— Naturellement, c’est prévu… venez !

Et l’on se mit en marche vers ce qui se révéla être deux marches de pierre irrégulières menant à une porte qui donnait elle-même sur un carrelage présentant des manques, mais que recouvrit très vite quelque chose qui ressemblait à une natte de paille tressée… En outre, la fraîcheur de l’extérieur – qui devait provenir d’un bois de sapins dont « l’invitée » avait respiré l’odeur avec délices – fut rapidement chassée par le parfum puissant d’une soupe aux choux dont la prisonnière ne raffolait pas mais qui, dans sa situation actuelle, attisa son appétit. Elle avait une telle faim qu’elle se sentait capable de disputer son os à moelle à un chien.

— Cela sent bon ! ne put-elle s’empêcher de remarquer, presque sincère.

— On vous en montera tout à l’heure.

Allons ! Ces gens n’avaient pas l’intention de la laisser mourir de faim, ce qui pouvait être encourageant… On traversa ce qui ne devait être qu’une cuisine. À cet instant, le chauffeur qui l’étayait d’un côté la lâcha :

— Prenez garde, l’escalier est étroit et tourne jusqu’en haut, prévint la femme. La rampe est à votre droite et je continue à vous guider.

Elles montèrent ainsi la valeur de trois étages de ce qui semblait être une vieille tour. Les marches de pierre, usées par le temps, s’incurvaient légèrement au centre. Elle en compta une quarantaine, puis on s’arrêta :

— Vous voilà chez vous ! dit la femme en ouvrant une porte de sa main libre. Avancez de trois ou quatre pas, je vais vous retirer vos lunettes.

En dépit de la faiblesse de l’éclairage du lieu, Marie-Angéline eut un éblouissement et mit quelques secondes à s’y accommoder. Ôtant ses gants qu’elle fourra dans sa poche, elle se frotta les yeux en secouant la tête et vit qu’elle se trouvait dans une chambre carrée dont, en dépit de l’abondance de bois intérieurs, les murs étaient faits de parpaings qui avaient dû être assemblés plusieurs siècles plus tôt. L’unique fenêtre, carrée, permettait d’apprécier l’épaisseur de la muraille, et, pour la rendre plus aimable encore, elle était défendue par une croix composée de barreaux de fer. La voyageuse allait habiter une ancienne tour. Pour combien de temps ?

Cependant, rien ne manquait pour que ce soit une chambre. Ni le lit en bois de chêne, garni d’un matelas, de draps – grossiers mais des draps tout de même ! –, ni l’oreiller, le traversin, la couverture et l’édredon. Ni même – luxe extrême ! – une descente de lit qui ressemblait à une serpillière. Outre la table de chevet équipée d’une lampe pigeon, il y avait une table avec bougeoir assorti d’un paquet de bougies, une chaise de paille devant une sorte d’écritoire comme on en faisait aux siècles précédents. L’abattant levé montra qu’il ne manquait rien. Enfin, dans un coin, il y avait une table de toilette que l’arrivante eût jugée, en d’autres circonstances, désuète avec son « service » en belle faïence.

— Vous avez tout le nécessaire, dit sa compagne. Du moins je le pense. Si vous avez besoin de quelque chose, vous avez une cloche à côté du lit qui vous permettra d’appeler. On va vous monter votre dîner dans un moment !

Plan-Crépin alla alors à la table de chevet dont elle ouvrit la porte pour montrer qu’elle était vide :

— Et en cas de besoin ? fit-elle, impavide. Qu’est-ce que je fais ?

— Oh, c’est vrai ! J’allais oublier ! Excusez-moi !

Elle ouvrit une petite porte dissimulée derrière les rideaux du lit, découvrant un siège comme on en trouvait dans les jardins à la campagne : un assemblage de planches en forme de banc muni d’un couvercle qui, soulevé, révéla un trou noir. Sans doute le vide jusqu’au bas de la tour.

— Je vois ! apprécia froidement la nouvelle occupante de la chambre. Il vaut mieux ne pas être sujette au vertige et, par les grandes chaleurs, la bonne odeur des sapins doit subir une désagréable concurrence.

— Dans cette région, les fermes font du fumier. Le nôtre vient en partie d’ici et on emploie de la chaux.

— En partie seulement ? Cette confortable « bonbonnière » n’est pas habitée toute l’année ?

— Vous posez trop de questions, Mademoiselle ! renvoya la femme d’un ton sec. Vous n’avez rien d’autre à faire que vous conformer aux ordres comme je le fais moi-même ! Et, à propos de question, j’ose espérer que vous apportez ce qui vous a été demandé ?

