près d’un kilomètre ils marchèrent en silence, chacun renfermé dans ses pensées, jusqu’à ce que Lothaire, légèrement goguenard, déclare :
— Savez-vous que vous m’étonnez tous les deux ?
— Pourquoi ? firent-ils d’une seule voix.
— Ce que vous venez de voir doit vous inciter à poser quelques questions, non ?
— Si, mais ce qu’on cherche, répondit Adalbert après avoir reniflé, c’est la façon de les poser.
— Je pense, reprit Aldo, que la meilleure est encore la plus simple : où avez-vous déniché ces souvenirs splendides du Téméraire ?
Le ton était raide à la limite de l’accusation. Vaudrey-Chaumard releva le col de son manteau pour se protéger d’un vent aigre qui se levait :
— Allons, je m’attendais à pire ! D’abord, sachez qu’en ce qui me concerne je n’ai rien déniché ! Et autant vous le dire sans tarder, afin que vous n’en veniez pas à vous demander si nous ne sommes pas une bande de voleurs ; de ce que nous venez de voir, aucune pièce n’est entrée dans la chapelle par des moyens malhonnêtes. Sachez que mes amis et moi sommes la seconde génération d’inventeurs du petit trésor que vous venez de contempler. C’est mon grand-père qui, dans une vente de château à laquelle il assistait en compagnie de son ami Fleurnoy, dont Bruno – de Salins ! – est le fils, ont gagné le cocotier, si j’ose dire, en achetant à eux deux la croix car, bien que la vacation fût discrète, l’objet était cependant très cher bien qu’en mauvais état. Il eût été difficile de la faire entrer dans l’héritage de l’un comme de l’autre, alors l’idée leur est venue de la confier au frère de Fleurnoy qui était à l’époque l’abbé de ce qu’ils appelaient le couvent des Solitudes. C’est ce dernier qui a découvert la chapelle souterraine. Mon père comme son ami étaient passionnés par le drame qu’avait été la fin de la Maison de Bourgogne. Ils ont alors décidé de chercher d’autres vestiges et de les confier à l’Église…
— Le tombeau du duc Charles est dans l’église de Sainte-Marguerite de Bruges auprès de Marie, sa fille, insista Aldo. Pourquoi ne pas les y avoir portés ?
À peine achevait-il qu’il eut la nette sensation d’avoir émis une sottise. D’ailleurs Adalbert protestait :
— Pas un peu malade, non ? Pourquoi, diable, faire un pareil cadeau aux Belges, dont les ancêtres ont refusé de secourir leur duc ?
— N’importe, Messieurs, ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment naît une fièvre collectionneuse. Plus le temps s’écoulait, poursuivit Lothaire, et plus s’ancrait l’intérêt passionné des deux amis. Mais elle avait fait tache d’huile, et c’est ainsi qu’ils décidèrent de créer une confrérie – secrète naturellement ! – réunissant des hommes habités par le même idéal chevaleresque. Nous nous sommes retrouvés à douze, liés par l’amitié.
— Et la confiance ?
— Absolue ! Nous nous considérons comme dépositaires de cette part des biens du duc Charles, en gardant l’espérance de pouvoir compléter au moins cette « chapelle » !
— Ça, c’est impossible ! affirma Aldo. La chapelle du duc Charles se trouve à Vienne et je la croyais complète…
— Parce que vous ne savez pas tout, mon ami, ce qui est normal ! Vous êtes expert en joyaux mais les trésors de Bourgogne ne comportaient pas que des bijoux ! La preuve !
— Je vous prie de m’excuser mais je sais en gros ce qui composait la chapelle !
— Laquelle ?
— Si riche qu’il soit, le duc n’en avait pas plusieurs ?
— Au moins deux : la sienne propre – celle des ducs de Bourgogne – et celle de la Toison d’Or, à laquelle appartient ce que vous venez de voir… et elle est loin d’être au complet car, outre ce que vous avez vu, elle comportait des vases sacrés.
— On s’en doute, marmotta Adalbert qui avait sommeil, et je n’en ai pas remarqué… mais, en résumé, de quoi se composait au juste une « chapelle » ?
