— Je vais envoyer Gatien chez le Dr Maurois. C’est un excellent praticien et un véritable ami…
Lothaire entrait à cet instant :
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Marie ?
Sa sœur le repoussa aussitôt vers la porte :
— On te l’expliquera plus tard !
— Pourquoi veux-tu que Gatien aille chez Maurois ? Elle est malade ?
— On peut le dire ainsi. Et aussi blessée, elle est rentrée dans le portail avec sa bicyclette !
— C’est pour ça qu’elle pleure comme un veau ?
— Mesure tes expressions. Non ! C’est l’approche de son mariage : elle en a une peur bleue.
— Ah bon ? On pouvait pourtant la supposer heureuse ? Ne doit-elle pas épouser un vrai séducteur ? grinça-t-il.
— Entre les bruits de la rue et les aspirations d’une jeune fille, il y a une marche difficile à franchir, observa Mme de Sommières. Elle nous a appris tout à l’heure qu’elle avait peur de lui, et on n’en sort pas !
— Qu’elle ne veuille pas épouser Karl-August on s’en doutait puisqu’il paraîtrait qu’elle et Hugo soient amoureux l’un de l’autre ! Quoique, l’autre soir, quand ils sont venus à notre fête, elle semblait plutôt béate ! Tu ne trouves pas ?
— Écoute ! Calme-toi ! Pour l’instant il lui faut un…
— … médecin, je sais et j’y vais. Et même, puisqu’il habite à côté, je passerai voir Regille pour essayer de lui faire entendre raison !
— Non ! Ce serait prématuré ! D’abord, il faut un diagnostic sérieux et peut-être la conduire à l’hôpital !
— Entendu ! J’appelle Maurois au téléphone. On agira selon ses conseils… mais… il serait peut-être mieux de la coucher, cette pauvre fille !
— Surtout la laver ! Elle a l’air de sortir d’une poubelle.
Un moment plus tard, Marie, nettoyée, ses menues blessures enduites de teinture d’iode, et glissée dans l’une des chemises de nuit de Clothilde, brodée au point de croix d’une guirlande de myosotis, prenait place dans le confortable lit d’une chambre d’amis. Elle était à peine installée que le médecin arrivait et saluait les deux dames qui l’attendaient…
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, sec comme un sarment de vigne et vif comme un écureuil. Il posa sur une chaise sa sacoche de cuir noir dont il tira les instruments nécessaires après un bref coup d’œil à sa malade – qui, dès son apparition, avait fermé les yeux avec application. Puis il approcha du lit, prit l’une des mains dont il tâta le pouls sans rien dire, sourit et, pour finir, déclara :
— Alors, Marie ? Qu’a-t-on trouvé pour se distraire ?
Le résultat de ces paroles inattendues fut que la malade ouvrit instantanément les yeux, cependant que les deux dames protestaient d’une même voix. Avec une légère avance toutefois pour la marquise :
— Mais, docteur, elle vient d’avoir un accident ! Elle est écorchée sur toutes les coutures et d’une nervosité alarmante !
— Nous avons même redouté une syncope. C’est pourquoi nous vous avons appelé, renchérit Clothilde. Elle nous a fait vraiment peur !
— À ce point-là ?
— Croyez-moi, il y avait de quoi !
— Bon. On va tâcher de faire le point, mais d’abord, je l’examine ! Si vous voulez m’aider, Mademoiselle Clothilde ?
— Avec plaisir, docteur !
Tandis que Maurois, assisté par Clothilde, procédait à une revue de détail des plus complète, Mme de Sommières s’était mise en retrait et, assise dans un fauteuil, attendait le résultat de ces manipulations en réfléchissant, avec l’impression bizarre d’assister à une scène de théâtre. De temps en temps, Marie émettait un gémissement qui se changea en un affreux gargouillis quand Maurois entreprit de lui examiner la gorge à l’aide d’une cuillère à potage :
— Vous allez toujours trop loin, docteur ! protesta-t-elle. Vous savez que cela me donne envie de vomir… et je n’ai pas mal à la gorge !
— Sans doute, mais il se pourrait que cela vienne ! On ne sait jamais, et c’est pourquoi je vous examine à fond. Bon ! C’est bien ce que je pensais ! À part quelques bobos, vous n’avez rien de grave ! Expliquez-moi seulement pourquoi vous avez jugé bon d’expédier votre bicyclette – et vous avec – sur un portail avec lequel, vu le tracé de la route, vous n’aviez strictement rien à faire ?… Ne protestez pas, Mesdames, je sais ce que je dis… et nous sommes entre nous ! Je connais parfaitement Marie qui est plus sportive qu’elle n’en a l’air et, par exemple, elle est si entraînée avec sa machine qu’elle pourrait participer au Tour de France ! Alors ne venez pas me dire qu’un petit virage tranquille comme celui de votre portail lui a valu ce magistral gadin où elle a réussi à se râper la peau un peu partout ?
