— Le problème que posent les mouvements de votre cœur est plus ardu que vous ne le supposez ! Pardonnez-moi de le souligner, mais il serait peut-être plus sage de tenter de savoir ce que l’intéressé pense de vos sentiments ?

— Oh, fit-elle sans modestie excessive, il devrait en être agréablement surpris ! Je suis jeune alors qu’il a atteint l’âge mûr. En outre, je suis plutôt jolie, n’est-ce pas ? Enfin habituellement !

Tout en parlant, Marie examinait avec complaisance sa main gauche ornée du saphir des fiançailles. Mme de Sommières assena :

— Personne ne dit le contraire, et c’est visiblement ce que pense l’homme qui a glissé cette bague à votre annulaire. Aussi, avant de vous engager dans une nouvelle aventure matrimoniale…

— Vous pensez qu’Adalbert me demandera d’être sa femme quand il saura ?

— Comment voulez-vous que je vous réponde ? Bien qu’il me soit cher, à égalité avec mon neveu Morosini, j’ignore tout de sa vie sentimentale… À présent laissez-moi aller au bout de mon propos ! Je disais qu’il était important de vous libérer d’une chaîne avant d’en chercher une autre, qui est plus qu’aléatoire ! Adalbert est ce que l’on appelle un célibataire endurci…

— Ce sont ces hommes-là qui font les meilleurs maris !

Cette fois, la patience de la vieille dame était usée jusqu’à la corde :

— Allez-vous me laisser parler, oui ou non ?

— Euh… oui !

— Parfait ! Commencez donc par mettre de côté vos jolis rêves et laissez agir le temps ! Les miens et moi sommes ici afin de trouver une solution à un grave problème dans lequel les orgues nuptiales sont hors de saison, parce qu’il s’agit de vie ou de mort. Alors, ne faites rien, ne dites rien jusqu’à plus ample informé ! Pour le moment, soignez-vous et surtout restez tranquille !

À cet instant, on « gratta » à la porte, et la tête d’une femme de chambre apparut :

— Ces Messieurs sont rentrés, annonça-t-elle, et demandent si Madame la marquise veut bien les rejoindre dans la bibliothèque.

— Je descends ! (Puis, revenant à la jeune fille :) Reposez-vous un peu, Marie, et tâchez d’oublier tout cela… momentanément !

Sortie de la chambre dont elle referma soigneusement la porte, Mme de Sommières respira profondément à trois ou quatre reprises, afin de recouvrer son calme, puis se dirigea vers l’escalier au bas duquel Aldo l’attendait, visiblement soucieux :

— Venez ! dit-il en lui prenant le bras pour le glisser sous le sien. Nous avons besoin de vous !

— On dirait que tout le monde a besoin de moi ? C’est mon jour à ce qu’il paraît ? fit-elle avec un entrain qu’elle était loin d’éprouver et qui disparut dès que, entrée dans la vaste pièce tapissée de livres, elle eut jeté un coup d’œil à Lothaire, assis au bureau, et à Adalbert, qui faisait les cent pas. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en s’efforçant de rester sereine alors qu’elle pressentait une mauvaise nouvelle.

Aldo l’invita à s’asseoir dans un grand fauteuil bergère, prit la lettre que lui tendait Lothaire et la lui offrit. Elle sentit alors son cœur se serrer et, dédaignant le petit face-à-main aux émeraudes, tira de sa poche une paire de lunettes. Enfin, elle lut le texte sans signature et tapé à la machine :

« La campagne électorale n’est plus à l’ordre du jour. Celle que vous cherchez est bien vivante mais toujours en mon pouvoir. Ce qui ne saurait durer indéfiniment. Elle vous sera rendue en bon état de marche, non contre une misère de vingt mille francs mais, par exemple, contre… une partie de ces mystérieux objets qu’abrite l’ancien hospice des Perdus, selon certains bruits. Vous avez cinq jours pour vous décider. Au-delà, si vous refusiez, mes exigences pourraient aller jusqu’à la remise du diamant bleu du Talisman qui vous prendrait peut-être plus de temps, mais mon otage pourrait payer de sa personne selon la longueur de l’attente. Les modalités de remise vous seront indiquées ultérieurement ! Tous mes vœux vous accompagnent ! »

DEUXIÈME PARTIE

LES COMPAGNONS DE LA TOISON D’OR

6

Au milieu de nulle part !

