On n’était pas près d’en sortir !
— Bien ! exhala Morosini. Nous allons donc abandonner Lady Ava quelques minutes pour nous rendre nous-mêmes dans le salon des Laques. Entre parenthèses, il fait partie de mes appartements privés…
— Si c’est ça, j’y vais aussi ! déclara-t-elle, péremptoire.
Aldo ferma les yeux un instant, prit une profonde respiration et hurla :
— Pisani !
— C’est qui celui-là ?
— Mon secrétaire particulier, Angelo Pisani.
Il apparut aussitôt armé d’un large sourire. Comme il avait écouté à la porte, il n’ignorait rien du drame en cours et se contenta de saluer.
— Allez me chercher les « émeraudes Several » ! Et portez-les dans le salon des Laques où je vais me rendre dans l’instant avec le Señor Montaldo ! Cela fait, vous reviendrez prendre soin de Lady Ribblesdale en compagnie de M. Buteau. Vous lui montrerez quelques-unes des merveilles de cette « masure » ! Rassurez-vous, il n’y en aura pas pour longtemps ! Dites en passant à Zaccharia qu’il lui apporte du champagne, le temps lui paraîtra moins long !
— Moi aussi j’aime le champagne ! observa le Péruvien.
— Il vous attend déjà, fit Morosini courtoisement. Cela s’impose quand il s’agit d’une affaire de cette importance !
— Il est comment, votre salon des Laques ? J’aime beaucoup votre cabinet de travail, moi, alors que cette femme le dénigre.
À deux doigts de l’apoplexie, Aldo appliqua un coup de poing sur son bureau :
— Tâchez de vous mettre d’accord tous les deux ! Qui veut patienter un moment dans le salon des Laques ? Je rappelle qu’il est privé et que tout le monde n’y pénètre pas ! Et afin de prévenir une autre question, j’ajouterai qu’il contient… de très belles laques de Chine et deux portraits de dames…
Mais l’ex-Mrs Astor ne se laissait jamais prendre de court :
— Qui sont ?
— Je vous le dirai si vous allez les voir, Lady Ava.
La connaissant mieux qu’elle ne le pensait, il savait qu’en piquant sa curiosité il y avait toujours quelque chose à en tirer. Et, en effet, avant que Montaldo ait pu émettre un son, elle se levait :
— J’y cours ! Comme je suppose qu’il ne s’agit pas de la concierge ni de la fille du jardinier, je me dois d’aller les saluer alors qu’elles n’auraient que faire d’un… berger de ces dégoûtants lamas qui vous crachent dessus dans son pays !
Sans doute pour lui donner raison, le Péruvien, après avoir mâchonné quelques incompréhensibles jurons, cracha sur le superbe tapis de la Savonnerie qui occupait presque toute la superficie de la pièce. Ce que voyant, Pisani, avec un gémissement d’horreur, tirait un mouchoir de sa poche, attrapait de l’autre main la carafe d’eau, présente en permanence dans les environs, se jetait à genoux pour réparer les dégâts – à vrai dire fort minces – sous l’œil méprisant de l’Américaine :
— Heureusement qu’il ne chique pas ! constata-t-elle avant de glisser son bras sous celui d’Aldo. Emmenez-moi voir vos portraits de famille, mon petit prince ! Après quoi, vous tâcherez d’en finir vite avec ce personnage répugnant ! Des émeraudes ! Je vous demande un peu ! Alors qu’il a dû faire fortune en ramassant du « guano2 ».
— Vous faites erreur, Milady ! Le « guano » ce n’est pas lui mais les Patiño !
— Vous croyez ? N’importe, les oiseaux de mer en fabriquent en telles quantités sur les rochers qu’il y en a assez pour cinq ou six fortunes.
Pensant que le malodorant sujet avait suffisamment occupé le devant de la scène, Aldo ne releva pas le propos et garda le silence jusqu’à ce que l’on fût à l’entrée du salon. Ava lâcha d’ailleurs son bras pour faire quelques pas rapides à l’intérieur, se planta au milieu, regardant tour à tour les deux portraits avec une admiration qu’elle ne réussit pas à dissimuler :
— Oh ! dit-elle.
— Vous voilà à destination !
Il n’ajouta pas que c’était l’endroit idéal pour souhaiter une bienvenue qu’il était loin d’éprouver, se contentant d’un :
— Je vous envoie Angelo… et le champagne.
— Vous ne pensez pas que je vais boire avec votre secrétaire ? Ce sera avec vous, plus tard ! Dites-moi seulement qui elles sont et puis allez vous débarrasser de votre sauvage !
