— Un peu de patience ! Laissez-les terminer leur dessert, après on retournera au salon prendre le café ! Ensuite au lit !

— Ah, non ! protesta Adalbert. Je veux d’abord savoir ce qui s’est passé. Le plus gros, au minimum ! Sinon je ne pourrais pas dormir !

— Mais Monsieur Bourdereau a peut-être envie de dormir, lui ? s’inquiéta Mme de Sommières.

— Moi ? Pour une quarantaine de kilomètres ? Vous plaisantez ? Avec une ou deux tasses de café, je pourrais parler jusqu’à l’aube !

— Vous aussi, Marie-Angéline ?

— Oui, moi aussi. J’en ai tellement à vous raconter.

— Mais d’abord, demanda Aldo, qu’êtes-vous allée faire à Besançon ? Et pourquoi pas Pontarlier ?

— Pour que je ne sache rien de l’endroit où l’on m’emmenait. En quittant la gare on m’a mis des lunettes opaques, et la voiture a effectué plusieurs tours et détours avant de s’engager dans la bonne direction. Là-dessus, nous avons roulé environ deux heures !

— À peu près la distance jusqu’à Lausanne, grogna Lothaire. Et vous avez atterri où ?

— Nulle part ! C’est du moins l’impression que j’avais. Finalement, je me suis retrouvée dans une vieille tour ouvrant au rez-de-chaussée sur une espèce de cuisine qui empestait le chou mais ne devait pas servir beaucoup, une sorte de chambre et un hangar pour la voiture. Mais l’homme et la femme qui me gardaient ne devaient pas loger là !

— Comment le savez-vous ?

— Je ne l’ai su que quand je me suis enfuie. J’entendais bien la voiture aller et venir mais je croyais que la femme nommée Jeanne restait à demeure pour me surveiller. Et puis, voilà deux jours, je me suis aperçue que l’on m’avait purement et simplement abandonnée après m’avoir soigneusement enfermée, sans nourriture et sans eau…

Elle relata alors son évasion, sa joie de se retrouver à l’air libre puis son angoisse en se voyant perdue.

— Grâce à ma petite boussole, j’ai décidé d’aller vers l’est en espérant arriver à une frontière, mais la nuit tombait vite, j’avais faim et j’étais épuisée par mes efforts pour me libérer. Puis, à travers bois, j’ai entendu un cri d’appel et j’ai crié moi aussi en me précipitant à sa rencontre. Mes pieds se sont pris dans un obstacle – une racine je pense ! –, je suis tombée face contre terre et j’ai perdu connaissance.

— Comment avez-vous trouvé Bourdereau ? demanda Lothaire.

— C’est moi qui l’ai trouvée, relaya celui-ci. J’avais entendu son appel comme elle avait entendu le mien…

— Qui appelais-tu ?

— Je te le dirai plus tard ! Ne mélangeons pas les questions ! Elle était évanouie et la figure maculée de sang et de terre. Ce voyant, je l’ai rapportée à la cabane que je possède dans les bois et j’ai fait ce que j’ai pu pour la soigner. Elle semblait en si mauvais état qu’elle ne pouvait pas rester là, aussi je l’ai mise dans ma charrette et ramenée à la maison où Angèle s’est occupée d’elle.

— Vous avez appelé un médecin ?

— Ce n’était pas nécessaire. Mon épouse en sait presque autant qu’eux. D’ailleurs, tu n’as qu’à voir ! Sa figure que l’on a lavée est moins enflée, sa jambe convenablement soignée et bandée ! Tiens, j’ai apporté un pot du liniment dont Angèle se sert, et dans quelques jours on n’en parlera plus ! Je peux avoir encore un peu de café ?

— Cela ne va-t-il pas vous empêcher de dormir ? s’inquiéta Clothilde.

Il lui offrit un large sourire :

— Rien ne peut m’empêcher de dormir quand je l’ai décidé ! Et je n’ai pas besoin non plus de réveille-matin ! Et puis, vos lits sont si confortables, Clothilde.

— Aussi va-t-on transporter Marie-Angéline dans le sien…

— Je m’en charge ! clama Adalbert. M. Bourdereau a fait plus que sa part, il me semble ?

Aussitôt dit, aussitôt fait ! Il enleva Marie-Angéline aussi aisément que si elle avait été une plume et, suivi de Clothilde et de Tante Amélie, se dirigea vers l’escalier avec un tel enthousiasme que son fardeau protesta :

— Inutile de me secouer comme un prunier, Adalbert ! Je ne suis pas en train de retomber dans les pommes !

— C’est la joie de vous avoir retrouvée ! Vous n’imaginez pas combien je suis heureux, ma chère ! D’ailleurs, nous le sommes tous !

