— N’importe quoi ! ronchonna l’intéressé en avalant son verre de vin d’Arbois d’une seule lampée. Vous me voyez dans le rôle de Roméo ? J’aurais bonne mine !
— Oh ! soupira sa sœur. Tous les goûts sont dans la nature ! Le cœur a ses propres critères…
— Ça suffit ! tonna Lothaire en appliquant un coup de poing sur la table. N’en rajoute pas ! Je me sens déjà assez ridicule que cette idée folle ait été émise autour de cette table ! Si on parlait d’autre chose ?
Mme de Sommières leva la main :
— Encore un instant ! pria-t-elle.
— Pourquoi pas ? Là où nous en sommes…
— Il se trouve – Dieu sait pourquoi ? – que j’ai une certaine facilité à obtenir la confiance des jeunes gens…
— … et même des moins jeunes ! sourit Clothilde. Et je crois saisir votre pensée. Vous souhaitez confesser Marie… autant que faire se pourra ?
— Je pense avoir l’âge, l’expérience… et peut-être aussi la manière ?
— N’en doutez pas ! approuva Clothilde. Avoir réussi à obtenir de mon frère qu’il se conduise parfois en civilisé n’est pas un mince exploit. Réflexion faite, cet après-midi, je vais aller faire un tour des magasins à Pontarlier et vous laisser prendre le thé seule avec elle !
— Excellente idée ! Je lui monterai le plateau. Jusque-là, mieux vaut qu’elle se repose…
Vers quatre heures et demie, suivie d’une camériste, armée d’un plateau agréablement chargé, Mme de Sommières pénétrait dans la chambre où la rescapée, assise sur son lit et les bras autour de ses jambes relevées, se morfondait visiblement.
— Oh, vous ne dormiez pas ? s’écria-t-elle gaiement. Et moi qui craignais de vous déranger ! Avez-vous dormi un peu ?
— Un peu, oui… mais pas beaucoup ! D’ailleurs, même la nuit, j’ai de plus en plus de peine à trouver le sommeil !
— À votre âge, ce n’est pas normal ! Vous devriez dormir comme une bûche. C’est ce mariage qui vous tourmente à ce point ?… Bien sûr que c’est cela ! Je ne devrais même pas vous poser la question ! Surtout après une pareille chute ! Vous souffrez encore ?
— Cela me brûle en dépit des onguents dont on m’a enduite. Je dois être à faire fuir ?
La marquise sourit tout en arrangeant les oreillers derrière Marie :
— Si vous en êtes à vous soucier de votre aspect, c’est plutôt encourageant : cela signifie que vous allez guérir très vite !
Marie leva sur elle un regard qui n’avait pas l’air de se souvenir d’avoir été bleu tant il était atone :
— Je ne crois pas, non ! Mes écorchures s’effaceront, je l’espère, mais pas ce qui m’a conduit à me les infliger. Je ne sais pas ce que je vais devenir !
— Et si nous en parlions tranquillement, en savourant une revigorante tasse de thé… en goûtant à ces bonnes choses que Mademoiselle Clothilde a choisies pour vous ? À ce propos, elle m’a demandé de l’excuser auprès de vous : elle a dû se rendre à Pontarlier pour voir son notaire…
Tout en parlant, la vieille dame s’étonnait elle-même du nombre de mensonges qu’elle pouvait débiter presque sans respirer. À commencer par le notaire dont il n’avait jamais été question – en réalité, Clothilde faisait bel et bien la sieste –, mais allez donc dire cela à une désespérée qui recourt aux grands moyens pour échapper à un sort redouté. Même chose d’ailleurs pour le thé, cette « tisane anglaise » qu’elle-même exécrait et avait remplacée, depuis belle lurette, par du champagne. Sa « famille » aurait ri d’un cœur joyeux en la voyant verser, avec componction, le breuvage honni dans de jolies tasses anciennes en porcelaine de Chine qui faisaient honneur au goût comme à la fortune des anciennes châtelaines du manoir Vaudrey-Chaumard ! Le pire étant qu’elle allait être obligée d’en ingurgiter !
Elle avait atteint un degré de résignation digne d’une sainte, quand elle entendit :
— Pardonnez-moi, mais je n’aime pas le thé ! avoua Marie
« Vous auriez pu le dire plus tôt », pensa-t-elle, mais c’eût été peu aimable pour cette malheureuse qu’elle avait soudain envie d’embrasser.
— Et le chocolat, vous aimez ?
— Oh, oui ! soupira l’éclopée.
