— C’est coupé ! constata Adalbert qui, sans la moindre discrétion, s’était emparé de l’écouteur. Mais on sait au moins deux choses : ton beau-père est à Bruxelles et, ce qui est plus grave, cette pauvre Agathe doit être morte à l’heure qu’il est, ce qui porte à quatre le nombre des victimes de notre assassin !
— Sans compter celles que l’on ignore, mais lui s’arrange pour être toujours à des kilomètres quand elles sont frappées !
— Cela ne te rappelle rien ?
— Que si ! Le Barbe Bleue de Newport ? Mais celui-là…
— Quand vous aurez fini d’égrener vos souvenirs de guerre, coupa Mme de Sommières qui venait de les rejoindre, vous vous occuperez peut-être de ma pauvre Plan-Crépin ? Les autres m’indiffèrent, mais elle, j’y tiens ! Appelez Langlois, sacrebleu ! Il aura peut-être une idée ?
Mais il était écrit quelque part qu’ils en seraient réduits, ce matin-là, à leurs seules ressources : le grand patron était « injoignable » pour le moment. Ce qui eut le don de déchaîner chez Aldo une sorte de fureur sacrée :
— Et voilà ! On se retrouve au même point qu’il y a cinq mois, à cette différence près que mon rubis a disparu lui aussi – ce qui est de peu d’importance ! Alors on recommence tout de zéro !
— Comment l’entends-tu ? s’inquiéta Tante Amélie.
— Vous allez voir !
Reprenant le téléphone, il appela Le Bourget, demanda à quelle heure était le prochain avion pour Berne – deux heures plus tard –, retint une place sur Swiss Air – « Non ! Deux ! » hurla Adalbert – plus une voiture de location qui l’attendrait à l’atterrissage.
— Et moi, alors ? protesta Adalbert. Tu m’oublies ou tu me largues ?
— Ni l’un ni l’autre, mais je préfère que tu restes ici jusqu’à ce que tu aies mis la main sur Langlois. D’abord parce qu’on a besoin de lui, ensuite pour que Tante Amélie soit protégée comme il sait si bien le faire. Ensuite, tu me rejoins…
— Où ça ? À Pontarlier ?
— Sûrement pas ! À Yverdon. C’est une station thermale réputée et à un jet de pierre de Grandson.
— Qu’est-ce qu’on y soigne ?
— Les rhumatismes.
— C’est moi qui devrais y aller ! bougonna la marquise. Tous les ans ils me font souffrir un peu plus !
— On verra ça plus tard ! Pour l’instant je pars seul et chacun fait ce qu’il doit. Renseigne-toi sur le meilleur hôtel d’Yverdon, ajouta-t-il pour Adalbert. Tu as une chance de m’y trouver ce soir. Sinon, je t’appellerai…
— À moins que tu ne sois coincé entre les mâchoires d’un loup en train de te dévorer !
— Je suis des plus indigestes ! Quant à toi, en te laissant l’explication avec Langlois je ne te fais pas vraiment un cadeau ! Tu connais l’animal aussi bien que moi !
— Et si, d’aventure, il exigeait que tu rentres ? demanda Tante Amélie.
— J’obéirais ! répondit Aldo gravement. Vous avez ma parole ! J’aurais trop peur qu’une initiative malheureuse transforme cette équipée en drame ! Et n’ignore rien concernant Plan-Crépin.
— Vous, je ne sais pas, mais elle, je peux vous certifier qu’il l’apprécie !
— Si vous croyez m’apprendre quelque chose !...
Il l’embrassa, monta se préparer une valise et, une demi-heure après, il roulait en taxi vers l’aéroport parisien2.
Ce fut deux heures plus tard, alors qu’il survolait les campagnes françaises, qu’il se souvint d’avoir eu l’intention de se rendre à la salle des ventes de Drouot pour une importante vacation de bijoux anciens. Ce qui n’arrangea pas son humeur. C’était la première fois qu’il lui arrivait d’oublier une vente. Il n’aima pas la désagréable impression de revenir en arrière quand il s’installa au volant de la voiture qu’on lui avait retenue : c’était à peu de chose près la même que celle fournie à Lausanne lors de son premier voyage pour aller voir mourir, à Grandson, un homme que rien ne rattachait à ce siècle.
Seul le temps avait changé. Plus de neige, plus de froidure mais une douce température, et une nature reverdie et parée de tous ses charmes. Le chemin seul n’était plus le même et le replongea plus vite que prévu dans la dramatique histoire que le destin reliait à sa propre vie : il passait par Morat !