Venimeuses ou pas, alléchantes ou non, les affichettes n’avaient pas donné le moindre résultat. La seconde vague disparut aussi prestement que la première, laissant aux hôtes du manoir Vaudrey-Chaumard non seulement une lourde déception mais aussi un regain d’inquiétude.

Ils en vinrent à hésiter entre deux conclusions. Ou bien la fugitive était déjà morte – une hypothèse que tous repoussaient avec horreur –, ou bien elle n’était pas dans la région. Mais dans ce cas, où ?

La lettre que lisait la marquise avait au moins cela de bon qu’elle repoussait la première – et si cruelle ! – hypothèse mais sans l’effacer complètement. Rien ne disait, en effet, qu’elle fût le reflet de la vérité. Restait la seconde, mais la France était vaste, surtout si l’on y ajoutait la Suisse – qui venait automatiquement à l’esprit –, l’Autriche, d’où était issu celui que l’on soupçonnait être son ravisseur, sans compter la Belgique où il avait déjà fait parler de lui, le Royaume-Uni et, pourquoi pas, l’Europe entière ? Sa nouvelle exigence – insensée ! Pour ne pas dire plus ! – ouvrait le champ à toutes les suppositions.

Pourtant, Plan-Crépin, non seulement était bien vivante mais ne se situait pas si loin, même si, à présent, elle-même n’en avait qu’une idée très vague…

Lorsqu’elle avait quitté Paris, avec dans sa poche une lettre censée écrite par l’homme qu’elle s’était mise à aimer si follement, le beau rubis dont elle avait osé délester Aldo et un billet de première classe assorti d’une réservation au nom de Mme Vidal – ce qui la fit sourire –, elle était au-dessus de tout raisonnement logique. « Il » avait, enfin, besoin d’elle ! « Il » regrettait de l’avoir rudoyée, « Il » l’appelait à son secours en s’excusant de lui faire partager le péril qu’il courait, tellement sûr d’elle qu’il n’hésitait pas à lui procurer les moyens de le rejoindre. Que demander de plus ? L’important n’était-il pas qu’elle soit enfin réunie à celui que, dans le secret de son cœur, elle appelait son « doux seigneur » ?

Auprès du bonheur qu’elle espérait, avoir délesté Aldo de son rubis lui semblait parfaitement anodin et ne lui inspirait aucun regret. Moins encore de remords puisqu’il avait l’intention d’en faire cadeau à Moritz Kledermann, son richissime beau-père. Elle se félicitait même d’avoir réussi l’exploit de s’être introduite dans sa chambre et d’avoir fouillé son portefeuille sans que, profondément endormi, il eût seulement bougé un cil. Elle avait même assisté à sa messe de six heures à Saint-Augustin afin de prier le Seigneur de bénir son entreprise. L’important, encore une fois, n’était-il pas que tous deux soient enfin réunis comme elle en rêvait dans le secret de son cœur ? Et si c’était dans la mort, cela n’avait vraiment aucune importance, au contraire  !

Aussi fut-ce sans la moindre hésitation que, après avoir entendu sa messe, mais au fond de l’église et en évitant de se mêler à celles qu’elle avait coutume d’y rencontrer, elle avait filé, dès l’« Ita missa est ! », à la stupéfaction vaguement indignée d’Eugénie Guenon, la cuisinière de la princesse Damiani, et de ses autres relations matinales, pour se précipiter dans le premier taxi venu et se faire conduire à la gare de l’Est, ainsi que l’indiquait le titre de transport venu en sa possession par la poste dix jours auparavant.

Un peu soulagée d’ailleurs de constater qu’elle ne se dirigeait pas vers Pontarlier mais vers Besançon, la ville-forteresse nettement plus importante que la première puisqu’elle était la capitale de la Franche-Comté, drainant beaucoup plus de monde et permettant de se fondre davantage dans la foule. Si on la cherchait, en dépit de sa mise en garde – elle redoutait que ce soit le cas –, ce ne serait pas de ce côté-là que l’on s’orienterait.

La lettre précisait qu’elle serait attendue à la sortie de la gare par des gens dévoués à qui elle pourrait se fier entièrement. Et, en effet, à peine eut-elle fait composter son billet – un aller simple, ne comportant évidemment pas de retour – qu’une femme déjà âgée, vêtue de noir comme on en rencontrait souvent en province, s’approcha d’elle et lui prit le bras pour l’entraîner au-dehors :

— Vous avez ce qu’on vous a demandé ? s’enquit-elle.

