Repoussant résolument les pensées défaitistes, elle s’endormit presque aussitôt.

Sa fenêtre étant dépourvue de volets, ce fut une flèche de soleil lui arrivant dans l’œil qui la réveilla. Comme il lui restait encore un peu de sommeil, elle se tourna de l’autre côté en ronchonnant, remonta draps et couvertures par-dessus son épaule et voulut reprendre son somme là où elle l’avait laissé, mais le tintamarre de clefs en provenance de la porte l’assit sur son lit, le regard orageux, pour voir Baptiste nanti de deux brocs dont l’un fumait :

— Bien l’bonjour ! émit-il en posant les récipients près de la planche honorée du titre de table de toilette. Puis il fit demi-tour mais attendit pour repartir que Jeanne, armée d’un plateau, eût effectué son entrée sans pouvoir retenir un soupir de soulagement :

— Bonjour, Mademoiselle ! Avez-vous bien dormi ?

— Mieux que je ne l’aurais espéré étant donné les circonstances !… Mais je suppose qu’à part vous et moi, il n’y a pas grand monde dans ce…

Elle s’arrêta, ne sachant comment définir l’endroit où elle se trouvait.

— Baptiste et moi. C’est une petite maison.

— Alors, pourquoi ne pas éviter à vos jambes de grimper jusqu’ici ? Vous n’êtes plus très jeune et j’aurais pu descendre.

— Non, parce que personne ne doit connaître votre présence ! Pour votre sécurité d’abord… et puis ce sont mes ordres. Mais merci à vous de le proposer. Je pose le plateau sur le lit ? Ou sur la table ?

Déjeuner au lit ? Ce luxe n’avait pas été imparti à l’habituée de la messe de six heures depuis… oh, encore plus que ça ! L’idée lui parut soudain séduisante :

— Donnez-moi le plateau ! accepta-t-elle en tapotant la couverture. J’ai entendu la voiture partir hier soir. A-t-on des nouvelles ?

— Non ! Pas encore ! La remise demandait quelques précautions et nous n’attendons guère de nouvelles avant… après-demain, je pense ! En espérant qu’elles seront bonnes !

— Voilà une espérance que je partage… mais pourquoi si longtemps ?

— Il y a d’abord la distance. Nous sommes assez loin mais cela est préférable pour votre sécurité ! Je vous souhaite bon appétit !

De toute évidence, Jeanne n’avait pas envie de prolonger le dialogue. Elle disparut à la vitesse du courant d’air, laissant Marie-Angéline se restaurer.

Ce petit déjeuner rustique était à cent coudées des délices de la rue Alfred-de-Vigny. Pas de croissants croustillants, de brioches aériennes, de confitures où s’attardait la fraîcheur des fruits, pas de jus d’orange non plus, mais enfin, cela aurait pu être pire : le café sentait bon, ma foi ! Le lait, dans une telle région, ne pouvait être que frais, et si les tartines étaient taillées dans un gros pain de campagne, celui-ci n’avait pas dû séjourner longtemps dans une huche, ou alors on l’avait repassé au four. Quant au beurre, il n’y avait rien à en redire ! Plan-Crépin en mangea deux vastes tartines, but un bol de café généreusement sucré puis, repoussant le plateau, se leva et s’affaira à sa toilette, sans trop tarder, en espérant que l’eau serait restée chaude.

Elle l’était presque, mais si elle avait emporté sa pâte dentifrice, l’occupante de la tour avait négligé le savon. Celui qu’on lui avait octroyé était un gros cube de savon verdâtre fleurant la soude qui vous desséchait inexorablement la peau. Ça pouvait aller pour les pieds mais pour le visage c’était une autre histoire ! Pensant qu’un nouveau récurage la ferait peler, elle décida de s’en tenir à un léger tamponnement avec le lait du petit déjeuner, suivi d’un rinçage à l’eau qui, dans un pays où le thermalisme florissait, ne pouvait être que de première qualité ! Ensuite, quelques touches de sa chère crème de beauté qu’elle n’avait eu garde d’oublier.

Au moment de s’habiller, un nouveau problème se présenta : elle était habituée à changer de linge tous les jours. Or, elle n’avait emporté que deux rechanges. Serait-il possible d’obtenir de cette Jeanne, qui semblait une assez bonne personne, qu’on lui fasse un peu de lessive, ou devrait-elle s’en charger elle-même ?

En vérité, elle découvrait que lorsque l’on est une femme, la plus romantique des aventures pouvait buter sur des détails imprévus qu’elle n’hésitait pas à qualifier de sordides !