— Aldo aussi ?

— Pourquoi pas ? Ah ! Pour votre… larcin ? Vous devriez le connaître mieux ! Ce qui compte, c’est que l’on vous ait récupérée.

Ils s’engouffrèrent dans une chambre dont Clothilde venait d’ouvrir la porte devant eux et ne remarquèrent pas qu’une autre, entrebâillée, se refermait doucement. Seule Mme de Sommières qui était derrière eux s’en aperçut, mais passa son chemin comme si elle n’avait rien vu.

Cependant, restés entre eux autour d’un dernier verre, les hommes essayaient d’en savoir davantage :

— Qu’est-ce que c’est que cette tour où elle était enfermée ? s’interrogea Lothaire. Pourtant, je connais bien notre région mais je ne la situe pas. À qui appartient-elle ?

— On n’en sait trop rien et j’avoue que je l’avais oubliée parce qu’elle est perdue en plein bois et qu’on ne passe autant dire jamais par là. Et puis… elle a mauvaise réputation.

— Pourquoi ?

— Le dernier occupant qu’on lui a connu était un étranger dont on n’a jamais su qui il était ni d’où il venait. Les gendarmes de Salins sont allés faire un tour de ce côté-là pour essayer d’éclaircir le mystère et l’ont trouvé pendu à la maîtresse poutre du rez-de-chaussée…

— Et l’on n’a rien découvert à son sujet ?

— Rien ! Il n’avait ni papiers, ni argent, à l’exception de ce qu’il a laissé sur la table : retenue par une pierre, une feuille de papier froissé, contenant une pièce de dix francs, demandant que l’on prie pour son âme. Ce dont le curé de Nans s’est chargé tandis que l’argent allait aux pauvres. C’était signé Wilfrid. On l’a vite oublié. Les gens évitaient l’endroit. Surtout les femmes !

— Pourtant il y en a une : cette Jeanne qui faisait la cuisine…

— Mais n’y restait pas la nuit ! Cette pauvre demoiselle du Plan-Crépin n’avait guère de chances que l’on vienne à son secours !

— C’est assez infâme en effet ! remarqua Morosini. Mais ces gens ne savaient pas de quoi Marie-Angéline était capable !

— Heureusement pour elle ! Bon, au risque de paraître malpoli, j’irais volontiers me coucher ! Je suis debout depuis quatre heures du matin !

Les trois autres se levèrent :

— Je vais te montrer ta chambre, dit Lothaire. Tu as sacrément mérité ton lit… sans oublier notre reconnaissance à tous ici !

— Il n’y a vraiment pas de quoi ! Vous la ramener était on ne peut plus naturel !

Demeuré seul, Aldo alluma une cigarette et appuya sa tête sur le dossier de son fauteuil, savourant avec volupté la fin du cauchemar. Le retour de Plan-Crépin, handicapée, certes, mais bien vivante, lui faisait l’effet d’un cadeau du Ciel même s’il savait que l’on n’en avait pas encore fini avec le nouveau seigneur de Granlieu. Après la soirée houleuse du monastère, c’était comme un bain de jouvence suivant une longue marche dans la boue. Il se sentait si décontracté qu’il ne prit même pas garde au retour des deux autres :

— Tu dors ? fit Adalbert.

— Non ! Je savoure… en sachant parfaitement que nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge ! On fait quoi maintenant ?

Lothaire, occupé à vider sa pipe dans la cheminée avant de la bourrer à nouveau et l’allumer, ne répondit pas tout de suite. Ce fut seulement quand il en eut terminé avec ces petits travaux qu’il répondit :

— C’est justement ce que je comptais vous demander. La sagesse exigerait que vous repartiez demain pour Paris. Mademoiselle Marie-Angéline est retrouvée. Tout est donc pour le mieux pour vous !

— Je n’en suis pas certain ! dit Aldo. Outre que vous laisser vous débattre avec une montagne de problèmes, ce serait de la dernière muflerie, je ne crois pas qu’à Paris, Venise, Vienne ou n’importe où nous serions plus heureux !

— Vous auriez au moins le Quai des Orfèvres à portée de la main ?

— Peut-être, mais ce n’est pas sûr. Langlois ne peut pas passer sa vie l’œil fixé sur nous. Et je vous rappelle, par exemple, que nous n’avons pu découvrir jusqu’à présent – et lui non plus ! – d’où venait le coup de téléphone qui a conseillé à Tante Amélie de quitter sa maison toutes affaires cessantes parce qu’elle allait y être en danger ? Comme, naturellement, elle s’est bien gardée de suivre ce conseil d’« ami », se contentant d’expédier dans un couvent de Sèvres sa voiture, son chauffeur et Louise, sa femme de chambre sous ses vêtements et une triple épaisseur de voilette. Elle voulait voir ce qu’il en résulterait… et n’a rien vu. Sauf Adalbert qui venait justement la chercher et l’a sortie de chez elle avec un grand luxe de précautions.

