— Et puis, reprit Martha, péremptoire, quelqu’un que notre bon maître voulait rencontrer avant de mourir et qui honore sa mémoire ne peut être qu’un ami ! Et non celui de son père !
— Certainement pas ! appuya Aldo. En outre, autant vous l’apprendre tout de suite, si je cherche votre maître c’est parce que je le crois en danger.
— En danger ? Qu’est-ce qui le menace ?
Georg avait posé la question avec une inquiétude qu’il ne songeait plus à dissimuler. Aldo soupira :
— Vous allez peut-être me prendre pour un fou mais je redoute que ce ne soit son père. Celui-ci s’acharne à récupérer le rubis que votre défunt maître m’a donné et que je cherche maintenant, parce qu’il vient de m’être volé ! Et, malheureusement, c’est une cousine qui l’a pris, une cousine que j’aime beaucoup et en qui j’ai confiance !
— Elle vous l’a volé et vous lui gardez votre confiance ? s’étonna Martha.
— Oui. Elle l’a fait par amour…
— Pour le baron ?
— Non, pour son fils ! Elle a laissé une lettre disant qu’il est en danger et qu’il l’a appelée…
— C’est impossible ! répondit Georg, catégorique. Qu’il soit menacé, c’est possible parce qu’il l’est souvent, mais qu’il ait appelé une jeune fille à son aide…
— Elle n’est pas de première jeunesse…
— Cela ne fait rien à la chose ! Qu’il ait demandé assistance à une femme, quel que soit son âge, est absolument impossible. Comme notre cher baron – qui ne voulait plus l’être, je sais ! –, il est un homme d’un autre temps ! Un… un chevalier en quelque sorte !
— … avec un visage de légende : celui du duc de Bourgogne, que l’Histoire a baptisé le Téméraire !
— Vous savez cela aussi ? s’étonna Georg. Une ressemblance dont il est fier en la déplorant parfois. Le duc était un homme redoutable, capable d’ordonner la mort d’une centaine d’hommes comme il le fit de la garnison du château. À certains anniversaires, Monsieur Hugo s’enferme pour prier, ou alors il galope à travers la campagne pendant des heures, et seule la crainte d’épuiser son cheval le retient. Ses chevaux sont son unique passion. Du moins, c’est mon sentiment. Il les aime comme s’ils étaient ses enfants…
— Il en a combien ?
— Deux : Pirate et Belle Dame… qui attend un heureux événement. C’est Mathias, notre fils, qui s’en occupe à la Ferme dont les grands espaces leur conviennent. N’importe comment, nous avons à la Seigneurie une écurie aussi bien équipée que là-haut…
Georg, toute méfiance abolie, répondait à présent sans contrainte : lui et sa femme aimaient Hugo, et ils auraient pu parler tous deux pendant des heures d’un maître qu’ils semblaient vénérer autant que l’ancien.
— Décidément, soupira Aldo, il est évident que vous l’aimez. Mais il est étonnant que vous ne sachiez pas où il se trouve.
— On n’a pas dit cela ! rectifia Martha. Quand il n’est pas au domaine, en général, il est là-bas, mais il arrive qu’il s’absente sans dire où il se rend. Dans ces moments-là – et c’est le cas aujourd’hui – il se contente d’annoncer qu’il va s’absenter. Mais sans en préciser la durée. À la Ferme, ils n’en savent pas davantage. Nous nous contentons d’attendre son retour en préparant la maison pour le recevoir.
— Depuis combien de temps est-il parti ?
— Trois jours !
— Mais il se déplace comment ? À cheval ? Je sais qu’à la Ferme il y a une camionnette…
— Il y a aussi une voiture, et nous savons qu’il sort à la nuit close et revient de même.
Aldo ne savait plus que penser. Cette histoire devenait de plus en plus opaque et cela l’eût amusé d’en déchiffrer l’énigme si la vie de Plan-Crépin n’avait été en jeu. Qu’elle soit tombée dans un piège ne laissait aucun doute. Elle avait cru voler au secours de celui qu’elle aimait en apportant le rubis, ce qui signait le forfait. Karl-August avait dû imiter la signature de son fils que la pauvre fille devait connaître, et elle s’était laissée prendre en oubliant la plus élémentaire méfiance, elle toujours si astucieuse et si prudente ! Fallait-il qu’elle soit amoureuse ! Et maintenant, où chercher ?