— Sans cela je ne vois pas pourquoi j’aurais accepté de venir ?

— Veuillez me le remettre s’il vous plaît ?

— À vous ?

— Naturellement, à moi. Qui voyez-vous d’autre ?

— Celui qui m’a écrit certaine lettre. C’est à son appel… désespéré que j’ai répondu, au prix – et j’en ai honte ! – de l’action la plus laide que j’aie pu commettre au détriment d’un ami très cher ! Aussi je trouve normal de ne remettre qu’à lui ce que j’apporte !

— C’est impossible ! Vous devez vous douter que s’il a écrit c’était sous contrainte. Sinon, je ne crois pas qu’il vous aurait demandé ce service.

— Oh, je l’imagine. Aussi pourquoi ne pas l’amener ici « sous contrainte  » ? Je vous remettrai alors sa rançon, vous le libérez et vous nous laissez repartir ensemble !

— En vous prêtant une voiture, ce qui vous permettra de revenir plus vite accompagnés de la gendarmerie, de la police ou je ne sais quoi ? Vous nous prenez pour des imbéciles ?

— C’est selon. Vous perdriez moins de temps en me disant que M. de Hagenthal…

— Pas de noms s’il vous plaît.

— Vous craignez quoi ? L’écho des montagnes ou des forêts ? J’ai l’impression que nous sommes en plein désert…

À ce moment un meuglement un peu éloigné se fit entendre, ce qui lui arracha un sourire :

— … un désert peuplé de vaches qui, en général ne sont pas bavardes. Cela dit, j’aimerais savoir où nous sommes ?

— En Franche-Comté… et vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage !

— Ah, vous trouvez ? Qu’est-ce que je peux savoir, alors ?

— Que vous êtes en sécurité !

— Autant qu’un prisonnier puisse l’être dans sa cellule ! Votre hospitalité est spartiate ! N’avez-vous rien de mieux à m’offrir ?

— Malheureusement non et il vous faudra vous en contenter le temps que vous passerez parmi nous !

— Nous, qui ?

— Vous donner nos noms ne vous serait d’aucune utilité alors souffrez que nous gardions l’anonymat. Je suis Jeanne et celui-ci Baptiste. Je suis certaine que vous ne trouveriez pas plaisant d’être déshabillée par moi et lui ? poursuivit-elle en désignant le chauffeur qui venait d’entrer avec les bagages. Au surplus, ne vous a-t-on pas priée d’obéir à tout ce que l’on vous demandera ?

— Sous la menace on écrit n’importe quoi ! C’est la raison pour laquelle j’aimerais remettre… « l’objet » en mains propres, à la personne concernée !

— Vous devriez vous douter qu’il n’est pas là et que, si on lui a permis d’écrire, il n’a pas pour autant la liberté de ses mouvements !

— Dans ce cas, qu’on l’amène ! J’aurai au moins le plaisir de le voir !

— Vous le verrez… mais plus tard ! Autant vous l’apprendre tout de suite : il est malade !

Une brusque colère enflamma Marie-Angéline :

— Malade ? Et vous ne le disiez pas ? Raison de plus pour que vous me conduisiez à lui ! Si vous l’avez torturé…

— Quel serait notre intérêt ? Nous le servons. Quant à vous conduire près de lui, c’est vous alors qui seriez en danger et il ne le veut à aucun prix ! Soyez raisonnable ! continua-t-elle plus doucement. Vous avez tout à y gagner, l’un et l’autre ! Ne vous a-t-il pas recommandé d’agir selon ses directives ?

Marie-Angéline savait que ce combat-là était pour l’honneur et que, dès l’instant où elle avait accepté d’obtempérer, il lui faudrait avaler l’amère potion jusqu’à la dernière goutte. Pourtant elle insista :

— Combien de temps vais-je devoir rester ici ?

— Je l’ignore ! Mademoiselle, il faut que vous sachiez que vous êtes retenue chez « lui » et que nous sommes ses serviteurs. Ce qui nous contraint à l’obéissance absolue quoi que nous en pensions… Mais, s’il vous plaît, plus de questions. Je n’ai déjà que trop parlé !

— Parfait !

Elle ouvrit le col de sa robe et prit le sachet de daim noir qu’elle portait sous sa chemise, contre sa peau, et le tendit à la femme :

— Voilà ! Priez Dieu qu’Il détourne sa colère si vous m’avez menti ! À propos, si je dois séjourner entre ces murs, quelque temps, de quelle façon puis-je vous appeler ?