— Voici ma mère, la princesse Isabelle Morosini, fille du duc de Roquelaure, et il opéra un demi-tour complet sur ses talons : Voici notre héroïne, la comtesse Felicia Morosini…
— Pourquoi pas aussi princesse ?
— Branche collatérale : elle est mon arrière-grand-tante. Afin de vous rassurer, je vous précise que, née à Rome, elle était, avant son mariage, princesse Orsini !
Cette fois, la redoutable Ava ne trouvait plus rien à dire et laissa Aldo s’esquiver. Elle semblait changée en statue…
Regagnant son cabinet de travail, il expédia Angelo – et le champagne – la rejoindre.
— Ne faites pas de bruit ! lui recommanda-t-il. Pour l’instant elle est neutralisée !
— Eh bien, tout arrive ! commenta le jeune homme. Je dirais que c’est un vrai miracle !
Ce n’était pas le cas du Señor Montaldo. Debout devant le grand écrin que Guy avait ouvert sur le précieux bureau Mazarin, il en avait sorti un fabuleux collier composé de dix grosses émeraudes cabochons séparées par des feuillages de diamants. D’autres, en somptueuses gouttes vertes, composaient les pendants d’oreilles, et, pour compléter le tout, d’autres branches piquées d’émeraudes promettaient la création d’un diadème vraiment royal ! Aldo, d’ailleurs, n’avait nul besoin de vanter la beauté de cette parure : son client contemplait, avec, dans les yeux, une lueur fanatique qu’il connaissait bien. Cependant, le silence finit par devenir pesant :
— Elles vous plaisent ?
— Vous plaisantez, j’espère ? Jamais rien vu de plus beau !
— Sinon peut-être celle qui les portera !
— Décidément, vous voulez rire ! Aucune femme n’est assez belle pour s’en parer ! Elles ne sont que pour mes yeux ! Combien ?
Morosini donna un chiffre à multiples zéros qui lui semblait normal en regard de la qualité des pierres, et s’apprêtait à discuter, mais Montaldo tira de sa poche son carnet de chèques et un stylo, rédigea son titre de paiement sans quitter des yeux son acquisition puis referma l’écrin avec un soupir de satisfaction. Finalement, il introduisit son trésor dans un sac de cuir à multiples serrures qu’il riva à son poignet par une sorte de menotte, le recouvrit de son imperméable, serra la main d’Aldo, sidéré, et se dirigea vers l’entrée du palais où l’attendait l’un des canots du Danieli. Au seuil cependant, il s’arrêta et se retourna :
— Vous m’offrez l’une des plus grandes joies de ma vie, prince ! Mais que cela ne vous empêche pas de me faire signe si d’aventure vous retrouviez encore d’autres merveilles de ce genre !
Il sauta dans le canot qui démarra, vira et disparut dans un bouillonnement d’écume vers le quai des Esclavons avant qu’Aldo, planté sur le perron, eût vraiment réalisé ce qui venait d’arriver. Pourtant, il pensait bien connaître le Señor Montaldo, ses foucades, ses exigences et – pour tout dire ! – sa détestable éducation, mais il venait de se métamorphoser sous ses yeux en un bienheureux en route pour le Paradis.
— Je crois, fit derrière lui la voix douce de Guy, que cela valait tout de même la peine de vous déranger ?
— Sans aucun doute ! J’ai du mal à réaliser ! Il n’a même pas pris le temps d’un verre de champagne comme il le réclamait si fort tout à l’heure. Ce ne sont pourtant pas les premières émeraudes que nous lui vendons ! Il lui est arrivé de discuter comme un marchand de tapis !
— Un coup de foudre… Ou peut-être la crainte de voir Lady Ribblesdale mettre son nez dans nos tractations. Ce n’est pas à vous, mon cher Aldo, que j’apprendrai quelle réputation elle traîne dans son sillage !
— Oh, non ! Et maintenant il va falloir s’occuper d’elle ! Je vais la laisser mariner encore quelques minutes, le temps de boire un café à la cuisine. J’aurais aimé prendre un bain parce que ce foutu voyage a été épuisant, mais j’ai trop peur de la retrouver assise sur l’un des tabourets de la salle de bains !… Vous avez une idée de ce qu’elle veut au juste ?
— Aucune !
— On va se débrouiller pour s’en débarrasser rapidement. Après, j’appellerai Pontarlier pour savoir ce qui s’est passé hier soir. Elle a tellement l’habitude de se mêler de ce qui ne la regarde pas que je n’ose pas demander la communication avant.