Aldo ne se rendait pas compte que, dans son désarroi, il avait pensé tout haut. Et pas davantage quand Georg lui répondit :
— Pourquoi ne pas aller voir Mathias ? Si je vous donne un mot pour lui, il vous répondra ! Or c’est de la Ferme que Monsieur Hugo est parti cette fois…
— Je veux bien et je vous remercie ! Pendant ce temps, je vais déposer mes fleurs avec Martha puisqu’elle me l’a proposé…
Tandis que tous deux se dirigeaient vers la tombe, il jeta un coup d’œil à sa montre. Une heure ! Il lui restait une heure avant l’arrivée à Pontarlier du train de Paris où devait se trouver normalement Marie-Angéline… Il y avait une chance, évidemment, pour que Langlois y eût dépêché l’un des hommes qu’il maintenait sur place.
Une fois rendu son devoir de respect, Aldo demanda à Martha si elle pouvait lui indiquer dans les alentours un hôtel tranquille aussi proche de la frontière que possible, mais côté suisse.
— Je pense, dit-elle, que vous ne pouvez espérer mieux que l’hôtel de France à Sainte-Croix. La vue y et superbe, les chambres simples mais très confortables, la cuisine réputée et la frontière à un jet de pierre passé le col des Étroits. Sur l’autre versant sont les Fourgs qui mènent droit à Pontarlier : une demi-heure d’ici à peu près. J’ajoute que Sainte-Croix et les Rasses voisines sont surnommés « le balcon du Jura » tant le panorama est admirable d’un côté comme de l’autre. Il y a un autre hôtel très chic, mais le petit est plus chaleureux.
— À merveille ! J’y vais de ce pas, et si j’obtiens des nouvelles je reviendrai vous les donner !…
Quelques minutes plus tard, il retenait sa chambre à l’endroit indiqué, déposait sa valise et fonçait sur Pontarlier en priant le Seigneur qu’il n’y ait pas foule à la douane. Par chance il était seul, et le douanier souffrant d’une rage de dents n’avait qu’une envie : qu’on lui fiche la paix !
— Il faut consulter chez un dentiste d’urgence, lui conseilla Morosini, compatissant. Mais, en attendant, allez à la cuisine chercher un ou deux clous de girofle : cela vous soulagera…
Il s’aperçut à cet instant qu’il avait oublié la lettre de Georg pour Mathias, se traita d’imbécile, puis pensa qu’il repasserait à la Seigneurie le lendemain matin.
Vingt minutes plus tard, casquette enfoncée jusqu’aux yeux cachés par de grosses lunettes teintées et le col de son Burberry’s relevé, il arrivait à la gare au moment précis où le train de Paris lâchait sa vapeur. Comme il y avait pas mal de monde, il s’y mêla, ce qui lui permit d’apercevoir, assez en retrait lui aussi, l’inspecteur Durtal, plus monolithique que jamais, sa pipe fichée entre les dents, les mains dans ses poches et la mine d’un bon bourgeois qui vient chercher un parent…
Sa présence amena un sourire sur les lèvres d’Aldo : elle signifiait qu’Adalbert avait pu contacter Langlois, et c’était déjà encourageant. Restait à savoir comment il réagirait quand Marie-Angéline ferait son apparition. Le plus sage serait de la suivre discrètement, comme il avait d’ailleurs l’intention de le faire lui-même à distance. Mais le temps passait, les voyageurs défilaient, accueillis ou non par quelqu’un, mais de Plan-Crépin point !
Peu à peu, la foule s’éclaircissait. Certains gagnaient un autre quai où la douane surveillait le convoi qui, par Verrières d’un côté et « les Verrières » de l’autre, les conduirait à Neuchâtel et à Berne… D’autres, accompagnés ou non, gagnaient la sortie. Durtal, qui s’était avancé assez loin le long du train, revenait, sa pipe éteinte toujours entre les dents, avec la mine mécontente d’un homme à qui l’on vient de poser un lapin. Il piquait droit sur Morosini qui, après une seconde d’hésitation, reculait derrière une colonne de fer et le laissa passer mais ne le suivit pas. Au contraire, il s’attarda dans l’espoir que la fugitive aurait choisi de rester dans son wagon comme si elle s’était endormie, ou jusqu’à ce qu’il n’y eût plus personne, afin de pouvoir aller à son rendez-vous tranquillement, sans crainte d’être suivie. Ou alors… mais là c’était pire, elle n’avait pas pris ce train-là ! Où la chercher dans ce cas ?
Après tout, rien ne disait que le rendez-vous eût été fixé à Pontarlier ? Une autre destination paraissant même préférable puisque, aussi bien elle que l’homme – soi-disant ! – en danger devaient supposer que c’était dans cette direction que se porteraient les recherches ? Elle pouvait aussi bien être à Besançon qu’à Berne… ou dans n’importe quels ville ou village de France, de Suisse… ou des confins de la Terre ? Pourquoi pas ?
Pourtant, sa voix secrète soufflait à Aldo qu’en allant droit chez Hugo, il n’avait pas complètement perdu son temps. Il lui paraissait incroyable, à présent, que le maître de la Seigneurie eût disparu sans que ses fidèles serviteurs éprouvent au moins quelque inquiétude. Or, ils lui avaient semblé parfaitement sereins !
