— C’est possible !
— Plus que probable même !
— Mais, en dehors de ce Judas inconnu, comment les membres de la confrérie vont-ils prendre une exigence qui va les dépouiller de ce qui est sans doute l’une de leurs raisons de vivre ? Vidée de son trésor, la chapelle souterraine leur ôtera du même coup la part de rêve que la Toison d’Or représente pour eux ! Comme pour vous d’ailleurs ! Rien ne dit qu’ils vont accepter.
— Et que faire d’autre dès l’instant où l’un des leurs trahit ? Attendre que cette pourriture vienne une nuit avec des complices de Hagenthal déménager le sanctuaire après avoir neutralisé les moines qui le gardent ? Et de quelle façon ? Mais aller jusque-là ferait couler une mare de sang que la Comté ne tolérerait pas ! Dites-vous bien que sous nos costumes trois-pièces, nos pull-overs et nos vestes de chasse, l’homme est toujours le même que sous l’armure ou la cotte de mailles : râleur, teigneux, mais capable de se battre jusqu’au dernier souffle pour ce qu’il aime, ce qu’il croit ou ce qui lui appartient. Et c’est comme cela depuis des siècles !
— Vous oubliez quelque chose, émit Adalbert.
— Quoi donc ?
— Ceux qui nous font confiance ! Je crois que vous le démontrez amplement ! Et plus encore ceux que vous recevez sous votre toit. C’est pourquoi vous n’avez pas admis la présence de Karl-August à votre Tricentenaire…
— … et aussi pourquoi, demain, et après avoir mûrement réfléchi, nous vous accompagnerons à la chapelle, appuya Aldo. Si dignes de confiance que soient vos compagnons, nous partons de ce principe que si nous savons qu’il y a un traître, rien n’empêche qu’il y en ait plusieurs ?
— Il est déjà difficile de croire qu’il y en ait un ! Ce sont tous des amis !
Et sa voix tremblait, d’où les Parisiens en conclurent que les larmes n’étaient pas loin. Adalbert répondit :
— C’est cela qui est grave ! Vous n’avez aucune idée de celui qui est concerné et vous joueriez votre vie sur chacun d’eux sans hésitation ?
— Exact ! J’ai beau chercher, je n’y parviens pas !
— C’est pourquoi nous serons à vos côtés. Au risque d’affronter leur méfiance. On ne peut plus naturelle au demeurant !
— Pour ma part, je suis curieux de savoir lequel d’entre eux nous accusera le premier !
— Il est certain que ce pourrait être une indication…
— Une question encore : comment se fait-il qu’Hugo de Hagenthal ne fasse pas partie de votre assemblée ? Ne devrait-il pas en être l’emblème ?
Ladite question, apparemment, ne plut pas. Lothaire se rembrunit :
— Il n’est pas intéressé. Encore qu’il ne sache pas vraiment de quoi il s’agit. Lorsque j’ai essayé de lui en parler, il a coupé court, en disant que le passé était le passé et que mieux valait le laisser dormir !… Enfin, qu’en tout état de cause, les musées sont conçus pour cela !
— Celui-là, je ne vous cache pas qu’il commence à m’agacer ! gronda Adalbert. Il a promis de s’impliquer pour sortir Marie-Angéline du traquenard où elle s’est précipitée, mais depuis c’est le grand silence. Il semblerait que sa devise à lui soit : « Surtout pas d’histoires ». Son père peut tranquillement décimer la planète, il ne lèvera pas le petit doigt pour s’y opposer, sous prétexte que c’est « son père », et que lui causer le moindre désagrément lui vaudrait le feu éternel. Ou bien c’est un redoutable bigot, ou bien c’est un lâche ! Je sais, Professeur, que vous refusez de le voir sous cet éclairage, mais vous ne m’en ferez pas démordre !
— Je pense comme lui, relaya Aldo. Son refus est d’autant plus incompréhensible que votre trésor est gardé dans la crypte d’un monastère. Alors ?
Lothaire quitta son siège et se mit à arpenter la pièce :
— Je ne peux donner tort ni à l’un, ni à l’autre ! Pourtant, je gagerais le salut de mon âme que sa vaillance ne le cède en rien à celui dont il a le visage !
