— M… !… M… ! Et M… ! rugit Aldo en chiffonnant la lettre dans son poing pour appliquer le résultat sur la table, dont la vaisselle sursauta ainsi que les deux hommes qui se sustentaient avec lui.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Adalbert en abaissant le journal qu’il était en train de parcourir, tandis que Lothaire prenait aussi connaissance de son propre courrier.

— Nous sommes le combien  ?

— Le 22 mai ! répondit Lothaire. Vous avez un problème ?

— Plutôt, oui ! Il se trouve que… oh, et après tout, lisez donc, il n’y a aucun secret là-dedans ! fit-il en défroissant vaguement la lettre avant de la lui tendre, cependant qu’il mettait Adalbert au courant oralement…

Au même moment, Gatien entra, portant, sur un petit plateau d’argent, un papier bleu qu’il présenta à Aldo :

— Un télégramme pour Monsieur le prince !

— Merci !… Dieu du Ciel ! Et ça vient de Venise !

« Vous pouvez venir ou pas ? Sinon, téléphonez. Client avance arrivée 24 heures. »

Pour la première fois de sa vie, Morosini piqua une verte colère contre l’homme qu’il aimait le plus au monde !

— Tonnerre de Dieu ! Il ne pouvait pas envoyer sa foutue lettre plus tôt ? Cela m’aurait au moins permis d’alerter mon beau-père, de faire l’aller-retour dans la journée de demain et ne changerait rien au programme d’aujourd’hui !

— Qu’est-ce qui t’empêche de l’appeler maintenant ?

— Encore faudrait-il savoir où le joindre ? Je ne sais pas si tu as remarqué mais il a la bougeotte ces temps-ci ?

— Commence par Zurich ? Son secrétaire pourra te renseigner.

— À condition qu’il le sache !…

— Réfléchis un peu ! Kledermann est à la tête d’une énorme affaire de banque ! Il ne peut pas disparaître sans prévenir.

— Merci !

Le dernier mot s’adressait à Lothaire qui venait de décrocher le téléphone pour le lui tendre :

— Voilà !

Par exception, ledit téléphone, habituellement si fantasque, semblait vouloir faire preuve d’une bonne volonté surprenante, et ce fut bien la voix de Birchauer, le secrétaire de Kledermann, qu’Aldo entendit. Aussi ne perdit-on pas de temps avec les politesses de la porte pour entrer dans le vif du sujet. Ce qui n’arrangea pas l’humeur d’Aldo en entendant

— Non, Excellence ! M. Kledermann n’est pas ici mais en Angleterre depuis deux jours !

— Encore ? Il n’a pourtant pas dû garder un si agréable souvenir de son dernier voyage ?

— Sans doute mais ce n’est pas une raison pour ne plus y aller. Selon lui tout au moins…

— D’accord ! Il y est allé par la voie des airs, je suppose ?

— Vous supposez juste, Excellence ! Il est de plus en plus enchanté de son acquisition et…

— Pouvez-vous me dire où il est exactement ? Désolé de vous presser de la sorte, Birchauer, mais il faut que je lui parle, et le plus tôt sera le mieux !

— À cette heure, il doit être encore à son hôtel, le Savoy et…

— Et s’il est déjà parti, où aurais-je une chance de le trouver ? Chez Lord Hever ?

La voix, si posée jusqu’alors du secrétaire, émit un léger tremblement :

— C’est que… je n’en sais rien du tout !

— J’ai peine à vous croire ! Vous êtes son secrétaire particulier, sacrebleu ! Il ne vous cache pratiquement rien et vous me dites…

— Ce que je sais et rien de plus ! Sur ma parole !… Il faut dire que, depuis quelque temps, le patron occulte une partie de sa vie et que l’époque me semble bien révolue où, quand il s’absentait, je savais où le trouver à la minute près ! Cela dit, Votre Excellence devrait se hâter d’appeler Londres…

— Au lieu de vous retournez sur le gril ? Pardonnez-moi, Birchauer ! Vous avez mille fois raison ! À bientôt !

Aldo raccrocha d’une main, fouilla dans une poche de l’autre, sortit un calepin mais n’eut pas le temps de le consulter. Déjà Adalbert lui mettait sous le nez un morceau de papier où il avait griffonné quelques chiffres :

— Le numéro du Savoy ! Je l’ai fréquenté beaucoup plus que toi et je le connais par cœur ! Je vais même le demander ! Ça te permettra d’allumer une cigarette et de te calmer.

Il ne se le fit pas répéter deux fois et aspira avec délices les quelques bouffées dont ses nerfs éprouvaient le besoin, il put même fumer le mince rouleau de tabac jusqu’au bout quand Adalbert eut annoncé :

— Vingt minutes d’attente !

