Regille tourna les talons pour rejoindre l’escalier :

— C’est bon ! fit-il une fois en bas. Je vous la confie… mais je reviendrai !

— Si tu te conduis comme un père normalement constitué, tu seras le bienvenu. Je n’ai pas vocation de te jeter dehors chaque fois que tu mets les pieds chez moi !… Et fais en sorte de ne pas réduire ta fille au désespoir !

— Si Karl-August est amoureux d’elle, qu’est-ce que j’y peux ?

— Sans aller jusqu’à lui annoncer que ta fille en aime un autre, tu pourrais au moins lui dire qu’elle n’est pas prête et qu’il vaudrait mieux retarder le mariage…

— Je voudrais bien t’y voir !

— Mais tu aurais pu m’y voir quand il courtisait Clothilde… sauf qu’elle s’est chargée elle-même de le décourager ! Un peu de nerfs, que diable ! Il ne va pas te manger !

— J’aimerais en être aussi sûr que toi !…

Le « papa » expédié, Lothaire alla rejoindre les autres dans la bibliothèque :

— Voilà une bonne chose de faite ! soupira-t-il en se laissant choir dans un fauteuil… pour ce soir tout au moins, et cette pauvre gosse va avoir droit à quelques jours de tranquillité !

— Pendant lesquels je ferais peut-être mieux de rentrer chez moi ! émit Adalbert avec une grimace. Je ne veux pas qu’elle entretienne la moindre illusion à mon égard ! Et son « fiancé » non plus !

— Et pourtant, fit Aldo, songeur, il y aurait peut-être la solution à nos problèmes. Tu fais la cour à Marie, son « promis » l’apprend, te tombe dessus pour exiger réparation. Vous vous battez en duel, tu l’étends raide mort… et tu rétablis la paix dans ce beau pays ! Plus de tracas !… Surtout si on lui glisse discrètement une ou deux peaux de banane sous les pieds !

— Tu crois sincèrement que c’est le moment de plaisanter ? se rebella Tante Amélie.

— Oh, je ne plaisante qu’à peine, Tante Amélie ! Rappelez-vous Biarritz ! J’admets que je n’avais en face de moi alors qu’un mari jaloux qui me prenait pour un autre et n’était pas très redoutable, mais cette fois il s’agit d’un tueur d’autant plus dangereux qu’il ne frappe jamais lui-même !

— Et puis, dans l’immédiat, nous avons un problème autrement grave, coupa Lothaire en sortant la mise en demeure reçue plus tôt et déjà glissée dans une enveloppe. D’abord, il s’agit de la vie de Mlle du Plan-Crépin qui nous est chère à tous et dont nous ignorons totalement où elle peut être ; et en plus, je dois me rendre à une évidence que j’étais à cent lieues d’imaginer : il se trouve un traître parmi nos Compagnons de la Toison d’Or ! Et ça, jamais je ne l’aurais cru possible ! Tous, vous entendez, je les connais tous, sinon depuis l’enfance du moins notre jeunesse car nous sommes à peu près du même âge, comme vous l’avez pu constater, et liés par la fraternité des armes durant la guerre et une égale passion pour l’histoire de notre Comté Franche pleine de bruit et de fureur sans doute, écrite dans le sang la plupart du temps, mais dans la conscience d’œuvrer pour elle, pour sa gloire et la beauté que dispensent ses légendes dont les racines s’abreuvent de vérité ! C’est pourquoi ce trésor – bien incomplet, hélas ! – que nous espérions toujours augmenter, nous l’avons confié à des hommes de Dieu dans les solitudes de nos montagnes et à jamais voués au service du même Dieu. Alors, que parmi la poignée d’hommes que nous sommes se soit glissé un traître, c’est ce que je ne peux accepter… Ce que je n’accepterai jamais ! tonna-t-il en frappant de son poing le bois précieux de son bureau.

Dans un silence total, il se laissa retomber sur son siège et, accoudé au meuble, cacha sa figure dans ses mains. Les autres semblaient changés en statues. Seule Clothilde alla vers lui, puis, glissant son bras autour de son cou, elle l’embrassa avant de déclarer – et sa voix était ferme :

— Reprends courage ! Nous sommes tous avec toi, prêts à mener le bon combat  ! N’est-ce pas, mes amis ?

— Même si la vie de Plan-Crépin n’était pas en jeu, nous ferions l’impossible pour vous aider, assura Aldo. Parce que nous ne comprenons que trop ce qu’un homme tel que vous peut ressentir face à ce qu’il y a de pire…

— Mais d’abord, enchaîna Adalbert, tenter de découvrir celui qui s’en est rendu coupable. Quant au nouveau seigneur de Granlieu, j’ai peut-être un moyen de faire sortir le loup du bois !…

Quatre voix à l’unisson lui répondirent :

— Lequel ?