Quand enfin elle fut prête, elle découvrit alors… qu’elle n’avait plus rien à faire, sinon son lit, puis s’asseoir en laissant passer le temps ! Elle n’avait strictement rien, mais ce qui s’appelle rien, pour s’occuper que regarder par la fenêtre d’où elle ne découvrait que le ciel bleu – le temps était enchanteur ce matin ! –, une forêt de sapins dense et touffue à souhait et d’une monotonie infinie parce que aucune des cimes ne dépassait les autres !

C’est alors qu’elle s’aperçut d’un manquement incroyable : depuis qu’elle avait quitté Paris, elle n’avait pas prié… ou si peu ! Son esprit, uniquement tourné vers celui dont elle avait embrassé la cause, ne parvenait pas à se fixer sur la moindre oraison. Peut-être aussi pour ce qu’elle avait osé infliger à Aldo et dont elle ne se serait jamais crue capable : aller le voler dans sa chambre pendant qu’il dormait… Comment avait-elle pu agir d’une manière aussi vile ?

Elle s’en était excusée dans son dernier message mais sans véritable repentir. Cela tenait peut-être à ce qu’elle redoutait que ce voyage-là soit sans retour ? Les gens qui tenaient Hugo ne la laisseraient sûrement pas repartir, vivante tout au moins, et elle ne croyait pas non plus à sa longue survivance à lui.

Sur le moment, l’idée de mourir avec lui l’avait comblée de joie. Faire le voyage pour l’éternité ensemble, quel beau rêve ! Si merveilleux qu’elle en avait oublié tout le reste… même de se munir d’un bagage convenable ! Se soucie-t-on du nombre de chemises ou de paires de bas emportées quand on s’apprête à s’envoler vers l’infini ? Son sac de voyage – pas un immense ! –, elle s’était contentée d’y entasser ce qui lui tombait sous la main. C’est ainsi qu’elle découvrit qu’elle n’avait pas emporté le moindre livre – même pas de messe ! – mais qu’elle y avait mis… un jeu de cartes… et une autre, routière cette fois ! Ridicule ! Alors que ses ravisseurs – on pouvait les appeler ainsi en dépit de leur aspect rustique ! – avaient fait en sorte qu’elle n’eût aucun moyen de reconnaître où elle était. Seules la position du soleil et la petite boussole qui, avec un couteau suisse, ne quittaient jamais son sac à main lui permettaient de savoir où se trouvaient les points cardinaux ! Ce qui n’était pas d’un grand réconfort !

Décidée néanmoins à ne pas se laisser abattre, et partant du principe qu’elle ne saurait rien de plus avant le surlendemain, elle s’organisa pour remplir son temps au mieux. Elle commença par prier, pour essayer de mettre enfin le Ciel de son côté, lava son linge de la veille et refit ses réussites… sans compter les heures passées à la fenêtre où elle essayait de saisir le moindre détail lui permettant d’avoir une idée de sa position. Elle parvint ainsi à ne pas trop s’ennuyer.

Il en fut de même le lendemain. S’y mêlait cependant une hâte, car, en dehors des repas et de ce que l’on pouvait appeler le service des eaux, la maison était bizarrement silencieuse. On n’entendait guère que le chant des oiseaux et le bruit des allées et venues de la voiture. Elle partait le matin, revenait le soir, mais Marie-Angéline n’en était pas encore à se poser des questions à ce sujet.

Vint enfin le moment qu’elle attendait : quand on lui monta son dîner, une lettre semblable à celle qu’elle avait précédemment reçue s’y trouvait, posée sur la serviette. Elle s’en empara tandis que son cœur se mettait à battre la chamade.

« Comment vous dire ma reconnaissance ! Grâce à votre courage et à une amitié que je n’ai certes pas méritée, la menace de mort s’est éloignée mais je n’en suis pas libéré pour autant. Vous non plus malheureusement, quoique mes ravisseurs m’aient promis de nous réunir dans un avenir proche. Ils semblent attendre quelque chose ou quelqu’un. C’est pourquoi il me faut vous supplier de vous efforcer à la patience, comme je m’y efforce moi-même en pensant que notre revoir sera à la mesure de l’impatience que j’en éprouve et dont j’ose espérer qu’elle est à la mesure de la vôtre. Pardonnez-moi, ma douce amie, d’abuser ainsi de votre amitié !… Car je n’ose espérer davantage, mais, quand nous nous retrouverons, je saurai vous convaincre que je suis tout à vous ! Hugo. P.S. : Je m’arrangerai pour vous donner bientôt d’autres nouvelles. »

Envahie d’une joie inattendue, elle relut la missive à plusieurs reprises avant de la serrer contre son cœur. Une lettre d’amour ! C’était une lettre d’amour, et la première qu’elle eût reçue ! Il n’y avait pas à s’y tromper. Le chevalier de ses rêves lui faisait clairement comprendre que, non seulement il avait deviné ses sentiments profonds, mais encore qu’il les lui rendait ! Quel plus beau couronnement à sa vie pouvait-elle espérer ?