— C’est pas vrai ! Les caprices de ce maudit outil me feront devenir chèvre un jour ou l’autre !

— Mets un frein à la tempête et tâche de m’écouter sans éclater en imprécations ! Tu sais combien il y a de kilomètres – à vol d’oiseau ! – entre Londres et Venise ?… Environ 1 200, et plutôt un peu plus, et à condition que le ciel soit serein, plutôt sept heures avec les ravitaillements en kérosène ! Plus encore en faisant un léger crochet par ici. Tu ne crois pas que cela fait beaucoup en une matinée ?

— Pourquoi une matinée ? Je vais lui demander de venir ce soir ! Il tiendra compagnie à ces dames pendant que nous irons à notre rendez-vous, et demain à l’aube on s’envole pour Venise – et là il y en a pour deux ou trois heures1.

— Et le connaissant comme on le connaît, tu crois vraiment qu’il sera possible de lui faire jouer les dames de compagnie pendant que nous irons défendre un morceau du trésor du Téméraire ? Mais tu rêves ?

Lothaire s’insinua alors dans le dialogue :

— Regardez la vérité en face, Morosini ! Il a raison sur toute la ligne, et la sagesse voudrait que vous partiez ce tantôt pour être à temps et…

— Je me refuse à vous laisser aller seuls au casse-pipe ! grogna Aldo, têtu.

— J’ose espérer qu’il n’en sera pas question ! N’oubliez pas que Marie-Angéline est ici, solidement protégée, et que ces truands n’ont plus aucun moyen de nous faire chanter…

À cet instant, le sauveur de Plan-Crépin fit son apparition, guidé par Gatien. À la recherche de son petit déjeuner, il s’était rendu à la cuisine d’où le majordome l’avait extrait avec une sorte d’horreur :

— Nos invités sont servis soit dans leur chambre, soit à la salle à manger. Ces Messieurs y sont justement et je sers tout de suite !

Son arrivée détendit l’atmosphère et repoussa le sujet épineux.

— On dort trop bien chez toi ! J’aurais dû demander qu’on me réveille ! déclara-t-il, un peu gêné.

— Tu peux constater que tu es dans les temps puisqu’on est tous là, déclara Lothaire quand il prit place à table après avoir serré les autres mains. Quelque chose te presse ?

— Pas vraiment ! sauf qu’Angèle pourrait s’inquiéter si je tardais trop !

— Tu lui téléphoneras après avoir mangé. Pour l’instant, j’attends une communication  ! Gatien, rapportez-nous du café, j’en boirai volontiers une autre tasse… mais pas à moi seul ! On a à parler !

— C’est vrai que ça fait un bout de temps qu’on ne s’est pas vus puisqu’on a raté le Tricentenaire. On l’a assez regretté, Angèle la première, alors quand on a su que notre rescapée voulait rentrer chez toi, on l’a remise sur pied – c’est le cas de le dire ! –, j’ai récupéré ma camionnette que j’avais donnée à réviser et nous voilà ! L’important c’était qu’elle puisse marcher au moins avec une canne !

— Tu pouvais téléphoner au lieu de t’en encombrer ! On serait venu la chercher !

— J’y ai pensé, mais la demoiselle n’a pas voulu. Et comme… on s’était trouvé des liens… inattendus, j’ai respecté sa volonté !

— Des liens ? On peut te demander lesquels ?

— Ça me gêne un peu… à cause de ces Messieurs ! Ils vont me prendre pour un vieux fou !

— Il n’y a aucune raison, rassura Adalbert avec un large sourire. Depuis qu’on a un druide dans la famille, on ne s’étonne plus de rien !

D’émotion, Bourdereau faillit renverser sa tasse de café.

— Un druide et… vous en pensez quoi ? Qu’il est légèrement… demeuré ?

— Absolument pas ! clama Lothaire. Il est professeur au Collège de France comme moi ! Mais est-ce que tu serais…

— Druide moi-même ? Oh non, je ne suis pas assez cultivé ni assez avancé dans la hiérarchie. Je suis seulement barde ! C’est moi qui entretiens les relations avec les autres groupes et qui assure la partie musicale dans nos réunions. Mon Angèle est ovate, c’est à cause de sa science que Mademoiselle de… enfin, votre amie, a pu être soignée et qu’elle n’a pas besoin du médecin, je me doute…

Il avait l’air si malheureux tout à coup que Lothaire éclata de rire et lui assena sur le dos une claque à plier un bœuf.