Qu’ajouter à cela sans se montrer discourtois ? On se sépara en se souhaitant bonne nuit. Celle qui lui succéderait risquant d’être agitée…
La journée du lendemain se traîna, littéralement… Aucun des habitants du manoir ne sachant s’il avait hâte ou redoutait que vienne la nuit. Aldo et Adalbert avaient bien projeté d’aller faire un tour à l’endroit où Marie avait aperçu Elena Maresco, mais il faisait un temps affreux. Le joli soleil aux rayons si doux qui avait régné jusque-là s’était changé dès le matin en averses intermittentes mais rageuses, sous lesquelles aucun peintre n’aurait la témérité de planter son chevalet. La seule distraction fut l’apparition, curieusement timide, du vieux Regille venu se renseigner sur les progrès de la « convalescence » de sa fille.
Marie, dont les « blessures » s’effaçaient déjà, lui avait déclaré qu’aucune force humaine ne pourrait l’arracher du confortable asile qu’elle s’était procuré. Son géniteur piqua une telle colère que toute la maisonnée accourut au salon pour voir ce qui s’y passait et si d’aventure le visiteur n’aurait pas décidé d’égorger une chèvre tant la voix glapissante du papa atteignait des hauteurs dans l’aigu. Il est vrai que Marie révéla, de son côté, un souffle et une tessiture qui n’avaient rien à lui envier. C’était à se boucher les oreilles.
Finalement, l’argument qui l’emporta fut pour Lothaire dont la voix réduisit les adversaires au silence, en clamant que si Regille envoyait la gendarmerie chez lui, il porterait plainte pour cruauté mentale envers sa fille mineure que l’on prétendait contraindre à un mariage qui lui faisait horreur. Maté, momentanément, Regille abandonna le terrain en glapissant qu’on allait lui payer ça et qu’il entendait bien avoir le dernier mot !
— Espérons que cela va le faire tenir tranquille ! soupira Clothilde, quand Marie se fut enfuie dans sa chambre pour y pleurer… l’absence de celui qu’elle s’était choisi à l’heure du combat.
Adalbert, en effet, s’était réfugié dans sa chambre dès l’apparition de Regille.
— Je serais peut-être heureusement inspiré de rentrer à Paris dès que l’affaire sera réglée, confia-t-il à Aldo. Je me sens parfaitement ridicule !
— Ridicule ou pas – et je peux t’assurer que tu ne l’es nullement –, il est préférable que tu restes ici. D’abord, on a besoin de toi et tu ne peux pas abandonner Plan-Crépin, de plus ton amoureuse serait fort capable de te suivre, et tu te retrouverais avec une plainte d’enlèvement et de subornation de mineure ! Mais si ça te tente…
— Ce n’est vraiment pas le moment de te payer ma tête !
— Je n’y songe même pas ! Il y a la réunion de ce soir – qui nous porte sur les nerfs à tous ! – et il vaut mieux remettre quelque projet que ce soit à demain…
1 Voir Le Boiteux de Varsovie, t. 1, Plon, 1994.
8
Des druides ? Mais il y en a partout !
Cette fois ils étaient tous là.
Outre Bruno, de Salins – le seul dont les nouveaux venus connaissaient le patronyme qui était de Fleurnoy –, il y avait Adrien, de Lons-le-Saunier, Bernard, de Dole, Jérôme de Nozeroy, Lambert, de Morteau, Quentin, de Champagnole, Michel, de Montbarey, Claude, de Morez, Gilbert, d’Ornans, Lionel, de Mouthe, et Marcel, d’Arbois. Tous d’un âge sensiblement égal – la cinquantaine ! –, générateur de plus ou moins de cheveux gris, et plus encore appariés par de longues robes noires brodées du mouton plié de la Toison d’Or à l’emplacement du cœur.
L’effet produit par ces hommes sous les écus des anciens chevaliers peints sur la muraille dans cette chapelle souterraine, éclairée par des torches et des cierges rouges, était assez saisissant pour que les deux arrivants se sentissent sinon de trop, du moins un peu mal à l’aise. Debout, avec Lothaire au milieu de ces statues immobiles, ils avaient la vague impression de se trouver devant un tribunal.
L’un d’eux, Gilbert, prit la parole, s’adressant à Lothaire :
— Tu nous as réunis ce soir en séance plénière. Je suppose que c’est pour recevoir le serment d’allégeance des frères étrangers ?
— D’abord, oui. Encore que je n’aime guère ce terme d’étrangers pour Adalbert qui est né en Picardie, et même pour Aldo, né à Venise, mais d’une mère appartenant à la haute noblesse française.
— Quiconque n’est pas comtois est étranger. Tu devrais le savoir, frère Lothaire, toi qui as rédigé nos statuts ?
— Le fondateur était duc de Bourgogne, s’impatienta Vaudrey-Chaumard, dont l’humeur n’était pas à la bénignité. Cela ne fit pas de nous des étrangers pour autant !… Et je préférerais que l’on procède sans plus tarder au serment. Nous avons, en effet, un grave problème.