— Principalement d’ornements vestimentaires. Pour la Toison d’Or, il y avait quatre chapes, de velours cramoisi, doublées de satin vert, somptueusement brodées d’images saintes : Notre-Dame, saint Jean-Baptiste et notre Sauveur. Deux parements d’autel (haut et bas) portant au centre l’image de Notre-Dame couronnée, avec d’un côté sainte Catherine et de l’autre saint Jean-Baptiste comme vous venez de les voir. Il y avait en outre une chasuble et deux dalmatiques aussi somptueuses. Quant à la croix – de beaucoup la plus précieuse de nos trouvailles –, elle est façonnée d’or, sertie de rubis et de perles, et était dite « croix du Serment ». C’est sur elle que juraient les nouveaux chevaliers. L’autre « chapelle », celle du trésor ducal volé à Grandson, était de velours bleu rebrodé d’or, et c’est à Morat qu’elle a disparu.
— Il y a quelque chose qui m’échappe ! dit Adalbert. Où étaient ces merveilles quand le duc ne guerroyait pas ?
— La sienne avec lui au palais mais celle de la Toison d’Or dans une chapelle bâtie spécialement pour l’Ordre. Enfin… en principe !
— Ce qui signifie ?
— Que c’était au temps du fondateur, le duc Philippe. Le Téméraire, ayant passé en guerre la majeure partie de son existence, et ne mettant pratiquement jamais les pieds à Dijon, il a trouvé plus commode de réunir les deux chapelles auprès de lui !
— Résultat : devant Nancy, alors que la mort approchait et qu’il ne lui restait plus rien ?
— Je pense que la duchesse Marguerite, sa femme, avait dû y pallier. Vous savez, on parle toujours du trésor de Bourgogne, mais c’est « des » trésors qu’il faudrait dire. Quand Maximilien d’Autriche a épousé la petite duchesse Marie, à Gand, les noces ne se sont pas déroulées dans l’indigence. Les fortunes de Marie et de la veuve de son père, en joyaux et autres ornements, étaient encore des plus respectables ! Dont d’ailleurs les Habsbourg ont hérité puisque, si elle avait vécu, Marie aurait été impératrice. C’est l’une des raisons pour lesquelles Fleurnoy et mon père, après leurs trouvailles, ont décidé qu’elles resteraient ici, sur cette Comté Franche qui fut de Bourgogne tant que celle-ci exista. Les douze compagnons que nous sommes estiment que cette part du trésor lui appartient. Si les journaux, par exemple, savaient ce que recèle notre chapelle souterraine, Vienne nous tomberait dessus en poussant des cris d’orfraie.
— Qu’en sera-t-il quand l’un de vous mourra ?
— Nous avons décidé d’appliquer la loi de l’Ordre. Le collier n’était pas transmissible par voie d’héritage et devait faire retour quand disparaissait le chevalier, jusqu’à ce qu’un autre en soit honoré. Ce qui nous est impossible. Donc c’est le couvent qui recueillera notre part avec le secret de la chapelle.
— Même si c’est vous qui restez le dernier ?
— Surtout si c’est moi. Je n’ai pas de fils, et c’est un homme de Dieu qui gardera le secret. Celui-ci commence à la porte pratiquée à l’arrière de l’autel et invisible des non-initiés.
— C’est un peu dommage, non ?
Dans la faible lueur émise par le quartier de lune, le visage de Lothaire s’adoucit et parut s’éclairer de l’intérieur :
— Il m’est arrivé de faire un rêve, murmura-t-il. Je me voyais offrir, genou en terre, le glaive de licorne au seul seigneur digne de le recevoir.
— Le seul ? souffla Aldo, sans oser regarder Adalbert qui, de son côté, retenait sa respiration..
— Le seul ! Et vous savez qui… Une telle ressemblance par-delà les siècles ne peut être fortuite ! Et ne me sortez pas la loi de Mendel !
Adalbert fit alors entendre son point de vue :
— Difficile d’y échapper si l’on considère le géniteur ! Il ne ressemble pas du tout au duc Philippe, celui-là !
— À première vue non, émit Lothaire, songeur, mais à y réfléchir, il y a quelque chose ! Philippe le Bon n’était pas beau, tant s’en faut, pourtant il possédait ce charme qui vaut souvent mieux qu’une froide beauté. Voyez combien de conquêtes nous avons connues, à von Hagenthal, en quelques mois : Isoline de Granlieu, peut-être la vieille comtesse – sait-on jamais ? –, Agathe Timmermans volant sa propre mère pour lui obéir, Marie de Regille qui va l’épouser.
— Et vous trouvez que cela fait beaucoup ?
— Surtout si l’on y ajoute la mère d’Hugo… et celles que nous ignorons. J’ai fait mener une petite enquête à Innsbruck où il vivait encore récemment. On lui connaît une maîtresse et l’on a des doutes sur quelques autres.
— Une sorte de Don Juan ? ricana Adalbert. Alors expliquez-moi pourquoi la petite Regille en a peur ?