Sortant de l’alcôve où s’encastrait le lit, la voix de la blessée répéta :
— Je l’ai fait exprès !
Les trois têtes se retournèrent vers elle :
— Ça, je m’en doutais ! fit le médecin.
— Insensé ! soupira Clothilde.
— Elle ne nous l’a pas caché ! Pas vraiment du moins, ajouta Mme de Sommières, qui s’offrait alors le luxe d’un sourire. En ce moment même, à Granlieu, on s’active aux préparatifs de ses noces alors qu’elle ne veut pas se marier !
— Pourquoi ?
— Elle affirme qu’elle a peur de son fiancé !
— Alors que la moitié des femmes de la ville le trouvent des plus séduisants ?
— Il faut croire qu’elle fait partie de l’autre moitié ! Difficile d’expliquer ce phénomène à un homme ! asséna la marquise.
— Vous ne me faites pas crédit de beaucoup de jugeote, Madame ! Si elle ne veut pas l’épouser, elle n’a qu’à le dire à son père ! Il est tellement délabré qu’il n’est plus guère capable de mettre deux ou trois idées bout à bout !
— Non, mais quand il en tient une, il est capable de s’y accrocher durant des années ! Et en plus, il boit ! ronchonna Marie. Et puis Karl-August est riche ! Il a Granlieu !
— C’est drôle, intervint Clothilde, je croyais que la fortune était plutôt de votre côté ? Les biens de votre défunte mère ne sont pas négligeables et…
— N’importe comment, fortune ou pas, je ne veux pas de lui ! J’en… j’en aime un autre ! Et ne me demandez pas qui parce que je ne vous dirai plus rien ! larmoya la « malade » en enfouissant sa figure dans son oreiller.
Et de se remettre à sangloter de plus belle, laissant les spectateurs vaguement désorientés. Les sanglots se dirigeant sur le chemin du convulsif, Maurois revint près du lit, retourna Marie d’une main irrésistible et, de l’autre, lui appliqua un vigoureux soufflet… qui la calma net !
— Désolé, mais c’est le seul moyen qui obtienne un résultat rapide dans ce genre de manifestation hystérique ! Et ne recommencez pas à crier, Marie, sinon je vous en administre un second. Le temps passe ; j’ai plusieurs malades à visiter. Et il nous faut prendre des dispositions d’urgence ! Pourriez-vous la garder quelques jours, Mademoiselle Clothilde ?
— Vous connaissez la taille de la maison…
— … et sa grande réputation d’hospitalité !
— À condition que mon frère et moi soyons d’accord ! Résultat…
— Il n’y a qu’à lui demander, conclut la marquise.
Ce que Lothaire accorda volontiers, pas mécontent au fond de cette occasion inattendue de fourrer son nez dans ce qu’il appelait « l’affaire Regille » !
De son côté, mais en prenant soin de garder pour elle-même ses réflexions, Tante Amélie se promit de s’appliquer à gagner la confiance de la fiancée rebelle… Quelque chose lui disait qu’en réussissant à obtenir de Marie le nom de son bien-aimé elle pourrait avancer d’un pas ou deux vers la solution du problème crucial que représentait la disparition de Plan-Crépin. Lequel n’avait pas avancé d’un centimètre. Et pour la retrouver, elle était prête à se vendre au Diable !
Aussi quand ils furent tous réunis dans la salle à manger, pour le déjeuner, ne cacha-t-elle pas sa façon de penser alors que Clothilde annonçait que la maison abritait une personne de plus et que son frère ajoutait :
— Le bizarre est que son père ne soit pas encore venu japper devant la porte ?
— Vous l’auriez fait, vous ? demanda Adalbert.
— Naturellement ! Qui accepterait, sans souffler mot, de voir sa progéniture chercher refuge dans une maison dont le propriétaire l’a fichue à la porte quelques semaines plus tôt ? Ne fût-ce que pour ne pas laisser planer un doute sur ses intentions profondes…
— Qui seraient ?
La marquise se chargea de l’explication :
— Installer chez l’ennemi une innocente antenne, touchante à souhaits, grâce à laquelle je pourrais apprendre ce qui se passe au juste !
— Vous l’estimez encore capable de machiner une pareille intrigue ? fit Clothilde, nettement dubitative. Pour employer l’expression dont s’est servi Maurois, il est bien trop délabré pour ça !