En dix minutes à peine, l’affaire fut réglée. La « ravissante porcelaine rose » fut remplacée par la non moins ravissante porcelaine bleue de Sèvres en tasses nettement plus vastes, et la théière par une chocolatière fumante, tandis que la marquise, délivrée, s’activait à beurrer des tartines et à découper avec art un gâteau aux amandes et un mille-feuille à la vanille qui, eux, étaient restés solides au poste. Après quoi, on accorda quelques minutes à la dégustation silencieuse. Marie, qui avait boudé le déjeuner, fit honneur à ce petit repas-là, composé, il est vrai, d’ingrédients propres à tenter la gourmandise de l’enfance, et les dix-sept ans de Marie n’en étaient pas encore éloignés.
Quand ce fut fini, Mme de Sommières arrangea les oreillers, tira draps et couvertures afin d’en chasser les dernières miettes et s’installa dans son fauteuil de façon à bien voir Marie qui semblait s’être détendue. Au point même de battre des paupières, ce qui laissait supposer qu’elle allait peut-être s’endormir. Il n’y avait pas de temps à perdre ! Aussitôt elle passa à l’attaque, en la masquant toutefois d’une enveloppante douceur :
— Et maintenant, si nous parlions un peu à cœur ouvert, Marie ?
— De… de quoi ?
— Mais de votre avenir, ma petite : un avenir qui ne saurait se limiter aux murs de cette chambre.
— Oh, je sais ! On ne me permettra pas de rester ici longtemps !
— Quelques jours au moins, et vous n’imaginez pas le bénéfice que l’on peut tirer de quelques jours utilement employés !
— Vous croyez ?
— Mais naturellement, sinon je ne serais pas là. Mais revenons à vous et surtout à ce mariage qui semble à l’origine de vos malheurs involontaires ou volontaires. Au départ, les gens du pays – et nous avec – nous partagions en deux clans : ceux qui étaient persuadés que ce mariage vous satisfaisait pleinement compte tenu de la réputation de… disons, de charme dont on crédite, chez les dames, le baron Karl-August von Hagenthal en dépit de son âge.
— Je ne vois vraiment pas ce que l’on peut lui trouver de charmeur ! D’abord il a plus du double du mien, et ensuite il m’agace tant il est content de lui !
— Bon. Voilà une chose établie ! Passons à la suivante ! L’autre partie du chœur antique proclame votre préférence pour son fils, Hugo, et je ne vous cache pas que je rejoindrais aisément cette opinion. D’abord parce qu’il est son fils – donc beaucoup plus proche par l’âge ! –, sans oublier cette aura de mystère dont il s’entoure, ajoutée à la sympathie dont il semble jouir dans la ville aussi bien qu’à la campagne. Et je ne vois pas pourquoi votre père lui préférerait le sien. C’est le héros romantique dans toute l’acception du terme et… qu’une jeune fille en fasse le prince de ses rêves me paraît normal !
— C’est d’autant plus vrai qu’un moment j’ai pensé à lui, mais cela n’a pas duré. Quand on le rencontre, il a toujours l’air de regarder ce qui se passe au-dessus de votre tête ! En fait, c’est comme si on n’existait pas pour lui.
La marquise retint un sourire. Cette gamine que l’on avait peut-être un peu trop tendance à déclarer sotte et insignifiante se révélait plus intelligente qu’elle ne le semblait.
— Mais si vous n’aimez ni l’un ni l’autre, alors que votre propre cœur ne vous appartient plus, il faut que ce soit un troisième, comme aurait dit M. de La Palice ?
— Assurément !
Marie reprit un morceau de mille-feuille et entreprit de le déguster avec un plaisir évident. Mme de Sommières l’observa un instant sans rien dire et la laissa terminer. Pendant ce temps, elle se resservait un peu de chocolat, le trouva pâteux, parce que refroidi, et regretta de ne pas avoir l’un des « garçons » sous la main pour lui emprunter une cigarette, puis finalement soupira :
— Dieu sait que j’aimerais vous venir en aide, ma chère petite, mais comme, à l’exception du sous-préfet, du capitaine Verdeaux et, bien sûr, de notre hôte commun, je ne connais autant dire personne dans le pays, je cherche en vain ce que je pourrais faire ? Mademoiselle Clothilde vous serait sans doute d’un secours plus efficace. Et c’est peut-être en pensant à elle que vous avez choisi sa porte comme point de chute, si j’ose dire ? À moins… que son frère ne soit le héros de vos pensées. Ce que j’ai peine à croire !
La suggestion ayant arraché un bref éclat de rire à la jeune fille, la marquise se méprit sur sa signification :
— Ce serait… lui ? souffla-t-elle, éberluée
— Non, tout de même !…
Puis, détournant la tête afin de poursuivre une miette de gâteau du bout de sa fourchette, Marie toussota et lâcha :
— J’avoue pourtant qu’en choisissant cette belle maison j’avais une idée derrière la tête.
