Après quelques minutes, son œil accrocha celui des brocs qui fumait légèrement. Elle se dit alors que ce serait stupide de ne pas en user avant que ce soit froid, referma soigneusement draps et couvertures, et se précipita pour faire une toilette succincte, puis s’habilla à toute allure. Presque simultanément, elle avala ce qui restait dans la cafetière et se trouva mieux, plus réchauffée par sa colère que par ce qu’on lui accordait de chaleur.

Cela fait, elle s’agenouilla au pied du lit pour réciter ses prières. Reprise par son beau rêve, elle les négligeait d’une façon scandaleuse, ce qu’elle se reprocha sévèrement. Comme s’il n’était pas suffisant qu’elle n’ait pu entendre, depuis des jours, sa messe préférée. Elle aurait eu tellement besoin de communier ! Mais que faire dans ce désert où, même en tendant l’oreille, on ne pouvait saisir le moindre écho de cloches flottant sur la forêt ! D’où elle conclut qu’il n’y avait pas de village aux alentours.

Afin de se retremper l’âme, elle égrena son chapelet – activité à laquelle, à Paris, elle consacrait une partie de l’après-midi. Ce qui lui permit d’attendre que Jeanne lui apporte un déjeuner dont la base – comme celle du dîner d’ailleurs ! – reposait sur les choux et les pommes de terre, la soupe à l’oignon ayant été un fugace répit !

Quand la femme parut, elle était visiblement soucieuse, redoutant peut-être de devoir soutenir un duel oratoire avec sa pensionnaire au sujet de la cheminée. Pourtant, celle-ci l’ayant accueillie par un silence hostile, elle se crut obligée d’engager un semblant de conversation :

— On est désolé pour cette cheminée, fit-elle, mais si on l’allumait, elle serait vite éteinte puisque la pluie rentre dedans !

— N’existe-t-il pas un moyen d’en protéger l’ouverture, comme cela se fait partout ?

— Avec les vents d’hiver, ça ne tiendrait pas !

— Il doit y avoir d’autres cheminées dans la maison ?

— Oui… mais celle-là on ne s’en sert que rarement !

— Quoi ? Les amateurs manqueraient pour ce charmant appartement ?

Sous la morsure de l’ironie, Jeanne courba le dos :

— On n’est pas chez nous, Mademoiselle ! Alors on fait ce que l’on nous commande… et puis on ne chauffe jamais quand l’été approche !

Elle sortit là-dessus avec une hâte mais aussi une ébauche de salut qui donna à réfléchir. Cette femme ne pouvait pas être l’épouse de ce rustre de Baptiste. D’ailleurs, elle ne disait pas « mon mari », en parlant de lui, même si elle était avare de paroles. Il y avait une nette différence de langage ! Et puis, après tout, s’ils étaient tous deux fidèles à Hugo, on ne pouvait pas leur en demander davantage…

L’après-midi s’écoula dans la même monotonie que les précédents. À ce train, le chapelet et le jeu de cartes allaient finir par s’user. Comme la patience de leur propriétaire.

Quand Jeanne reparut, chargée du plateau du dîner, Marie-Angéline ne put se retenir de demander :

— Pensez-vous que je vais bientôt recevoir une nouvelle lettre ?

— Je… je ne sais pas, Mademoiselle ! Tout ce que je peux dire c’est que… cela réclame des précautions !

Il n’y avait rien à ajouter mais, un peu plus tard – il était plus de dix heures et la nuit était close –, le bruit de la voiture qui démarrait troua le silence que troublaient, seuls jusque-là, les oiseaux nocturnes. La prisonnière de la tour en tira des conclusions plutôt encourageantes : Baptiste allait sans doute chercher de nouvelles instructions plus en rapport avec la mauvaise humeur dont elle avait fait preuve. Peut-être même rapporterait-il la lettre attendue ? Et ce fut sur cette note d’espérance qu’elle s’endormit dès que sa tête se fut posée sur l’oreiller.

Habituellement, c’étaient Jeanne et le petit déjeuner qui la réveillaient. Cette fois ce fut le silence… et peut-être aussi l’intuition qu’il se passait quelque chose d’anormal. Jetant un coup d’œil à sa montre qu’elle posait toujours sur la table de chevet, elle constata qu’il était neuf heures du matin. Un matin aussi gris que les précédents, ce qui devait expliquer ce trop long sommeil : le soleil lui serait arrivé dans les yeux depuis un moment déjà ! Or, non seulement il n’y avait pas de petit déjeuner, mais pas davantage de brocs d’eau !

Sautant à bas de son lit, elle chaussa ses pantoufles et se précipita sur la porte… qui résista en dépit de l’énergie dépensée. Après avoir secoué à plusieurs reprises l’épais vantail de chêne, il ne céda pas. Qu’est-ce que cela signifiait ?