— Son futur gendre ne l’est pas ! Loin s’en faut ! grogna Lothaire.
— Je n’en disconviens pas, mais la crise de nerfs dont nous avons été régalées, Clothilde et moi, m’est apparue tout à fait convaincante. Ou cette petite a réellement peur ou elle compte dans ses ancêtres quelques gloires de la Comédie-Française ! Et je vous rappelle qu’elle n’a pas caché s’être lancée volontairement contre le portail ! C’est de l’héroïsme quand on est une jolie fille !
Lothaire haussa les épaules :
— On aurait aussi bien pu, après la visite de Maurois, appeler une ambulance et la faire transporter à l’hôpital ?
— Sauf si l’on vous confie que l’on refuse d’épouser le fiancé que l’on vous a choisi parce que l’on en est morte de frousse ! conclut la marquise.
Aldo se fit alors l’avocat du Diable. Il n’aimait vraiment pas cette histoire-là.
— Le mot se met un peu à toutes les sauces : on prend son parapluie parce que l’on a peur qu’il pleuve. Cela dépend de l’intonation !
— Tu enfonces les portes ouvertes à présent ? reprocha sa tante. Et le mariage approche.
Visiblement contrarié, Lothaire reprit :
— Je ne vois pas comment nous pourrions l’en empêcher. Une fois Marie remise sur pied, il faudra forcément la renvoyer chez elle ? Sinon Regille n’aurait aucune peine à la récupérer : il lui suffira d’envoyer les gendarmes !
— Les gendarmes ? Comme si toute la ville ne savait pas que Verdeaux est ton ami d’enfance. Regille est peut-être « délabré », comme tu dis, mais je ne le crois pas encore complètement idiot !
— Idiot non, mais… asservi peut-être ? avança Adalbert entre haut et bas. Le soir du bal, j’ai eu l’impression que ce n’était plus lui qui commandait chez lui. Si sa fille refuse d’épouser Karl-August en raison de la peur qu’il lui inspire, pourquoi cet homme sénile, malingre et rabougri, penserait-il autrement ? Il doit se dire que la bagarre n’est plus de son âge, point final !
— C’est possible, après tout, mais cela m’étonnerait, reprit Clothilde. On l’a connu plutôt teigneux… comme l’était son père, d’ailleurs. Si sa fille le contrarie, elle peut avoir des problèmes !
— Sans aucun doute, mais pourquoi, alors, avoir attendu la bague au doigt pour réagir ? Or elle avait l’air de la porter avec une certaine fierté… sans oublier l’emprise étrange que cet homme exerce sur les femmes.
— Pour elle ce n’est pas le cas, trancha Clothilde. Non seulement il ne l’a pas séduite mais elle le craint ! En outre elle proclame qu’elle en aime un autre !
— Rien de nouveau là-dedans ! Il est de notoriété publique qu’elle est amoureuse d’Hugo ! bougonna Lothaire. Il y a longtemps d’ailleurs que cette affaire aurait dû être débattue entre les deux hommes.
— Elle a dû l’être. Mais le panorama a changé si vraiment Marie, comme elle le prétend, est devenue folle d’un autre.
Lothaire marmonna entre ses dents, puis :
— Elle est capable de raconter n’importe quoi pour s’en tirer ! Tu sais parfaitement qu’elle n’est pas très futée. Elle dirait n’importe quoi pour écarter ce mariage. À commencer par l’idée brillante de venir s’installer ici au risque de se casser le cou ! Pourquoi nous ? Les Regille sont une vieille famille de la région. Ils ont un tas de cousins, alors, je répète : pourquoi nous ?
— À cause de cette merveilleuse impression de solidité que nous offrons… que tu offres, flûta Clothilde. Le Tricentenaire doit être pour une part dans cette décision soudaine. En empruntant les couloirs du temps, on découvrirait peut-être que l’on a cousiné à un moment ou à un autre ! Marie a dû se rendre compte, lors de la fête, que nous représentions une sorte de puissance dans le pays ! D’où le choix de notre… de ta porte !
— Vous avez réellement été le héros du jour, cher Professeur ! renchérit Adalbert avec un large sourire. Toute la Comté avait les yeux fixés sur vous, et il faut admettre que vous étiez superbe ! Peut-être ce qu’il fallait pour attirer le cœur d’une timide jouvencelle ! En outre, elle a dû constater que cette belle demeure où nous sommes possède infiniment plus de charme que Granlieu ! Et puis, comparée aux joyaux de Mademoiselle Clothilde, sa bague de fiançailles a pu lui paraître… un brin simplette !
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