— Bien que cela ne me plaise guère : entrer dans le jeu de cette jeune folle et… et la suite…

— Tu irais jusqu’à l’épouser ?

— N’exagérons rien ! On peut toujours susciter une brouille ! L’important étant d’en finir avec ce tueur de femmes par personne interposée ! Je sais que ce n’est pas d’une grande élégance mais on fait avec ce que l’on a !

— C’est un risque insensé, mon ami ! coupa la marquise. Vous n’avez pas le droit de jouer avec les sentiments de cette petite ! C’est fragile, un cœur de jeune fille ! Songez que vous pouvez l’amener au désespoir !

— Je ne pense pas que Marie en viendrait à cette extrémité ! Son cœur à elle serait plutôt changeant. Il y a six ans elle était éperdument amoureuse du nouveau précepteur. Il était jeune, sans doute, et pas mal bâti, mais il louchait horriblement et, quand il riait, on cherchait alors où était caché le cheval ! Remarquez qu’ensuite il y en avait bien un dans le paysage : celui d’Hugo qu’elle avait pu voir galoper dans les environs des Hôpitaux Neufs !

— Donc, donc, donc, émit Aldo, rêveur, la rumeur ne se trompait pas en le donnant comme rival à son père ? Sans compter qu’avant ton arrivée, Adalbert, elle se voyait volontiers en châtelaine de Granlieu !

— N’oubliez pas non plus cette peur qu’elle dit éprouver… et qui est sans doute réelle. Il faudrait peut-être qu’elle vous en apprenne le pourquoi, ajouta Lothaire.

— Étant donné qu’on accepte de nous la laisser quelques jours, ce serait le diable si nous n’arrivions pas à la confesser, Mme de Sommières et moi ! assura Clothilde. Cela dit, mettons Marie de côté pour le moment. Vous avez, je pense, suffisamment de quoi vous occuper l’esprit avec ce torchon ! Qu’il faudrait peut-être copier avant de le remettre à la police ?

— Laissons ces Messieurs seuls, maintenant ! proposa la marquise en se levant.

— Excellente idée, approuva Clothilde. Je vous envoie Gatien avec un supplément de café ?

— … et d’armagnac, fit son frère en brandissant une bouteille vide.

— J’avais remarqué ! Bonne nuit à vous tous !

Les deux femmes retirées, Lothaire prit place au bureau et les deux autres dans les fauteuils d’éventuels visiteurs. Le visage du maître de maison s’était considérablement assombri tandis qu’il cherchait, dans un tiroir fermé à clef – une clef qu’il sortit d’une poche intérieure –, et prenait un dossier, peu épais d’ailleurs, qu’il plaça devant lui mais n’ouvrit pas tout de suite, attendant que Gatien eût fait son apparition avec son plateau. Aldo et Adalbert fumaient en silence.

L’atmosphère si chaleureuse auparavant se chargeait insensiblement comme le ciel noircit avant l’orage. Un orage qui devait être en train de couver sous le crâne du Professeur.

— Que l’on ne nous dérange plus sous aucun prétexte, recommanda-t-il quand le majordome eut fini de servir.

— Bien entendu, Monsieur le Professeur. Je vous souhaite une bonne nuit, Messieurs !

— Bonne nuit.

— Ah, pendant que j’y pense, fermez tout, Gatien ! Nous avons à travailler, ces Messieurs et moi, et il n’est pas question de recevoir qui que ce soit !

Après un silence que Lothaire employa à boire son café en feuilletant son dossier, il s’éclaircit la gorge et déclara :

— Il y a ici douze noms – dont le mien ! – dont vous ne connaîtrez que les prénoms. Ces noms sont ceux de notables représentatifs de la cité où ils habitent. Je vais vous les énumérer tous. Nous avons Bruno, de Salins, Adrien, de Lons-le-Saunier, Bernard, de Dole, Jérôme, de Nozeroy, Lambert, de Morteau, Quentin, de Champagnole, Michel, de Montbarey, Claude, de Morez, Gilbert, d’Ormans, Lionel, de Mouthe et Marcel, d’Arbois, sans compter votre serviteur qui représente Pontarlier naturellement. Tous ont un nom, mais vous ne les saurez que plus tard, quand vous aurez été investis. À une exception, celle de Bruno de Fleurnoy, de Salins, qui descend de l’autre fondateur de notre compagnie. À bien y réfléchir, c’est le seul dont je réponde comme de moi-même.