— Où vas-tu chercher ça ? fit Aldo. On l’a à peine entrevue, et le soir du Tricentenaire, elle m’a plutôt donné l’impression qu’elle aurait préféré être ailleurs !…
Lothaire s’arrêta un instant pour allumer une cigarette, et se mit à rire :
— Étant donné la réception que je leur ai réservée, je vous accorde qu’elle avait plutôt l’air ahuri.
— Peut-être, mais avant que vous ne lâchiez les chiens, elle ne rayonnait visiblement pas de bonheur, s’obstina Adalbert qui tenait à son idée.
— Bon, si tu veux ! soupira Aldo. D’ailleurs, qu’elle en soit amoureuse ou pas ne me fait ni chaud ni froid ! La seule qui m’intéresse c’est Plan-Crépin, parce que celle-là vaut la peine que l’on se batte pour elle, et pour l’instant, on tourne en rond sans parvenir à trouver la moindre trace de son passage.
— Elle a dû s’échapper ! Sinon pourquoi ces affichettes ridicules la proclamant dangereuse ? Pour que le premier qui la rencontre l’assomme ou lui tire dessus selon ses moyens ? Les gens d’ici sont trop sensés pour risquer la cour d’assises en la tuant !
— Au fond, on a manqué le coche, grogna Aldo. Au lieu de faire enlever ces torchons, il aurait été plus payant de se ruer chez l’imprimeur pour en obtenir des bandes à coller sous le portrait, en reprenant notre idée d’après son premier enlèvement : vingt mille francs – autant augmenter le prix – à qui la ramènera vivante, rien si elle ne l’est plus !
— Et ensuite faire le tour du département ?
— Après tout, il n’est peut-être pas trop tard, admit le Professeur, en consultant sa montre à la lumière de son briquet. Les imprimeurs font parfois de très longues journées. Ont pourrait lui rendre visite ! Allons chercher la voiture, par exemple !
Comme on arrivait au manoir ce fut vite fait.
Sous l’impulsion d’un accélérateur écrasé par le grand pied de Lothaire, la voiture partit à fond de train. Aussi les deux passagers, quoique inquiets, se gardèrent-ils d’émettre la moindre parole apaisante, et moins d’un quart d’heure plus tard, le conducteur freinait des quatre roues devant l’atelier de l’imprimeur où l’on pouvait voir de la lumière.
— Qu’est-ce que je vous disais ? triompha-t-il. Il est encore au boulot ! Allons-y !
L’imprimeur les vit venir avec un certain plaisir. Des clients comme ceux-là, qui payaient rubis sur l’ongle, il aurait voulu en avoir tous les jours. En revanche, il n’avait pas apprécié la seconde série d’affiches, et c’est de cela – un scandale ! – dont il parlait avec le capitaine Verdeaux quand les trois autres débarquèrent chez lui :
— Je lui explique que nous n’avons jamais commandé ce vilain papier, fit celui-ci, et que nous n’avons pas la moindre idée du malveillant qui les a fait faire, ni où ! D’ailleurs, c’est fini, le sous-préfet a donné l’ordre de les détruire, et les derniers vestiges sont dans la benne des ordures !
— Ça va vous permettre d’en fabriquer de neuves… et le plus rapidement possible, susurra Adalbert avec un sourire engageant qui plongea l’homme de l’art dans la stupeur :
— Vous voulez que je recommence ? Mais avec quel texte ?
— Très bref mais écrit en caractères gras et en gros ! expliqua Aldo : « Vingt mille francs à qui la ramènera vivante, rien si elle est morte. » Et tâchez de faire en sorte que le portrait soit plus ressemblant. Celui qui est à la poubelle n’est pas terrible !
— Une reproduction d’une reproduction c’est souvent ça ! Mais… le sous-préfet ? Qu’est-ce qu’il va dire ?
— On s’en charge ! affirma Lothaire. On va même y aller tout de suite. Quant à vous, mettez-vous au travail !
— Minute ! Qui va payer ? Car il n’est pas question…
— Moi, coupa Aldo en cherchant son carnet de chèques. Combien voulez-vous d’acompte ?
— Mille… et le reste à la livraison, c’est-à-dire demain matin ! Je vais y passer la nuit !
— Aucune importance, mais je vous préviens qu’il en faut six fois plus en paquets séparés. Pour divers endroits du pays.
Tandis qu’ils remontaient en voiture, Adalbert apostropha son ami :
"Le diamant de Bourgogne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le diamant de Bourgogne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le diamant de Bourgogne" друзьям в соцсетях.