— Lequel ? demanda l’homme de Montbarey.
— J’ai dit après ! martela Lothaire.
L’un après l’autre, Aldo et Adalbert s’approchèrent de l’autel et, comme les chevaliers de jadis, étendirent leurs mains au-dessus de la croix dont les rubis jetaient des reflets pourpres, et ils prononcèrent les paroles, assez simples, de l’engagement que Lothaire leur avait appris dans la journée. Ils s’engageaient à rester fidèles à l’esprit de la Toison d’Or ainsi qu’au but que s’étaient fixé les compagnons dont le dernier article interdisait d’en évoquer non seulement l’existence, mais aussi les desseins chevaleresques, et obligation de n’en jamais rien révéler sauf à qui briguerait l’honneur d’y être admis. Ils s’y engageaient naturellement sur l’honneur et le salut de leur âme… Après quoi, chacun d’eux endossa la robe noire marquée du symbole et reçut l’accolade de ses nouveaux frères…
— Au fond, remarqua Gilbert, le représentant d’Ornans, nos statuts ne sont pas très logiques : comment quelqu’un pourrait-il briguer le privilège de nous rejoindre s’il ne sait rien de notre existence ? Comme nos nouveaux frères par exemple ? N’est-ce pas ce que tu as fait, frère Lothaire ?
— C’était un cas de force majeure et dans une exigence absolue. Vous n’ignorez pas, tous tant que vous êtes, qu’il se passe de bien étranges phénomènes dans notre beau pays, qu’un esprit du mal y est à l’œuvre et s’en est pris à la famille de ceux-là. En outre, un sang innocent a coulé et menace de couler encore. Enfin, par leur qualité, ils sont des recrues de choix… en dehors du fait que, comme nous-mêmes, ils portent en eux quelques gouttes du sang d’anciens chevaliers. Encore des objections ?
— Aucune ! affirma Bruno qui, étant le plus proche de Lothaire, se faisait volontiers le porte-parole des autres. Maintenant apprends-nous la raison pour laquelle tu as voulu que nous soyons tous présents ce soir ?
— Parce qu’il fallait que tous vous entendiez ce que j’avais à dire et qui tient en peu de mots : il y a un traître parmi nous !
— Où as-tu été chercher cette faribole ?
— Nulle part ! On me l’a portée à domicile. Je vais vous lire la lettre que j’ai reçue. Ou plutôt sa copie. L’originale étant partie pour le laboratoire du Quai des Orfèvres à Paris, afin d’en relever les empreintes digitales. Écoutez !
Ce fut vite expédié encore qu’avec beaucoup de soin et en détachant les syllabes. Un silence suivit généré par la stupeur. Le premier à réagir fut Michel, de Montbarey, un homme d’une cinquantaine d’années, flegmatique et peu causant sauf quand on le sortait de ses gonds :
— C’est impossible, s’indigna-t-il. Aucun de nous n’est capable d’une telle noirceur ! Hormis peut-être ceux que…
— … que vous ne connaissez pas ? jeta Aldo. En ce cas, pourquoi ne pas vous être opposé à notre intronisation ?
— Peut-être parce que j’ignorais ce qui allait suivre ! Mais, après tout, il est vrai que nous ne vous connaissons pas !
— Si moi, le fondateur avec Bruno, leur faisons confiance, que te faut-il de plus ?
— Notre intime conviction ! Peut-être aurais-je dû voter contre mais cela aurait-il changé quelque chose ? répondit Gilbert, d’Ornans. Toi-même, les connais-tu si bien ? Ils ont acquis une certaine célébrité, et j’en suis heureux pour eux, mais, outre qu’ils ne sont pas de chez nous, cela ne nous regarde pas !
— La vie d’une femme est en jeu ! tonna Lothaire.
— Une femme de « leur » famille, ce qui change l’éclairage ! Il est étrange que l’on exige « notre » trésor au lieu de quelques-uns des joyaux qui doivent dormir dans les coffres du prince Morosini ?
Ce qu’entendant, Aldo se débarrassa de la robe noire qu’il envoya aux pieds du perturbateur, aussitôt imité par Adalbert :
— Je crois qu’en voilà assez ! Je ne me laisserai pas insulter plus avant ! Vous avez parfaitement raison, Monsieur, de me refuser votre confiance. Je possède en effet une collection ayant appartenu à des personnages illustres ! Le misérable qui détient ma cousine acceptera peut-être de s’en contenter !
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