Pour tenter de mettre un frein à cet amour naissant, mais d’autant plus enthousiaste, elle présenta Adalbert comme une sorte de Casanova, ce qui lui valut une protestation immédiate :
— Ce séducteur vénitien ? Cela ne lui va pas du tout ! protesta Marie. En revanche cela conviendrait assez à votre neveu ! Il est plus beau qu’Adalbert mais celui-ci a l’air plus intelligent ! asséna la jeune fille.
Ce dont, sur le moment, Tante Amélie pensa se pâmer de rire, mais elle n’était pas là pour ça ! Et, renonçant à évoquer Don Juan – un Espagnol, pensez donc ! –, elle abandonna le terrain des comparaisons, se contentant de laisser entendre que le cœur de « l’idole » n’était pas libre et refusant de livrer le nom de l’heureuse élue. Ce que Marie, en fille bien élevée, comprit parfaitement, ou du moins fit semblant, en ajoutant :
— À son âge, c’est naturel, et le contraire m’étonnerait. Je suis même sûre qu’il est un maître en amour ! Mais cela ne me fait pas peur : je sais ce que je veux : dix-huit ans, jolie, faite à ravir et un cœur neuf qui n’a jamais battu pour personne ! Ce sont-là des atouts puissants !
La marquise pensa que les complexes n’étouffaient pas la chère petite mais continua, imperturbable :
— Je n’en disconviens pas mais…
— Voyez plutôt Karl-August ! Lui aussi est un séducteur ! Pourtant il ne rêve que de m’épouser… alors que sa maîtresse est revenue au pays. Sans doute veut-elle se défendre contre moi !
— Sa maîtresse ? Ici ?
— Oui, bien sûr ! Je l’ai vue il y a quelques jours. Elle a changé de couleur de cheveux et est beaucoup plus élégante mais je l’ai reconnue ! Elle n’a plus l’air d’une Anglaise, elle se maquille et s’habille mieux, mais je suis très physionomiste : je reconnaîtrais n’importe où et sous quelque déguisement que ce soit un visage vu une seule fois.
— Vous êtes certaine de ce que vous dites ?
— Absolument ! Je suppose qu’elle a changé de nom comme de couleur !
— Vous savez comment elle s’appelait à cette époque ?
— Évidemment ! Angela Phelps. Elle était la gouvernante de la petite-fille de Mme de Granlieu !
— Et où l’avez-vous vue ? Près du château ?
— Non. Pas loin d’ici, près de la rivière dans la forêt de Joux. Elle peignait un tableau. Il y avait aussi une voiture pas loin d’elle. Vous voyez, j’ai toutes les raisons de refuser de me marier avec ce… ce…
Elle ne trouva pas le mot. Mais son interlocutrice s’excusa de la fatiguer avec ses questions, l’installa plus confortablement dans son lit, tapota ses oreillers en lui conseillant de faire un bon somme si elle voulait assister au dîner.
— Pour qu’il me voie dans cet état ? Vous n’y pensez pas, Madame ! Je ne quitterai cette chambre que lorsque je serai rendue à moi-même !
— Cela peut être plus long que prévu… et je ne sais pas si votre père aura la patience d’attendre plus longtemps que les « quelques jours » arrachés non sans peine !
— Tout dépend de ce que l’on entend par quelques jours ! répondit Marie, logique.
La marquise abandonna le champ clos. Il ne servirait à rien de discutailler à perte de vue sur un sujet délicat. Il serait temps d’aviser quand le vieux Regille viendrait réclamer sa progéniture, escorté des gendarmes ou autres représentants de la loi. Pour l’instant, Tante Amélie brûlait d’aller raconter ce que venait de lui confier la « malade ».
Comme il arrive en général en pareil cas, elle ne trouva personne. Lothaire était parti voir un de ses fermiers, et « les garçons », comme elle disait, s’étaient rendus à la gendarmerie afin d’examiner, avec Verdeaux, s’il y avait un moyen de sortir sans casse du problème posé par Marie.
Livrée à elle-même – Clothilde avait pris le « tonneau » pour faire quelques emplettes à Pontarlier –, la marquise caressait l’idée d’une conversation avec l’abbé Turpin, quand les « garçons » revinrent, l’air assez soucieux d’ailleurs. Elle leur tomba dessus comme la foudre et, refusant de s’expliquer tant que l’on serait dans la maison, les emmena flâner au bord du lac, alléguant qu’il faisait trop beau pour rester enfermés.
— Et puis là, au moins, on est sûr de n’être écouté par personne !
Intrigués au plus haut point, ils se laissèrent emmener jusqu’au banc qu’elle prenait volontiers comme but de promenade.