— Oh, j’y pense de temps en temps ! soupira l’intéressé mais sans trouver le mot de l’énigme. Et Langlois n’en a pas appris plus long que nous. De toute façon il n’y a rien eu rue Alfred-de-Vigny la nuit suivante… ni les autres à ce qu’il paraît…

— Conclusion : mieux vaut rester groupés sous l’égide vigilante de Verdeaux et en finir avec cette histoire ! Maintenant, je vous ai livré le fond de ma pensée. À vous de jouer, Professeur !

Celui-ci toussota deux ou trois fois puis déclara :

— D’abord, merci de continuer le combat avec nous ! Le contraire m’eût étonné venant de vous. Dans l’immédiat, ce qui nous intéresse c’est l’échange d’après-demain… soir vraisemblablement ! Quelle position conseillez-vous ?

— Ça me paraît élémentaire ! émit Adalbert. On fait comme si de rien n’était, on va au rendez-vous.

— Avec le contenu de la chapelle ?

— Non, mais avec des paquets contenant n’importe quoi !

— Cela m’étonnerait qu’ils s’en contentent. Si traître il y a, il doit savoir ce que vous possédez.

— Et qui est loin de ce que contenait la chapelle ducale ! Pour ne citer que les statues des douze apôtres en or et pas mal d’autres broutilles, comme nous l’avons déjà évoqué. Mais nous avons la croix du Serment et le glaive de licorne qui sont deux des pièces principales, et s’il ne les voit pas…

— Pas d’illusions, Professeur ! Il faudra se battre et, pour ce faire, emporter des armes. Cela nous permettra de voir de quel côté se rangera le traître.

— Si j’étais lui, je ne me montrerais pas et j’enverrais à ma place un beau certificat médical me déclarant atteint d’une quelconque maladie contagieuse…

— … qui le désignerait du même coup à la vindicte publique ! conclut Aldo.

— Ce que je voudrais savoir, reprit Adalbert, c’est si ceux de vos compagnons qui ont accepté de livrer le trésor acceptaient aussi le combat ?

— Sans l’ombre d’un doute ! Je vais même vous dire mieux : ceux qui ont refusé en feront tout autant ! Jamais un vrai Comtois n’a renâclé devant une bonne bagarre, et ils s’attendent à ce que je les prévienne dès que je saurai où est le rendez-vous. Il ne nous reste donc qu’à attendre.

C’était l’évidence ! Comme aussi qu’il était affreusement tard et que, le sommeil apportant conseil, il était plus que temps d’aller dormir. Pour Adalbert qui s’endormait à volonté, cela ne posait aucun problème, mais tout ce que pouvait espérer son « plus que frère », c’était que, une fois étendu dans son lit, ce vieux Morphée le prenne en pitié…

Ce qu’il ne manqua pas de faire, le retour tellement inattendu de Plan-Crépin lui ayant apporté un profond soulagement. Pourtant, le lever du jour et, surtout, l’arrivée du courrier pendant que les hommes de la maison étaient réunis pour le petit déjeuner firent envoler ce merveilleux bien-être. Il y avait pour lui une lettre de Guy Buteau s’inquiétant de le voir prolonger ses « vacances » en France :

« Vous savez combien je suis fier et heureux de la confiance totale que vous me montrez, mon cher Aldo, mais vous n’êtes pas sans ignorer que certains de vos clients ne veulent avoir affaire qu’à vous seul, quelle que soit cette même confiance que vous déclarez hautement me porter et qui me comble de joie. Et ne parlons pas de Pisani ! Le Señor Montaldo en est l’exemple typique. Or, il annonce sa venue pour le 24 courant, et si vous ne pouvez être là, je crains que nous ne perdions en lui un client de choix… Ce qui serait vraiment dommage puisque c’est à lui que vous destinez les fabuleuses émeraudes Several sachant qu’il les paiera cash ce qu’elles valent sans même bouger un cil ! Ne pouvez-vous revenir au moins pour ce jour-là ? Côté géographie, nous ne sommes pas si loin !… Surtout si M. Kledermann pouvait se charger de vous transporter. C’est, vous le savez, un cas de force majeure. Pisani et moi pouvons régler les autres affaires, mais si vous n’êtes pas présent pour le recevoir, le Señor Montaldo, qui est toujours fort pressé, nous montrera ses grandes dents jaunes et tournera les talons en mâchonnant d’incompréhensibles jurons péruviens, après quoi la terre entière retentira de ses griefs contre nous et… »