— Et il est en quelque sorte vice-président ? s’enquit Adalbert.

— Si vous voulez. J’ajoute que, étant douze jusqu’à présent, j’ai droit au double vote quand nous avons à débattre d’un fait quelconque. Ce qui est rare.

— N’hésitez pas à me le dire si je vous semble indiscret, interrompit Aldo. Puis-je vous demander si vous soupçonnez l’un ou l’autre de ces hommes d’avoir trahi votre secret ?

Lothaire réfléchit un moment :

— Non ! À vous dire le vrai, je ne soupçonne absolument aucun d’eux. Par leurs caractères comme par leurs positions ils me paraissent au-dessus de tout soupçon. Mais étant donné les circonstances, je vais les convoquer sans tarder à une réunion plénière à laquelle…

— Il serait peut-être préférable que nous n’y assistions pas ! proposa Aldo.

— Et pourquoi pas ?

— Cela tombe sous le sens, il me semble ? Parce que nous sommes des étrangers, parbleu ! Passe encore pour Adalbert qui est français pur jus, mais moi je ne le suis qu’à moitié. En outre, ma profession ne peut que me desservir auprès de vos compagnons  !

— Soyez un peu sérieux, mon ami ! Quand on atteint le degré de réputation qui est le vôtre, vous imaginer magouiller avec un truand doublé d’un assassin relève de l’imbécillité pure !

— C’est fort aimable à vous mais je vous assure que, au cours de ma carrière qui n’a vraiment débuté qu’en 1920, il m’est arrivé d’avoir affaire à des gens, fortunés sans doute, mais rien de moins que recommandables ! Demandez plutôt à Vidal-Pellicorne !

— Je confirme  ! fit celui-ci avec un sourire. C’est curieux d’ailleurs, mais son titre princier lui a presque toujours valu d’être regardé de travers par les différentes polices avec lesquelles nous avons eu maille à partir au cours de notre déjà longue coopération ! À l’exception de New York ! Encore était-ce par la grâce de la recommandation du patron de Scotland Yard. Bien que dans les débuts celui-ci ait été plutôt méfiant vis-à-vis de lui ainsi que de moi, et quand je dis méfiant, c’est un aimable euphémisme !

— Les Anglais sont toujours méfiants envers tout ce qui n’est pas cent pour cent britannique ! Mais je suppose que ce n’était pas le cas de M. Langlois ?

— Oh, que si ! Oh, que si ! fit Adalbert avec enjouement. Il ne nous détestait pas mais c’était à la limite… car forcément je participais à la malédiction ! Depuis, évidemment, le paysage a changé et nous sommes à présent ses amis ! Idem pour Gordon Warren !

— Et à Yverdon, renseignez-vous auprès du commandant Schultheis, conclut Aldo. Alors, jusqu’à plus ample informé, je pense qu’il est préférable que vous nous laissiez à la maison. Surtout pour une affaire aussi sérieuse !

— Bon ! On verra ça ! Peut-être avez-vous raison, mais comptez sur moi pour ne pas laisser subsister l’ombre d’un doute ! Je vais les réunir demain soir !

Clothilde étant très occupée avec sa maison en voie de remplissage, Mme de Sommières se chargea d’autant plus volontiers du problème Marie que celle-ci, la considérant comme une « parente » de l’homme de ses pensées, n’y voyait aucun inconvénient, au contraire.

Harcelée de questions remontant presque jusqu’à la naissance du héros, la marquise fut cependant obligée d’avouer que l’égyptologue n’était élevé au rang de neveu que depuis une dizaine d’années – qu’elle n’avait pas vues passer d’ailleurs ! – depuis la nuit où Aldo, s’aventurant dans le jardin d’Éric Ferrals, trafiquant d’armes et voisin immédiat du parc Monceau, avait reçu littéralement sur la tête un Adalbert dont le pied avait tourné en sortant par la fenêtre du bureau dudit Ferrals où, normalement, il n’avait aucune raison de se trouver. Naturellement, la jeune Marie avait eu droit à une version fortement expurgée, du style : « Ils se sont rencontrés à la soirée de fiançailles d’un ami commun. » Point à la ligne ! Mais Mme de Sommières n’en mesura pas moins que, lorsqu’on se mêle de fabuler, le mensonge se révèle de plus en plus difficile. La seule solution est alors de trancher largement dans les souvenirs, surtout envers une jeune fille sur l’intelligence de qui elle gardait un doute. Qu’elle soit têtue et plutôt bavarde était une conviction absolue, et il ne s’agissait pas de lui confier les secrets de famille !