— On dirait que vous avez appris quelque chose d’intéressant ? émit Adalbert tandis qu’Aldo allumait une cigarette.
— Plutôt, oui ! La jeune Marie n’a peut-être pas inventé l’eau tiède mais elle a de bons yeux. Outre la raison qui l’a poussée hors de la maison paternelle, Marie compte étayer son refus d’épouser Karl-August sur le fait que sa maîtresse est revenue au pays !
— Laquelle ? demanda Adalbert. En dehors de celles qui ont passé de vie au trépas, je ne vois pas de qui il s’agit ?
— De l’institutrice anglaise de la petite Granlieu, Miss Phelps !
— Ah, parce que celle-là aussi en fait partie ? Mais comment Marie a-t-elle pu la voir si elle est à Granlieu ?
— Aussi ne l’a-t-elle pas vue au château mais pas loin d’ici, dans la forêt au bord d’un cours d’eau, en train de peindre. Elle a changé…
— Qu’est-ce que vous venez de dire ? sursauta Aldo en jetant sa cigarette à peine consommée.
— Je crois que c’est clair ! Mais je ne pensais pas te faire tant d’effet !
— Plus que vous ne le pensez. Comment est cette femme ?
— Marie ne m’a pas fourni de détails ! Si tu en veux davantage, va lui poser des questions.
— Il vaudrait peut-être mieux que ce soit Adalbert puisque c’est de lui qu’elle elle est tombée amoureuse ?
— Grosse erreur ! Justement à cause de cela ! Elle va s’imaginer qu’il s’intéresse à cette femme – surtout si elle est belle ! – et elle se refermera comme une huître !
— Vous avez raison ! approuva Adalbert avec un soupir de soulagement. Et puis, si je vous ai comprise, elle refuse de me montrer son visage tant qu’il n’aura pas recouvré sa pureté juvénile ! Étant donné qu’elle n’est pas éprise de toi, tu auras plus de chance. Et comme tu as déjà rencontré plusieurs fois celle qui nous occupe, vous trouverez plus facilement un terrain d’entente !
Brusquement, la marquise pouffa de rire :
— J’ai dit quelque chose de drôle ?
— Sans vous en douter, oui ! Toi, Aldo, tu dois l’impressionner. À ses yeux, tu es plus beau qu’Adalbert, en revanche il a l’air plus intelligent que toi !
Pour le coup, ce fut celui-ci qui s’écroula de rire, littéralement plié en deux sous l’œil indigné de Morosini. On en était là quand Clothilde revint de Pontarlier et descendit au jardin :
— Eh bien ! constata-t-elle, je ne pensais pas que vous seriez de si joyeuse humeur !
— Un simple malentendu que l’on vous racontera tout à l’heure ! Il s’agissait de votre pensionnaire, expliqua Mme de Sommières. Mais j’ai l’impression que nous cherchons trop loin une solution qui nous crève les yeux ! Vous avez certainement vu à plusieurs reprises la gouvernante anglaise de la petite Gwendoline de Granlieu ?
— Miss Phelps ? Oui, je l’ai vue plusieurs fois. Pourquoi ?
— À quoi ressemblait-elle ?
— Bouf… à une gouvernante anglaise : tenue stricte, cheveux blonds tirés en arrière, pas une once de maquillage, lunettes, mais elle n’avait rien d’un dragon et la petite paraissait l’aimer. Plutôt jolie d’ailleurs !
Aldo ne put s’empêcher de penser que, aux cheveux blonds près, c’était le portrait de Lisa au temps où elle était sa secrétaire1, mais s’enquit :
— De quelle couleur étaient ses yeux ? Peut-être qu’avec les lunettes on la distinguait mal ?
— Oh, si ! D’un gris-bleu clair, et changeant comme le ciel quand viennent les nuages d’orage. Je l’ai vue une fois sans les lunettes qui étaient tombées : de très beaux yeux, en vérité… d’une teinte rare.
Aldo se crispa. Il avait vu des yeux semblables il n’y avait pas si longtemps et en avait ressenti une émotion parce qu’ils ressemblaient à ceux de Pauline Belmont, la seule femme qui l’ait ému – un peu trop même ! – depuis qu’il avait épousé Lisa. Afin de cacher cette émotion au regard d’aigle de Tante Amélie, il enchaîna :
— A-t-elle pu voir ce que cette femme peignait ?
— Je ne le lui ai pas demandé, mais cela m’étonnerait. Il aurait fallu pour le savoir qu’elle l’approchât. Or, elle devait éprouver un mélange de colère et de crainte guère propice aux confidences…
— À quel endroit l’a-t-elle vue exactement ?