Enfin, elle replia la lettre et la serra contre sa poitrine.

— Ce sont de bonnes nouvelles, j’espère ? fit Jeanne, dont Marie-Angéline n’avait pas remarqué qu’elle était restée et l’observait.

— Très bonnes, et j’espère en recevoir bientôt de meilleures.

— Il faut toujours espérer, conclut la femme en se dirigeant vers la porte, laissant celle qu’il fallait bien appeler la prisonnière relire une nouvelle fois la bienfaisante épître au fumet d’une soupe à l’oignon…

En dépit de l’inconfort de sa situation, Marie-Angéline vécut deux jours de pur bonheur. Printanier à souhait jusque-là, le temps changea d’un seul coup. Une petite pluie fine mais tenace noya le peu de paysage que dispensait la fenêtre et il fit presque froid… L’effet magique de la lettre baissa d’un cran tandis que s’installait une sorte de fébrilité. Combien de temps faudrait-il attendre une nouvelle lettre ? Et surtout, quand Hugo la ferait-il venir auprès de lui ? À mesure que les heures passaient, elle comprenait de moins en moins quel but il poursuivait en la maintenant ainsi à l’écart. Au lieu de la laisser se morfondre dans l’une de ces quasi-ruines médiévales, comme il en existait beaucoup en Franche-Comté selon les Vaudrey-Chaumard, ne serait-il pas plus simple de la faire raccompagner dans une gare pour pouvoir rassurer ceux de la rue Alfred-de- Vigny, quitte à essuyer une verte colère que le vol du rubis avait dû susciter chez Aldo ? Ce qui ne l’effrayait pas vraiment. Elle comptait sur la joie que répandrait son retour pour lui valoir les circonstances atténuantes.

Quand, le matin suivant, Jeanne lui monta son petit déjeuner, elle lui demanda s’il ne serait pas possible d’avoir du feu en désignant la cheminée d’angle qui, visiblement, n’avait pas servi depuis une éternité :

— J’ai froid, se plaignit-elle, et, en outre, j’ai l’impression que l’humidité transpire de tous les murs.

— Ce que je vous apporte va vous réchauffer ! Le café est bouillant et Baptiste vous monte de l’eau chaude !

— J’en suis ravie… mais cette cheminée ? C’en est une, n’est-ce pas ?

— Oui… mais il y a longtemps qu’elle n’a pas servi et j’aurais peur de vous enfumer !

— En tenant la porte et la fenêtre ouverte cela devrait s’arranger !

— Je vais en discuter avec Baptiste !

— Que l’on fasse au moins un essai !

Quand ledit Baptiste apparut à son tour, il transportait ses deux brocs mais pas la moindre bûche et pas le plus infime morceau de papier.

— Alors, cette cheminée ?

Il déposa son eau, alla se planter devant l’objet du litige et haussa les épaules, puis renifla :

— Pas la peine d’essayer !… Marchera jamais ! Trop vieille !

— Si le conduit n’est pas bouché, il n’y a aucune raison contre  ! Il reste des cendres et un ou deux tisons éteints !

Sautant à bas de son lit, sans prendre la peine d’enfiler ses pantoufles, elle courut regarder dans l’âtre et aperçut un coin de ciel, gris bien sûr, mais de ciel tout de même !

— Ce n’est pas bouché et je ne vois pas pourquoi le feu ne prendrait pas !

— Si. La pluie ! Vous n’avez qu’à tâter ! J’suis sûr que c’est mouillé ! D’abord, le bois qu’on a est mouillé lui aussi !

— Soyez bon d’aller m’en chercher, avec des vieux journaux. Je vais m’en arranger !

— Y a pas d’journaux ici ! Ni vieux, ni neufs !

Elle regarda avec aversion ce monument de mauvaise volonté :

— Alors de la paille ! N’importe quoi qui puisse servir à allumer !

Peu désireux sans doute de s’engager dans une controverse pour donner la préférence à la force d’inertie, Baptiste haussa les épaules et quitta la pièce, en marmottant que de toute façon ce temps ne durerait pas. Furieuse, elle replongea dans son lit afin d’y retrouver la chaleur qu’elle y avait laissée et s’y pelotonna un moment.