Morat ! Ravissante cité gardant davantage que des traces d’un autrefois glorieux ! Morat, assise elle aussi au bord d’un lac, beaucoup plus petit mais tout aussi bleu que celui de Neuchâtel où se mirait Grandson ! Morat, la seconde défaite du Téméraire, plus cruelle peut-être que la première, subie avec des troupes amoindries qui pourtant s’étaient bien battues mais qu’une fatale erreur de tactique avait coincées entre la ville et le lac dans les eaux duquel on les avait rejetées. Morat, enfin, où ce qui subsistait du fabuleux trésor était tombé aux mains des Suisses, ne laissant plus guère de richesses à un prince déjà hanté par la mort mais qui refusait de voir là son dernier combat. Après Grandson, il avait cherché refuge à Nozeroy, en Comté Franche, chez son ami disparu, Jean de Chalon. Cette fois, c’était à Salins qu’il était revenu rassembler les troupes – bien maigres parce que ses Flandres, si riches cependant, lui avaient nettement refusé le soutien et que, en Bourgogne, on fondait les cloches des églises pour en faire des canons –, enfin, chercher à rétablir une santé délabrée dans les eaux thermales appréciées depuis les Romains. Quant à l’âme, envahie par la mélancolie morbide propre au sang portugais de sa mère3, elle ne le quittait que pour laisser place à une activité fébrile, une gaieté forcée plus triste que des larmes et une volonté farouche de lutter jusqu’aux extrêmes limites de ses forces…
Quand, passé Yverdon, Aldo arriva en vue de la Seigneurie dont le jardin enjambait la route pour descendre jusqu’au lac, il gara sa voiture dans un renfoncement, arrêta le moteur et considéra le but de son voyage : la noble demeure que le baron de Hagenthal avait léguée à son filleul comme au plus digne de la recevoir. Hugo, vivant portrait du tragique duc de Bourgogne, Hugo, enfin, que cette folle Marie-Angéline s’était prise à aimer et au secours de qui elle avait volé après l’avoir délesté, lui Aldo, du rubis que le vieux gentilhomme lui avait remis, ici même, en paiement d’une dette de sang…
À y réfléchir – et il n’avait fait que cela depuis la veille ! –, Aldo se demandait encore si l’idée de venir à Grandson tout droit était la bonne même si elle lui était apparue comme la seule possible pour approcher le nœud du drame, malgré la mise en garde exprimée par la lettre de Plan-Crépin. Il n’était pas policier et revenait vers la maison d’un homme dont il vénérait le souvenir. Et, pour parfaire son personnage, il s’était muni, en traversant Yverdon, d’un bouquet de roses destinées à sa tombe, comme il l’avait déjà fait une fois en compagnie d’Adalbert.
Il regarda sa montre. Tout avait si bien marché pour lui que, à cet instant où il allait se rendre chez Hugo de Hagenthal, Plan-Crépin, si elle avait pris, comme il le supposait, le train de huit heures trente pour Pontarlier en gare de Lyon, n’était pas encore arrivée à destination. Il était quatorze heures trente et, sans compter sur un retard toujours possible, elle devait être encore à une bonne centaine de kilomètres, puisqu’il fallait compter avec l’obligatoire changement à Dijon, les express desservant la Suisse passant par Besançon. Ce qui laissait à Lecoq et Durtal toute latitude pour la prendre en filature au sortir de la gare et, à lui-même, celui de voir ce qui se passait à Grandson, et même de remonter vers les villages frontaliers où Hugo avait sa « Ferme ».
Ou alors le message n’était pas d’Hugo… et le pire était à craindre !…
La cigarette, qu’il avait allumée pour mieux réfléchir arrivant sur sa fin, il l’écrasa dans le cendrier, remit son moteur en marche, recula pour reprendre le droit-fil de la route, s’arrêta finalement devant la grille, descendit, alla sonner et attendit. Pas longtemps. Le vieux Georg ne devait pas être loin car il apparut presque aussitôt. Son visage toujours un peu sévère s’éclaira en reconnaissant le visiteur :
— Oh, Monsieur le prince ! Quel plaisir inattendu !… Je vois que vous demeurez fidèle à notre pauvre baron ! dit-il avec un bref coup d’œil à la banquette arrière où étaient les roses.
— Difficile d’oublier, vous savez ! Et comme j’avais un rendez-vous en Suisse j’ai pensé venir jusqu’ici !
— Alors veuillez aller à la terrasse ! Je referme et je vous rejoins !