— Vous confier à Clothilde ?
— Pas… pas vraiment !… Mais peut-être une tentative auprès de vous, Madame… Vous avez si gentiment proposé de venir à mon secours qu’après ce que j’ai fait je me dois d’en saisir l’occasion. Vous le connaissez mieux que quiconque, celui auquel je pense ! ajouta-t-elle dans un murmure. N’appartient-il pas à votre famille ?
« Miséricorde ! pensa Tante Amélie, accablée par ce nouveau coup du sort. Aldo ! Il a une fois de plus exercé des ravages susceptibles de déchaîner Dieu sait quelles catastrophes ! Il ne manquait plus que cela ! Il faut pourtant que je lui réponde quelque chose ! »
Toussotant à plusieurs reprises pour s’éclaircir la voix, elle reprit :
— Comment est-ce possible ? Vous ne l’avez autant dire jamais rencontré, et ce n’est pas le soir du bal où vous avez reçu un accueil plus que désagréable que vous avez pu concevoir ce… ce sentiment !
— Oh, non ! Mais Pontarlier est une petite ville, vous savez, et, sans qu’il le sache, je l’ai aperçu assez souvent pour ne garder aucun doute : je l’aime, voilà ! conclut-elle avec simplicité.
— Mon Dieu… Vous devriez comprendre qu’il m’est impossible de vous aider ? D’abord, vous n’ignorez sûrement pas qu’il est marié, père de famille de surcroît et que…
— Oh, non ! s’écria Marie. Vous faites erreur ! Il ne s’agit pas du prince Morosini, bien qu’il soit très beau et plein de charme. À vous confier la vérité, il aurait plutôt tendance à m’impressionner ! Et puis, il nous a si mal traités quand nous sommes arrivés à la fête.
— Ce n’est pas lui ? Mais alors…
— Si ce n’est lui c’est donc son frère ! fit en souriant Marie qui, apparemment, connaissait ses classiques. Mais gardez-moi le secret, je vous en supplie ! Au moins pour le moment ! Il me faut d’abord en finir avec cette grotesque affaire de fiançailles. Il faudrait peut-être le lui dire !
— À qui ? balbutia Mme de Sommières, qui sentait le sol se dérober sous ses pieds.
— Mais à lui, voyons ! Cet homme merveilleux. Comme il n’est plus très jeune, il ne doit pas imaginer qu’une fille comme moi puisse l’aimer. Mais vous, Madame, vous comprenez, n’est-ce pas ?
— Oh… tout à fait !
En réalité, elle s’efforçait de réfléchir à grande vitesse sur ce nouvel avatar qui lui tombait sur la tête. Non qu’elle soit surprise qu’Adalbert puisse faire des ravages dans un cœur aussi juvénile, mais il était plus que probable que cela n’allait pas simplifier les relations. Il était établi une fois pour toutes qu’Hugo et son père se disputassent les pensées et la main de la charmante Marie. Or, que celle-ci ne soit pas d’accord et songe même à rompre ses fiançailles, à deux doigts du mariage, lui faisait passer dans le dos des frissons glacés… Et pour quelle raison !
Marie cependant insistait :
— Vous me garderez le secret, n’est-ce pas, Madame ?
— C’est selon ! Comment comptez-vous vous en sortir alors que votre mariage est imminent ?
Marie prit un air concentré :
— Eh bien, d’abord je vais essayer de rester ici le plus longtemps possible ! Celui que j’aime…
— Appelez-le Adalbert ! Ce sera plus court !
— Oh, naturellement ! C’est un si beau nom ! Adalbert, donc, reprit-elle en rougissant furieusement, n’imagine sans doute pas les sentiments qui m’animent, et il serait peut-être préférable qu’il l’apprenne suffisamment tôt pour que nous accordions nos violons et puissions affronter, main dans la main, la colère de mon père – qui se calmera étant donné qu’il s’agit d’un homme illustre ! –, mais surtout le ressentiment de Karl-August. Il ne faudrait pas que cela se termine par un acte de violence comme un duel par exemple.
Le mot sortit la marquise de l’espèce de léthargie dans laquelle la plongeaient les plans d’avenir de cette jeune bécasse, car, il n’y avait plus l’ombre d’un doute sur la question : c’en était une, et des plus réussies. Aussi, après avoir examiné l’idée de lui appliquer quelques bonnes claques pour lui remettre la tête à l’endroit, elle choisit d’entrer dans son jeu :
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