La cloche qu’elle agita ne donna rien non plus !

Sentant un frisson couler le long de son dos, elle alla se replonger dans la chaleur de son lit pour mieux réfléchir, n’y parvint pas et se sentit même l’envie de pleurer. L’idée qu’on l’avait purement et simplement abandonnée s’implanta et l’angoissa. En plus, le réchauffement escompté fut nul, parce que, en se levant, elle avait rejeté ses couvertures. En ajoutant qu’elle avait faim et soif, Marie-Angéline connut un pénible moment de désespoir.

Mais ce ne fut qu’un moment.

Soudain, partie du tréfonds d’elle-même, une vague de fureur monta, s’enfla, chassa l’espèce de torpeur qui s’était emparée d’elle depuis qu’on l’avait amenée dans ce trou à rats, et la remit debout, au propre comme au figuré. S’arrachant du lit où l’on pensait peut-être la laisser se dissoudre lentement, elle fit deux ou trois tours de sa « chambre » – pour ne pas dire prison – et se retrouva en face d’une fort déplaisante réalité : elle n’était plus elle-même et il était temps que cela se termine ! La tendre Marie-Angéline, captive de son beau rêve d’amour, venait de disparaître pour laisser place à « Plan-Crépin », une dure à cuire descendant d’une lignée éclose sous Hugues Capet et dont, au temps des Croisades, la Terre sainte avait bu le sang à plusieurs reprises ! Et ladite Plan-Crépin avait l’habitude de regarder les difficultés de face !

En cherchant son mouchoir sous son oreiller, elle reprit les deux lettres qui constituaient son plus cher trésor, les plaça sur son cœur, mais sans les relire. Non qu’elle remît en doute leur véracité : elles répondaient trop pour cela à l’appel profond de son être ! C’était leur acheminement qui posait problème ! Certes, Hugo lui avait recommandé de faire confiance à ces « serviteurs », qui en choisissant son camp lui avaient prouvé leur dévouement, mais ce n’étaient qu’un homme et une femme, accessibles peut-être à certaines tentations ! Il fallait que ce soit cela pour l’avoir enfermée au milieu de nulle part, sans lui laisser les moyens de survivre. Tout ce qui lui restait, sur le plateau du dîner de la veille, était un morceau de pain rassis et environ la moitié d’un verre de vin, dans le cruchon en terre vernissée.

Palliant au plus pressé, elle mangea son croûton mais, au moment d’avaler le vin, elle le reposa et se contenta d’une gorgée d’eau. D’habitude elle n’en laissait pas le soir et, hier, son sommeil avait été moins profond que les autres nuits. Se pourrait-il qu’on y eût mêlé un somnifère ou quelque autre drogue expliquant cette semi-béatitude – elle si critique normalement ! – à se soumettre entièrement à ces exigences dans l’attente d’un courrier qui ne viendrait sans doute plus ? Si Hugo avait cessé de vivre, avait-on jugé plus commode de la laisser s’étioler dans cette vieille tour isolée ?

Dans ce cas, il n’y avait plus de temps à perdre : il fallait en sortir… et dare-dare !

D’abord s’habiller, se chausser, se coiffer – tant pis pour les ablutions ! ce qui lui restait d’eau était trop précieux. Ensuite, elle refit son sac de voyage, rassemblant les rares objets qu’elle avait apportés, en regrettant amèrement de ne pas y avoir ajouté une arme à feu. En effet, elle ne pouvait sortir que par la porte. La fenêtre, déjà étroite et coupée en deux par son barreau, était impraticable. D’ailleurs, la classique méthode des draps de lit noués bout à bout n’eût rien donné de bon : trop court ! Donc pas d’autre solution que la porte !

Elle était vermoulue peut-être, mais de bois épais et défendue par deux serrures et une clenche. Négligeant cette dernière, elle considéra les autres.

Bien que la première lettre d’Hugo l’ait mise dans un état second, Marie-Angéline n’avait pourtant pas oublié les bonnes vieilles habitudes de Plan-Crépin et, en préparant son sac de voyage, n’avait eu garde d’oublier la petite trousse de maroquin bleu – signée Hermès ! – que lui avait offerte Adalbert en conclusion des deux cours de serrurerie qu’il lui avait donnés. À l’indignation de Mme de Sommières.

— Vous voulez en faire quoi ? Une émule d’Arsène Lupin ?

