Afin de se sentir plus stable, il versa du champagne dans deux coupes, en donna une à sa tortionnaire, et avala l’autre d’un trait, puis s’assit en lui indiquant d’en faire autant.

— Pouvez-vous me dire, Lady Ava, qui vous a parlé de ce personnage ?

— Oh ! c’était il n’y a pas très longtemps ! On racontait qu’il collectionnait les joyaux, surtout les diamants ! On racontait aussi qu’il en avait perdu, je ne sais plus quand – mais récemment sans doute ! –, et aussi qu’il en avait vendu à la Suisse. Or chaque fois que je posais une question, on riait comme si j’avais fait un trait d’esprit ou que je faisais une bonne plaisanterie !

Elle, en tout cas, ne riait pas…

Aussi Morosini décida-t-il d’apporter quelques lumières dans ce monument d’inculture qui donnait certainement à rire à ceux qui n’aimaient pas l’ex-Ava Astor, ne fût-ce que pour sa sécurité à elle, car le Diable seul savait dans quelles pattes pouvait tomber une telle montagne de vanité, uniquement préoccupée de se procurer les plus belles parures.

— Lady Ava, commença-t-il doucement, il est grand temps de vous remettre les idées en place touchant le Téméraire !

— Vous le connaissez  ? J’en étais sûre !

— Je le connais, oui, mais à travers les nombreux livres que j’ai lus sur lui et aussi grâce à mes propres recherches. D’abord, il ne s’appelait pas le Téméraire. C’était un sobriquet dû à une exceptionnelle bravoure poussée parfois jusqu’à la folie. Jadis on l’appelait aussi le Hardi ! En fait, il vivait au XVe siècle. Né à Dijon le 10 novembre 1433, il fut le derniers des ducs de Bourgogne, ceux que l’on appelait les Grands-Ducs d’Occident. Fabuleusement riche, il perdit en trois batailles – deux contre les Suisses et la dernière contre le duc de Lorraine – la plus grande partie de ses trésors qui, à travers les siècles, sont passés dans les mains des rois de France, d’Angleterre ou des empereurs d’Allemagne, sans compter les Suisses dont il est à l’origine de la richesse… Il se prénommait Charles et il est mort le 5 janvier 1477 devant Nancy qu’il assiégeait…

— Il est vraiment mort ?

L’incongru de la question lui coupa le souffle un instant. Il pourrait lui répondre que, depuis le temps, on ne pouvait garder aucun doute, mais il se contenta d’expliquer patiemment :

— On ne peut plus mort. On a retrouvé son cadavre dans un étang gelé, nu, le crâne fendu d’un coup de hache.

— On l’a enterré ?

— Naturellement. D’abord à Nancy puis à Bruges, dans l’église Sainte-Marguerite, auprès de Marie, sa fille unique, morte à vingt-cinq ans…

— De quoi ?

— On peut dire d’un accident de cheval, mais en fait, elle est tombée tête la première et le cheval s’est abattu sur elle !

— Drôle d’histoire ! Venons-en à la nôtre : avez-vous oui ou non un diamant pour moi ?

— Non. En revanche, j’ai une question : où avez-vous entendu parler du Téméraire et de ses joyaux ?

— Dans le train… ou plutôt sur le quai de la gare. Deux hommes parlaient de ses bijoux. Ils regrettaient qu’ils aient disparu, et l’un d’eux a dit : « Oh, ils reparaîtront bien un jour ! Il suffirait que Morosini s’en mêle ! » L’idée m’a effleurée alors de m’arrêter à Venise. Ce n’était pas très difficile : je partais moi-même pour Istanbul. Un simple changement de voiture… à condition d’avoir de la place. J’en ai eu une et me voilà… Au wagon-restaurant, je me suis fait donner une table à côté de la leur et j’ai écouté de toutes mes oreilles. C’est là que j’ai revu cet affreux marchand de guano qui avait déjà voyagé avec moi sur le Léviathan. Avant de quitter la gare, j’ai envoyé ma femme de chambre pour ne pas vous prendre au dépourvu !…