— Près d’ici, je pense, mais la femme devait venir de plus loin. Marie a remarqué une voiture garée sous les arbres.
— Quelle voiture ? Quelle marque ?
— Oh, mais tu commences à m’agacer ! protesta la marquise. Va l’interroger toi-même, à supposer qu’elle y connaisse quelque chose !
— Certainement pas ! intervint Clothilde en riant, mais on ne risque rien à poser la question ! J’avoue que je ne la croyais pas capable d’un quelconque sens de l’observation. En outre, il semble, chère amie, que vous ayez vraiment conquis la confiance de notre fugitive.
— Ce qui signifie ?
— Qu’elle ne verrait sûrement aucun inconvénient à vous fournir un ou deux renseignements complémentaires ? conclut Clothilde avec un beau sourire qui trouva sans peine un écho chez la marquise. Marie ne comprendrait pas que l’un de nous s’interfère…
— Allons-y ensemble ! Votre Marie vous aime beaucoup, j’ai l’impression, et elle vous expliquera l’endroit mieux qu’à moi.
Un moment plus tard, elles étaient de retour. Clothilde put décrire avec précision le lieu, « assez » voisin en effet – un coin charmant où un ruisseau générait une cascade tombant dans un bassin, au milieu de rochers et d’arbres centenaires. Et – cerise sur le gâteau ! – la voiture était immatriculée à Paris.
— Magnifique ! s’exclama Adalbert. Même si votre Marie n’est pas vraiment une lumière, elle sait au moins se servir de ses yeux, et ce n’est pas donné à tout le monde !
— Vous ne savez pas encore à quel point ! J’avoue ne pas en revenir moi-même ! Elle a pensé à relever le numéro ! Le voici ! ajouta Clothilde en tendant une page de carnet dont Aldo se saisit.
— J’en viens à me demander si elle ne joue pas un rôle ? Passer pour une demeurée ou presque peut être une protection ? On ne se méfie pas d’un simple d’esprit…
— On n’a jamais prétendu qu’elle l’était, mais si cette attitude est délibérée chez elle, expliquez-moi pourquoi ?
— Peut-être justement parce qu’elle a peur. Elle ne s’en est pas cachée, d’ailleurs. Les gens stupides sont souvent têtus comme des mules. Cela va lui permettre de refuser le mariage qu’on lui destine et je suis persuadée que, si l’on y arrive, elle répondra non à M. le Maire, ce qui lui évitera de réitérer au pied de l’autel. Et le retour de Miss Phelps a dû déclencher une sorte d’affolement qui l’a expédiée la tête la première dans votre portail, Mademoiselle Clothilde ! Cela dit, on va utiliser tout de suite ce numéro, si vous me permettez d’appeler Paris.
— Vous n’avez pas besoin de le demander !
Quelques minutes plus tard, Aldo communiquait le numéro à Langlois avec les explications complémentaires.
— J’envoie quelqu’un au fichier, répondit celui-ci. Ce ne sera pas long !
En effet, après un moment passé à faire le point sur la situation, Langlois livrait la solution : la carte grise était au nom d’Elena Maresco, 12, rue Lamarck, à Paris 18e.
— Je suppose que vous voulez en savoir plus ? demanda le policier.
— On aimerait, oui. Marie de Regille prétend que cette femme jouait le rôle de la gouvernante anglaise de la petite Granlieu, mais comme sa tête n’a pas l’air bien solide…
— Vu ! On va essayer de tirer ça au clair !…
Quand Aldo eut reposé le combiné, un silence suivit où chacun s’enfonça dans ses pensées. Ce fut Adalbert qui le rompit :
— Il nous reste combien de temps pour répondre aux exigences de ce salopard ?
— Trois jours, répondit Lothaire. Et c’est demain soir que je vais au monastère…
— Précisément, je voudrais qu’on en parle ! Cela me gêne que la rançon de Marie-Angéline soit ce trésor pour vous si précieux, ainsi qu’à ceux qui sont vos compagnons. Ce n’est pas juste. Notre Plan-Crépin n’est rien pour vous !
— Sauf une amie qui nous est devenue chère ! répondit Clothilde en passant son bras sous celui de Mme de Sommières, qui l’en remercia en posant sa main dessus.
— Il ne faut pas que vous voyiez cela sous cet aspect, reprit son frère. Dès l’instant où il y a un traître parmi nos Compagnons, mettez-vous dans le crâne que votre amie n’est qu’un prétexte. Si elle n’était pas captive, on aurait trouvé un autre moyen de chantage : enlever ma sœur par exemple… ou Dieu sait quoi !
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