— Naturellement !

— C’est bien !

La femme la conduisit à travers le va-et-vient de la gare jusqu’à une modeste voiture grise, au volant de laquelle un homme patientait et dont la voyageuse ne put distinguer les traits tant ils étaient envahis par un système pileux foisonnant. Barbe, moustaches, cheveux, sourcils, cette broussaille sortait en abondance d’une casquette sombre enfoncée au maximum. Seul un nez bourgeonnant émergeait de cette végétation. Les mains sur son volant, l’homme restait parfaitement immobile, même quand la femme ouvrit une des portières pour faire monter sa compagne :

— Nous pouvons partir ! dit-elle seulement.

Le chauffeur répondit d’un mouvement de tête et démarra après avoir allumé les phares. Le jour, gris depuis le matin, baissait rapidement. Il disparut complètement quand, une fois assise sur la banquette arrière, Marie-Angéline put constater que les rideaux de la « conduite intérieure » étaient baissés. Et surtout quand on lui fit mettre des lunettes noires dont les côtés obturés ne lui permettaient pas d’apercevoir la plus infime source de lumière. Elle protesta aussitôt :

— Quel luxe de précautions ! Bien inutiles d’ailleurs, je ne connais pas la région !

— Que vous sachiez d’où nous partons c’est déjà trop, répondit la femme. En outre, les routes sont jalonnées d’indications.

Plan-Crépin aurait voulut demander si l’on allait loin mais se retint. Ce serait sans réponse, et elle se résigna à voyager dans le noir. Même son caractère optimiste trouva une sorte de réconfort dans ces multiples précautions. Si l’on tenait tellement à ce qu’elle ne pût reconnaître le chemin, c’est qu’elle pouvait espérer rester en vie, sa mission accomplie. Ce qui à première vue n’avait rien d’évident. Une fois en possession du troisième rubis, le maître du jeu n’avait aucune raison de la garder en vie, à moins qu’il ne réclame quelque autre rançon à une famille des mieux pourvues sur le plan de la fortune et des joyaux historiques. En serait-il de même pour Hugo ?

Durant tout le trajet, la question l’avait tourmentée parce qu’il y avait cette rivalité entre le père et le fils pour la main de la petite Regille, mais maintenant qu’elle était arrivée à destination, mieux valait essayer de se détendre, afin de saisir la moindre occasion pouvant se présenter de prolonger son séjour sur cette bonne vieille terre, même si elle était persuadée que le Seigneur Dieu l’accueillerait favorablement lorsqu’elle se prosternerait devant lui.

Pour l’instant, ses préoccupations étaient regrettablement terrestres : elle avait faim et surtout soif ! Dieu sait pourquoi, il n’y avait pas de wagon-restaurant sur son train. Pour les commodités, une brève visite aux toilettes lui avait appris que l’eau des lavabos de la SNCF avait un goût affreux ! En débarquant à Besançon, elle avait caressé l’idée d’aller prendre un café et des croissants au buffet de la gare, mais ceux qui l’attendaient pouvaient perdre patience, avec les conséquences dramatiques susceptible d’en découler.

Elle se résigna donc, pensant que, si ces gens avaient dans le crâne l’idée de la retenir en otage, ils songeraient peut-être aussi à la nourrir…

Ne voyant plus rien, elle fut tentée de fermer les yeux mais pensa qu’au contraire il était préférable de rester lucide autant que faire se pourrait. Et d’abord, essayer de deviner la direction que l’on suivait, mais elle n’avait décidément pas affaire à des enfants de chœur : dès sa sortie de la gare, le chauffeur, après avoir parcouru un court moment l’avenue qui y menait, s’engagea dans un rond-point… dont il fit le tour, trois ou quatre fois, avant d’emprunter l’artère dont il avait besoin. Et sa passagère se retrouva dans l’obscurité totale, au propre comme au figuré !

On roula, montant ou descendant selon les caprices de la route, pendant près de deux heures, ainsi que Plan-Crépin put le constater quand il lui fut possible de consulter sa montre. Arrivés à destination, on la fit descendre sur un sol herbeux. La femme la prit sous un bras tandis que le conducteur prenait l’autre.

— Nous sommes arrivés, renseigna la femme. On va vous conduire à votre chambre où vous pourrez vous reposer !

— Je ne suis pas fatiguée ! J’ai faim et j’ai soif !