Au dépourvu, Seigneur ! Savoir son arrivée aurait signifié pour lui s’enfuir n’importe où en laissant le cher Guy se débrouiller seul. Il s’accorda le temps de la contempler quelques secondes : cette femme était le plus étonnant phénomène du genre. Riche de naissance, elle avait tout misé sur sa beauté qui, même avec les années, gardait un aspect indestructible. La soixantaine largement entamée, elle conservait un teint parfait, une peau veloutée pratiquement dépourvue de rides, de belles dents – elle n’était pas américaine pour rien, et ses compatriotes détenaient le fanion de l’art dentaire le plus achevé quand on réussissait toutefois à les empêcher de transformer votre bouche en caverne d’Ali Baba à force d’y entasser de l’or ! Elle, aucune pépite n’illustrait sa bouche impérieuse et, de même, aucun cheveu blanc ne se mêlait à la masse soyeuse de ses cheveux bruns. En ajoutant ses grands yeux dont le dangereux regard sombre cachait une ruse de vieux procureur et un manque absolu de cœur – jamais elle n’avait aimé quiconque : parents, maris, enfants, amants, personne ne lui avait jamais tiré une larme, et, en gros, elle n’aimait qu’elle-même. Sa fille, Alice, lui ressemblait d’ailleurs singulièrement, à ceci près qu’elle se prenait pour la réincarnation d’une princesse égyptienne, avatar qui n’avait jamais tenté Ava ! Elle se suffisait à elle-même. Et si Aldo avait réussi – une seule fois ! – à œuvrer plus ou moins à ses côtés, il aurait dû se douter qu’elle viendrait un jour ou l’autre lui présenter la facture. Or, ce jour était venu… et ne pouvait tomber plus mal !

— Parlons net ! soupira-t-il. Vous me prenez au dépourvu, Lady Ava ! J’arrive de voyage et je comptais repartir par le prochain train !

— D’où veniez-vous ?

Toujours cette insupportable indiscrétion ! Aldo était décidé à en finir le plus vite possible :

— De Suisse. Que voulez-vous au juste ?

— Ne m’obligez pas à ressasser : un diamant exceptionnel ! Avez-vous ça ?

— Non !

— Drôle de collectionneur ! Et votre beau-père ?

Évidemment qu’il en avait ! Entre autres la « Table du Portugal » qu’il lui avait vendue lui-même lors d’une mémorable rencontre à Londres. Mais de là à le réveiller, il y avait une marge qu’il se refusait à franchir. Ce pauvre Moritz avait déjà suffisamment souffert sans qu’on le livre en pâture à ce spécimen inconnu de mante religieuse.

— Je n’en sais rien !

— Allons donc ! Les journaux ont proclamé que vous lui aviez sauvé la vie, et aussi sa collection !

— Avec l’aide de pas mal de gens dont la police de France, de Suisse et d’Italie, et quand Kledermann en a fait l’inventaire, j’étais rentré à Paris où je me soignais !

— De quoi ?

« Seigneur ! pria-t-il mentalement. Ayez pitié de Votre serviteur ! »

— Je ne crois pas, répondit-il froidement, qu’un compte rendu détaillé de mes multiples maux vous serait de quelque utilité !

— Vous avez raison, cela ne m’intéresse pas ! Dites-moi seulement où est votre beau-père ?

— Si vous voulez le voir, téléphonez à son secrétaire à Zurich. Je vous donnerai le numéro. C’est d’ailleurs l’un de ceux de sa banque !

— Il y a longtemps que vous l’avez appelé au téléphone ?

— Un moment déjà ! fit-il, pensant rester prudemment dans un flou artistique.

— Et vous lui avez parlé ?

— Non. Il était absent !

— On a dû vous dire où il était ?

— Ce n’est pas toujours facile ! Même pour son secrétaire particulier. Aux dernières nouvelles il était à Stockholm ou à Copenhague, je ne sais plus !

— Je vois ! Vous vieillissez, mon petit prince gondolier !

— Vous ne le saviez pas ? C’est même pour cela que j’ai renoncé à ma gondole !

Au seuil de l’exaspération, il se serait volontiers déclaré porteur du typhus, de la gale, de la tuberculose galopante ou même de la peste ! C’était ça… ou alors la noyer quelque part dans la lagune… mais elle n’en avait pas terminé :

— À propos des joyaux de ce le… de ce Téméraire, l’un de ces hommes disait qu’il possédait plusieurs pierres célèbres…

— Naturellement il en possédait ! Elles n’étaient pas si nombreuses à l’époque ! Seulement la plupart se trouvent à présent dans les collections royales… ou ont disparu ! C’est le cas du « Florentin », un gros diamant jonquille absent depuis que les Habsbourg ont perdu leur couronne, un autre grand diamant d’où pendait une perle que l’on n’a jamais revu… ah si ! Il y en a un que l’on revoit de temps en temps, c’est celui que l’on appelle le Sancy…

— Hein ! celui de cette idiote…

— Celui-là même, encore que j’aie des doutes ! Mais pendant que j’y pense, Lord Astor of Hever est aussi collectionneur, comme vous le savez sans doute, et un grand ami de mon beau-père !