— Ceci devrait suffire, répondit la femme en désignant la cloche : un coup pour moi, deux pour lui… et je vous ai dit nos prénoms. On va vous monter à dîner dans un instant, si vous avez besoin de quoi que ce soit…

— Il va falloir que j’y réfléchisse ! Il manque tellement d’objets de première nécessité que je ne sais pas par où commencer !

Restée seule, Marie-Angéline, qui sentait Plan-Crépin revenir en elle à vive allure, entreprit l’examen, minutieux, de son étrange logis. En fait, elle s’était attendue à pire encore, sans aller toutefois jusqu’au cul-de-basse-fosse. L’endroit était propre, à moins que l’on n’ait poussé les balayures sous le lit – et ce que l’on pouvait décréter vivable… Le mois de mai étant venu, elle ne risquait pas d’avoir froid, mais une cheminée d’angle, résolument médiévale, devait être en état en cas de froidure : il restait des cendres et des tisons éteints. Évidemment, si la température s’élevait – en Franche-Comté les étés étaient brûlants et les hivers glacés –, cette vieille tour où on l’avait hissée pouvait devenir pénible à vivre. La région était connue pour détenir, en France, le record des températures, mais elle espérait, fermement, avoir déménagé quand l’été serait là.

Après avoir inspecté la couche dont, sous un couvre-lit d’un bleu déteint, draps et couvertures étaient propres, elle reprit dans la poche de sa robe « la lettre » qui lui avait fait manquer si gravement à ses devoirs familiaux et la relut, s’attardant surtout sur le passage où Hugo l’adjurait d’avoir confiance en ceux qui allaient l’accueillir :

« Ils sont entièrement dévoués – et cela depuis toujours – à ma famille et feront le maximum pour que votre séjour ne soit pas trop pénible. Largement meilleur en tout cas que ce que vous réservaient ceux qui se sont emparés de moi. Jeanne et Baptiste sont des braves gens. Pas très courageux, je le crains. Alors ne leur faites pas peur et il ne devrait pas y avoir de problèmes. Pardonnez-moi de vous demander un tel sacrifice… »

La lettre continuait sur un ton presque affectueux, évoquant même des revoirs amicaux et détendus quand leur vie serait redevenue normale. Et c’étaient ces derniers mots, évidemment, qui l’avaient décidée à se lancer dans une aventure qu’elle pouvait à bon escient juger dangereuse ! N’avait-il pas signé « Celui qui se veut désormais votre très attentionné Hugo » ?

Cette lettre, elle l’avait lue et relue au point de la savoir par cœur, mais elle trouvait plaisir à toucher cette écriture énergique, à caresser du regard ces mots qu’il avait tracés. Et ce fut seulement après lui avoir ajouté quelques baisers qu’elle la replia pour la remettre à sa place. Dans l’escalier, des pas lourds se faisaient entendre. Puis, sans frapper, Baptiste fit son apparition, chargé d’un plateau embaumant la soupe aux choux qu’elle détestait. À sa grimace mécontente, il répondit :

— Mangez donc pendant que c’est chaud ! Si vous n’aimez pas le chou…

— Je n’aime pas !

— On ne vous en servira pas tous les jours et la Jeanne s’y entend pas trop mal à la bouffe !… Je reprendrai le plateau demain en apportant le petit déjeuner ! (Ayant dit, il toucha sa casquette qui, apparemment, ne le quittait jamais ! renifla deux ou trois fois, et ajouta :) C’que vous pouvez être difficiles, les gens de la ville ! C’te soupe, j’en mangerais sur la tête d’un teigneux !

— C’est vous que cela regarde.

Heureusement, la moitié d’un saucisson de Morteau et une épaisse tranche de jambon accompagnaient cette potée aqueuse. Du gros pain, un morceau de « bleu de Gex », de la compote de pommes, une carafe d’eau, un pot de vin rouge à peine râpeux qui la requinqua un peu. Le repas, essentiellement revigorant, fit le reste.

Pensant qu’elle n’avait rien d’autre à faire que s’accorder un repos bien mérité, elle ouvrit sa valise pour prendre une chemise de nuit et son nécessaire de toilette, puis se déshabilla, fit ses ablutions du soir, brossa ses dents et ses cheveux qu’elle tressa en déplorant de ne pas disposer d’une douche, enfila sa chemise, récita sa prière et alla jusqu’à la petite fenêtre d’où l’on ne découvrait que le ciel étoilé et les cimes d’une forêt de sapins. L’odeur en était délicieuse et elle la respira à plusieurs reprises afin d’en remplir à fond ses poumons, et finalement se coucha, ce qui lui valut de constater que le vieux lit, non seulement sentait la lessive fraîche mais aussi était confortable…