— Ne prends pas cette mine d’enterrement ! Je te dis qu’on sait parfaitement à quoi s’en tenir !

Adalbert ne résista pas au plaisir de s’en mêler. L’événement était rafraîchissant après tant de jours à se ronger les sangs :

— Marie-Angéline nous a raconté qu’avant de se casser la figure, elle avait entendu crier dans la forêt. C’était le fameux « Ho Huc » ?

Cette fois, Claude Bourdereau s’épanouit d’aise :

— C’était ce cri, en effet ! Je souhaitais que l’on se réunisse pour une petite affaire locale. Et puis je l’ai entendue me répondre et je me suis dépêché de la rejoindre. Mais, vous savez, nous ne sommes pas si rares ! Des groupes tels que le nôtre, il en existe dans toutes les régions où l’on trouve des forêts et des élévations de terrain2

Le téléphone sonna à cet instant, Vaudrey-Chaumard décrocha et tendit l’appareil à Aldo :

— Tenez ! C’est le Savoy !

La conversation ne s’éternisa pas. Aldo écouta à peine deux minutes puis, après un bref remerciement, reposa l’écouteur, visiblement très contrarié.

— Eh bien ? demanda Adalbert.

— Envolé hier pour Copenhague ! Encore un petit effort et on le retrouvera au pôle Nord ! Mais que diable va-t-il fabriquer là-haut ? ragea-t-il, tenté à n’en pas douter par l’envie de casser quelque chose.

— Il n’y a pas de quoi en faire un drame ! fit Adalbert, lénifiant. Je te conduis à Lausanne cet après-midi et tu n’auras aucune difficulté à attraper un train pour Venise !

— On a l’annuaire des chemins de fer européens ! renchérit Lothaire. Il ne reste plus qu’à téléphoner chez vous !

— Merci, un télégramme devrait suffire et je vais aller jusqu’à la poste. Ça me calmera !

— Je t’accompagne ! Tu es d’une humeur à envoyer ma voiture dans le décor ! Et, je te le répète, après déjeuner je t’emmènerai à Lausanne.

À l’étage et autour du plateau du petit déjeuner, Mme de Sommières et son « fidèle bedeau » s’efforçaient de reprendre des habitudes perdues, depuis bien peu de temps cependant, mais qui semblaient peiner à se remettre en place. Rue Alfred-de-Vigny, le rituel aurait voulu que Marie-Angéline, de retour de sa messe de six heures, eût déjà délivré sa récolte de potins du quartier Monceau, déversée par quelqu’un – ou plutôt une des plus observatrices commères des alentours de l’église Saint-Augustin, Eugénie Guenon, « cordon-bleu » de la princesse Damiani, assurant en quelque sorte la présidence de cette espèce d’agence de renseignements que s’était constituée Plan-Crépin. Qui d’ailleurs remontait du vestibule Le Figaro livré peu de temps auparavant…

Rien de pareil au manoir Vaudrey-Chaumard ! Cependant, estimant que reprendre ses habitudes ne ferait que du bien à la transfuge, la marquise, à qui l’on apportait son plateau tous les matins à huit heures, avait demandé que l’on veuille bien y joindre celui de la rescapée puisque celle-ci pouvait se déplacer à l’aide d’une canne. Il s’agissait de faire comme si tout était normal, le décor excepté.

Assise dans son lit, à présent en tenue convenable pour l’heure – bonnet de batiste à dentelles, et rubans assortis à la « liseuse » qui couvrait son buste élégant –, Mme de Sommières regardait sans mot dire la revenante beurrer des tartines d’un odorant pain de campagne légèrement rôti au four avec autant de dignité que s’il ne s’était rien passé. Ce fut quand elle les lui présenta que la vieille dame rompit le silence après avoir bu quelques gouttes d’un café qui d’ailleurs était trop chaud :

— Si on causait un peu, toutes les deux, comme nous le faisions à la maison, Plan-Crépin ?

— Comme à la maison ?

— Bien sûr. Y aurait-il un empêchement ? Le cadre n’est pas le même, vous ne revenez pas de Saint-Augustin avec l’enthousiasme d’une âme blanchie à neuf. Ce qui vous permet de mentir !

Le mot secoua l’automatisme teinté d’indifférence qui animait chacun de ses mouvements :

— Mentir ? Pourquoi ?

— Oh, ce serait assez naturel : sortie d’un lieu qui vous est étranger pour vous retrouver propulsée dans un milieu qui l’est presque autant, je n’en devine pas moins chez vous une gêne tout à fait naturelle… Mais à présent nous sommes seules et je suis sûre que vous vous sentirez mieux quand nous aurons tout mis à plat !