Il crut un instant qu’elle allait exploser :

— Ce n’est pas vrai ! Cela ne peut pas être vrai ! D’ailleurs vous venez de dire que vous aviez des doutes à son sujet. Pourquoi ?

— La taille de la pierre. Au XVe siècle, on ne taillait pas à multiples facettes comme l’est le Sancy !

— Il aurait été retaillé ?

— Demandez-le à Lord Astor quand vous le verrez… À présent, je crains d’avoir usé tout le temps que je pouvais vous consacrer, Lady Ava ! À mon profond regret, soyez-en persuadée !

— Vous avez renoncé à vous nourrir ? J’espérais que vous auriez au moins la politesse de m’inviter ?

— Évidemment, et c’eût été une vraie joie ! Mais j’ai un train à prendre !

— Encore !

— Naturellement ! J’étais en affaire, Lady Ava, quand M. Buteau m’a demandé de revenir pour recevoir le Señor Montaldo… Et j’ignorais que vous viendriez le même jour. Maintenant je repars. Voilà !

— Autrement dit, vous retournez en Suisse ?

— Je le répète, oui ! Mais…, continua-t-il pour atténuer une déception toujours redoutable, je vous promets que si je trouve trace d’un diamant errant, je m’attache à elle et vous l’achète. En attendant, ajouta-t-il galamment, j’espère que vous accepterez d’être mon invitée au Danieli à qui l’on va passer des ordres afin de vous satisfaire en tous vos désirs ?

— Et si je décidais d’y rester six mois ?

— Pourquoi pas ? Mais je n’ai pas, moi, l’intention de rester encore tout ce temps hors de chez moi ! Aussi je vous dis à bientôt, Lady Ava ! acheva-t-il en s’inclinant.

Avec une parfaite hypocrisie. Du diable s’il avait envie de la revoir bientôt ou pas !…

Après l’avoir reconduite à l’entrée, il resta là un moment, debout sur les marches qui se perdaient dans l’eau, jusqu’à ce qu’il ait vu son canot automobile que conduisait Zian disparaître au tournant du canal…

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Pisani qu’Aldo avait rejoint dans le vestibule dallé de marbre polychrome.

— Il faut que j’y réfléchisse, mais le mieux serait que Livia me prépare un plateau et qu’on me le monte dans ma chambre. Je suis si fatigué que je ne suis même pas sûr d’avoir faim.

À cet instant, le téléphone sonna, immobilisant sur place les deux hommes. Par la porte du bureau restée entrouverte on pouvait entendre la voix douce et distinguée de Guy parlant surtout par onomatopées, puis il demanda de prendre patience, et presque aussitôt parut dans le vestibule :

— Ah vous êtes là, Aldo ! C’est Pontarlier ! Adalbert au bout du fil, il paraît que c’est urgent !

— Avec lui c’est toujours urgent ! ronchonna Aldo qui voyait les béatitudes de son lit naufrager dans un épais brouillard…

C’était Adalbert, en effet. La voix brève et comme feutrée :

— Tu en as encore pour longtemps avec tes affaires ?

— Pourquoi ?

— Tâche de rentrer le plus vite possible ! Il y a des dégâts !

Aldo sentit son estomac se serrer :

— Lesquels ?

— … pas te le dire au téléphone ! Essaie de trouver un train pour Lausanne et fais-moi connaître l’heure d’arrivée. J’irai te chercher !… et ne perds pas courage, on en a vu d’autres !

Accablé par ce nouveau coup du sort d’autant plus inquiétant qu’il ne savait pas d’où il venait, Aldo se laissa tomber dans un fauteuil pour consulter l’annuaire. Il vit – ce qu’il savait par cœur en temps normal ! – que son Simplon-Express partait dans trois heures, expédia Angelo lui retenir un « single », et enfin alla se plonger dans sa baignoire pleine d’eau parfumée à la lavande. Ce qui présenta le double avantage de le décrasser et de lui remettre les idées en place à l’aide de quelques cigarettes afin de ne pas s’endormir. Si Pisani lui dénichait un sleeping, il savait qu’il y dormirait comme un bébé. Ce qui, à tout prendre, était plutôt réconfortant…

Trois heures plus tard – la chance paraissant décidée à lui donner un coup de main ! – il embarquait dans une cabine bienheureusement solitaire de ce train dans lequel s’était déjà écoulée une partie appréciable de sa vie. L’inquiétude, il l’abandonnait à ceux de Venise. Il avait fallu leur jurer que lui et Vidal-Pellicorne les mettraient au courant aussitôt que possible.