Regagnant sa voiture, il ne démarra pas tout de suite. Un coup de fatigue était en train de lui tomber dessus alors que le jour commençait à décliner. Qu’allait-il faire ? Se rendre à la Ferme tenter de voir Hugo ? Si les choses étaient dans le même état que tout à l’heure, Mathias lui répondrait ce qu’il avait déjà dit à son père : Hugo n’était pas là, et n’ayant pas de nouvelles, il ignorait où il se trouvait… Piètre résultat !
Enfoncé dans son siège, il alluma une cigarette, aspira quelques bouffées et sentit sa lassitude décroître légèrement. Il découvrit en même temps qu’il avait faim et crut entendre la voix doctorale d’Adalbert :
— Quand on a l’impression qu’on va perdre pied, il faut manger un morceau avec un bon café ou, mieux, avec un verre de bon vin !
Un conseil à suivre au plus vite. L’heure s’avançait d’ailleurs, et le mieux dans l’immédiat serait sans doute de rentrer à l’hôtel, d’appeler Georg pour savoir s’il avait du nouveau de la part de Mathias, puis d’appeler Adalbert qui devait être rue Alfred-de-Vigny, tout en se faisant servir à dîner durant l’attente, généralement longue. Ce qui était certain, c’était qu’il n’avait aucune envie d’aller se coucher. Pour y faire quoi, grands dieux ? Contrairement à Adalbert qui avait la faculté de s’endormir à volonté et n’importe où, lui était parfois incapable de trouver le sommeil…
Il rentra donc à l’hôtel et appela la rue Alfred-de-Vigny, persuadé qu’Adalbert n’en bougerait pas avant d’avoir eu de ses nouvelles. L’attente était de deux heures et il les employa à dîner copieusement. Martha, en lui vantant la cuisine de l’hôtel, n’avait rien exagéré. Il se régala de filets de perche aux amandes, d’un tournedos aux morilles, de pommes de terre soufflées, d’un admirable « Mont d’Or » crémeux avec une salade craquante de fraîcheur, et pour finir une tarte aux myrtilles accompagnée d’un café parfumé à souhait (qu’il doubla d’ailleurs et fit suivre d’un vénérable marc de Bourgogne, qu’il emporta, réchauffant le verre dans sa main quand le téléphone l’appela).
— Comment l’affaire se présente-t-elle ? demanda Adalbert.
— À peu près comme elle se présentait hier. À l’arrivée du train, il y avait l’inspecteur Durtal – dont j’ai pris soin qu’il ne me voie pas ! –, mais de Plan-Crépin nenni.
— Cela aurait été trop simple, aussi ! Surtout après sa supplication de ne pas chercher à la suivre ! Mais dis-moi ! Tu m’as l’air bien guilleret pour quelqu’un qui a fait chou blanc toute la journée ?
— J’avoue humblement que j’achève un délicieux dîner dont j’avais le plus grand besoin tant je me sentais découragé…
— Ben voyons ! La nature ne perd jamais ses droits !
— Ça te va bien de persifler ! Entre ton Théobald et l’Eulalie de Tante Amélie, on ne peut pas dire que tu es à plaindre ! Au fait, comment va-t-elle ?
— Eulalie ?
— Tante Amélie, crétin ! Ce n’est pas trop dur ?
— Je n’en sais rien ! avoua Adalbert. Tu connais le soin qu’elle porte à préserver son image ! Je suis sûr qu’elle est bourrée d’inquiétude, mais du diable si l’on s’en douterait ! Elle est comme tous les jours.
— Oh, j’en suis certain, mais tu as tort de m’accuser d’avoir perdu mon temps : je suis allé à la Seigneurie et j’ai longuement parlé avec Martha et Georg. Ils ne savent pas où est Hugo de Hagenthal mais ne s’en tourmentent pas, c’est normal pour eux, comme pour la Ferme où est Mathias, leur fils, mais à l’heure actuelle il ne serait ni d’un côté ni de l’autre de la frontière. Et je n’aime pas ça !
— Moi non plus ! C’est peut-être vrai qu’il a été enlevé, et l’angoisse de Plan-Crépin se justifierait pleinement. Ils ont dû tomber tous les deux dans le même piège… Cependant, je vois mal cet homme essayer de trouver son salut auprès d’une femme… dont nous savons qu’elle est fragile en dépit de son assurance habituelle. Et comme en plus elle l’aime, qu’il doit en être conscient, cela ressemblerait à un abus de pouvoir, et je ne le voyais pas ainsi…
"Le diamant de Bourgogne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le diamant de Bourgogne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le diamant de Bourgogne" друзьям в соцсетях.