En fait de café, Aldo en but trois tasses, se lava les mains, donna un coup de brosse à ses cheveux et s’en fut rejoindre son Érynie personnelle dans le salon des Laques.
— Allons voir ce que nous veut l’insupportable Ava ! Si je pouvais l’expédier aussi vite que Montaldo, j’irais porter un gros cierge à la Salute ! Mais cela m’étonnerait beaucoup !
À sa grande surprise, quand il pénétra dans le salon, sa malédiction personnelle n’avait pas bougé. Plantée, les bras croisés, devant le portrait de Felicia, elle avait l’air d’entretenir avec elle un dialogue muet :
— J’aimerais connaître son histoire ! émit-elle, toujours sans quitter des yeux le portrait.
— C’est une longue histoire, répondit Aldo gravement, et je ne suis pas certain qu’elle vous intéresse !
— Je pourrais vous répondre que je suis seule juge mais il se trouve que je suis un peu pressée. Alors je viens seulement voir si vous avez des nouvelles de mon diamant !
— Votre diamant ?
Une brusque colère envahit les immenses yeux sombres – restés magnifiques malgré l’âge – de l’Américaine.
— Voilà des années que je vous ai demandé un diamant, plus gros et plus beau que celui dont se pare ma cousine Lady Astor of Hever, des années que vous me le promettez…
Dieu que cette voix criarde pouvait être agaçante ! Et ce matin en particulier ! Il laissa la colère l’emporter :
— Soyez honnête pour une fois dans votre vie ! Jamais je ne vous ai rien promis de tel parce que c’est impossible. Certes, il existe des diamants plus gros, mais plus beaux que le Sancy, non ! C’est l’une des plus jolies pierres qui existent…
— Alors aussi beau… mais plus gros ! Et j’en ai assez d’attendre ! Admettez que vous n’y mettez aucune bonne volonté quand vous avez sous la main l’un des plus grands collectionneurs du monde… si ce n’est le plus grand !
— Que voulez-vous dire ?
— Ne faites pas l’idiot ! Moritz Kledermann n’est pas votre beau-père peut-être ? Et Dieu sait si la presse nous en a rebattu les oreilles il y a quelques mois ! Oseriez-vous jurer qu’il ne possède pas une ou même plusieurs pierres qui feraient mon bonheur ?
— Je ne jurerais certainement rien de pareil ! D’abord parce que j’ignore l’importance exacte de sa collection…
— Je ne vous crois pas ! C’est vous qui l’avez retrouvée, cette collection !
— Les journalistes racontent n’importe quoi !
— Ils disent aussi que vous-même possédez des joyaux des plus remarquables !
— Je ne le nie pas mais je suis comme les autres : ce que j’ai, je le garde pour moi. Au lieu de me poursuivre, pourquoi n’allez-vous pas demander au roi d’Angleterre de vous vendre le « Koh-i-Noor » ou l’un des « Cullinans » ? Ou encore demander le « Régent » au musée du Louvre ?
— Ridicule ! Vous, c’est différent : vous êtes marchand. Vous venez de vendre des émeraudes superbes à ce… à ce…
— … cet honorable citoyen du Pérou qui souhaitait en acquérir d’exceptionnelles. Et comme on venait de m’en proposer, je les ai achetées et je lui ai téléphoné aux fins de le prévenir ! C’est aussi simple que ça !
— Eh bien, achetez un diamant et vendez-le- moi ! Je ne vous demande rien d’autre !
— Quand donc comprendrez-vous que les grands diamants historiques ne se baladent pas à longueur de journée sur le marché ?
— Non, mais comme vous savez parfaitement où il y en a, allez voir un propriétaire et faites-lui une offre… alléchante !
— On ne fait pas d’offre alléchante à une personnalité royale !
— Il n’y a pas que les personnalités royales qui peuvent tomber dans la misère. Ou alors dites-moi un peu qui est ce M. Le Téméraire dont on parle tout le temps ?
La stupeur cloua Morosini sur place ! Il savait que sa culture n’allait pas très loin et qu’en dehors de Marie-Antoinette, dont les folies et le destin tragique faisaient une star indéboulonnable dans tous les milieux, de part et d’autre de l’Atlantique, les Américains – et même pas mal d’Européens – ignoraient pratiquement tout de l’Histoire en général, et celle de la France en particulier, mais là, les bras lui en tombaient ! (Rectification : Napoléon Ier jouissait lui aussi d’un statut à part !)
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