— Pas à ce point, mais nonobstant la vie, pour le moins agitée, qu’il lui arrive de mener, c’est une protection contre certains problèmes inattendus ! On ne peut jamais prévoir ce que l’avenir nous réserve !…

Le contenu de la trousse se composait d’un passe-partout, d’une lime, d’un petit flacon d’huile dégrippante et d’une paire de pinces. Avec le cher couteau suisse qui ne l’avait pas quittée depuis l’adolescence, ce matériel constituait une assez bonne défense contre la claustration. Une contrainte qu’elle avait en horreur, et il avait fallu l’espèce de rêve éveillé où l’avaient plongée les lettres d’Hugo pour accepter la bizarre existence qu’on l’avait obligée à supporter pendant tout ce temps !

Le côté quelque peu médiéval de la porte l’inquiétait, malgré tout, et elle s’obligea au calme en prenant plusieurs respirations avant de se mettre à l’ouvrage, mais, après deux heures d’efforts, elle vit s’ouvrir devant elle le trou noir de l’escalier.

— Ça y est ! exhala-t-elle. À présent allons-y !

La difficulté, à présent, était de ne pas se rompre le cou sur les vieux degrés de pierre que rien n’éclairait, et elle n’avait pas été sans remarquer la lampe électrique accrochée à la ceinture de Jeanne ou de Baptiste quand ils assuraient son « service d’étage ». Malheureusement, elle avait oublié de s’en munir elle-même. On ne saurait penser à tout lorsque l’on vole au secours de l’homme que l’on aime !

Après avoir remis son chapeau, son manteau et ses gants – ses mains étaient sales mais elle n’avait plus d’eau ! –, elle fit un grand signe de croix, prit son bagage d’une main, la rampe de fer de l’autre, et commença sa descente avec précaution.

Malgré sa vaillance légendaire, le cœur lui battait beaucoup plus vite que d’habitude. Ce serait trop bête de se casser quoi que ce soit au moment de recouvrer sa liberté ! Une marche, encore une marche, puis une troisième et encore une marche… Elle bénit sa défunte mère de lui avoir donné des yeux de chat mais, quand elle fut approximativement à mi-chemin, l’obscurité était vraiment totale ! Bien qu’il fasse plutôt frais, elle était trempée de sueur, lorsque, enfin, une fente dans la muraille laissa filtrer un rai de lumière ! Suffisamment pour voir qu’elle était presque en bas de l’escalier… et devant une autre porte !

Mais une simple clenche fermait celle-là, et la fugitive se retrouva dans une pièce plutôt vaste, tirant avantage sur la cuisine par la présence d’une antique cuisinière en fonte – encastrée dans la cheminée –, d’un évier, d’une table en bois brut, d’un placard contenant quelques casseroles et de la vaisselle, enfin, d’un garde-manger où il n’y avait strictement rien !

À l’opposé s’ouvrait une seconde pièce, meublée en tout et pour tout d’un lit, sans draps ni couvertures, d’une table de chevet supportant un bougeoir, d’un coffre vide et d’une chaise.

Non seulement il n’y avait personne mais une fine couche de poussière laissait supposer que le lieu n’avait pas réellement été habité. Le pire fut de conclure que, dans cette étrange cuisine, il n’y avait désespérément rien de comestible… pas même une épluchure dans la poubelle ! Donc : « Jeanne » et « Baptiste » ne vivaient pas là en dépit de l’odeur de soupe aux choux qui avait accompagné son arrivée aveuglée par des lunettes noires…

En attendant, la faim la tenaillait de plus en plus, et le plus urgent était de dénicher de quoi se sustenter ! Donc sortir d’ici d’abord. Les allées et venues de la voiture donnaient à penser qu’une route était proche et que, en la suivant, d’un côté ou de l’autre, elle la conduirait bien quelque part, vers des habitations peuplées de gens habitués à se nourrir, auprès de qui elle se procurerait ce dont elle avait un urgent besoin et qui lui diraient où elle se trouvait. Grâce à Dieu, on ne lui avait pas confisqué la modeste somme d’argent qu’elle avait emportée et qui, en dépit de l’aspect forcément négligé qu’elle offrait, lui apporterait ce qui lui était nécessaire…

Elle sortit de la maison pour s’apercevoir que la route espérée n’en était pas une, mais un large chemin carrossable au milieu d’une forêt. Certaines traces de pneus se dirigeaient vers un hangar accolé à la maison dont la vieille tour formait le plus important. Restait à savoir dans quelle direction aller, le soleil n’ayant pas jugé utile de se montrer. Elle chercha alors sa boussole, constata que sa « route » suivait un axe nord-sud, qu’elle indiquait une vague démarcation où les sapins, ceux qu’elle voyait de sa fenêtre, étaient majoritaires d’un côté, alors que de l’autre ils se mélangeaient à des chênes… Étant donné que la Suisse, et donc Pontarlier, étaient à l’est, c’était de ce côté-là qu’il convenait de se diriger dès qu’une transversale quelconque ferait son apparition. Peut-être aussi un poteau indicateur ?