Un peu étonné de ce qui ressemblait à une précaution – la dernière fois la grille était restée ouverte le temps de sa visite –, Aldo reprit sa voiture et se gara près de la porte. En outre, il put constater que le vieux serviteur éprouvait quelque peine à marcher et qu’il s’aidait d’une canne.
— Vous avez eu un accident ? demanda-t-il quand il le retrouva.
— Rien de grave ! Une simple entorse ! Et elle est presque guérie !
— Presque n’est pas suffisant ! Vous ne devriez peut-être pas appuyer si tôt sur votre pied !
— C’est ce que dit ma femme, mais une canne est d’une grande utilité et je ne sens plus la douleur. Et puis, c’est d’un tel ennui de rester cloué dans un fauteuil tandis que l’on s’agite autour de vous. Mais donnez-vous la peine d’entrer avant de vous rendre sur la tombe. Puis-je vous offrir une tasse de café ?
— Certainement, sourit Aldo, mais auparavant il faut vous avouer qu’il y a une autre raison à ma visite : je voudrais rencontrer M. Hugo de Hagenthal, le nouveau maître de cette belle maison.
— Il est absent, mais veuillez tout de même prendre place, Excellence, et m’attendre un instant, je reviens avec le café…, dit-il en introduisant le visiteur dans la salle dont celui-ci conservait le souvenir.
Aldo revit avec plaisir la vaste cheminée dont le manteau s’ornait d’un massacre de dix-cors et d’armes anciennes, mais naturellement dépourvue de feu en cette saison, les bancs de pierre soulignant la profondeur des embrasures des fenêtres médiévales, les tapisseries « verdures » réchauffant les murs blancs, mais il n’y avait plus cette fois de lit à colonnes installé pour abriter les derniers souffles du vieux baron incapable de se déplacer. La pièce avait retrouvé son office de salle d’accueil, le mot salon ne convenant guère à un endroit évoquant plus le temps des chevaliers que celui des papotages autour d’une tasse de thé accompagnée de petits gâteaux. Mais l’agrément se teinta d’émotion en évoquant la longue silhouette du vieux gentilhomme qu’il y avait vu lutter contre la mort et la maintenir à distance jusqu’à ce qu’il eût payé à sa façon la dette de sang contractée par un autre…
Georg revenait, accompagné cette fois de Martha, sa femme, et c’était elle qui, sur un plateau, portait la tasse de café accompagnée de biscuits légers. Elle esquissa une révérence et posa son chargement auprès d’Aldo. Et sourit :
— Georg n’est pas encore aussi assuré sur ses jambes qu’il le prétend et j’ai craint qu’il n’apporte un bain de pieds à Monsieur le prince !
— C’est gentil à vous, mais je n’aurais pas voulu vous déranger.
— Ne vous inquiétez pas ! Et puis les fleurs du souvenir méritent beaucoup plus que cela ! Elles sont si belles ! Monsieur le baron adorait les roses !
— Nous irons les porter ensemble ? proposa Aldo. Mais je ne suis pas venu uniquement pour ce devoir de mémoire : je voudrais rencontrer M. Hugo de Hagenthal, ainsi que j’en ai fait part à votre mari. Il faut à tout prix que je lui parle !
Les deux époux se regardèrent, visiblement gênés :
— C’est qu’il n’est pas là ! émit Martha, à son tour.
— Et nous ignorons quand il reviendra ! surenchérit Georg en écho.
— S’il est à la Ferme, de l’autre côté de la frontière, c’est sans importance puisque je compte m’y rendre.
Martha eut vraiment l’air malheureux :
— Nous n’en savons rien ! Je vais essayer de vous expliquer. Jusqu’à ce qu’il habite cette maison, Monsieur Hugo résidait à Berne et ne se rendait que de temps en temps à sa maison du Jura qu’il tenait de sa mère. Quand il y allait, il ne manquait jamais de s’arrêter ici pour passer un moment avec Monsieur le baron – qui ne voulait plus qu’on l’appelle ainsi, mais pour nous l’habitude était prise depuis trop longtemps.
— Sa mère était comtoise ?
— Et même bourguignonne. Elle avait un petit château dans l’arrière-côte dont aurait dû hériter son fils, mais Monsieur Hugo était encore un enfant et le père s’est dépêché de le vendre sous le prétexte qu’on ne pouvait pas l’entretenir…
— Martha ! reprocha son mari. Tu parles trop ! Cela n’intéresse pas Monsieur le prince !
— Au contraire ! se hâta de dire Aldo. J’ai beaucoup de sympathie pour lui. C’est d’ailleurs lui que je venais voir !
"Le diamant de Bourgogne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le diamant de Bourgogne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le diamant de Bourgogne" друзьям в соцсетях.