Le train parti, il dîna rapidement au premier service du wagon-restaurant où il y avait d’ailleurs peu de monde. Son repas achevé, il le couronna d’un café, d’un vieux cognac, et fila se coucher. Juste le temps de se laver les dents et il plongeait dans une confortable couchette puis dans un sommeil sans rêves. Il savait pouvoir compter sur le « conducteur » du sleeping-car pour le réveiller avant Lausanne où le train entrait en gare au petit matin, et la première personne qu’il vit, ce fut son ami, debout au bord du quai, les mains au fond d’un ample macfarlane à carreaux de divers tons de gris, avec sur la tête une casquette en tissu assorti. Il est vrai que ce petit matin était maussade, humide et plus que frais : on se serait facilement cru en Angleterre ! L’humeur de l’égyptologue semblait curieusement assortie à l’ambiance. Lui qui était plutôt décontracté et dont la bonne humeur était en passe de devenir légendaire semblait porter le poids de toute la misère du monde, et, cette fois, Morosini s’inquiéta :
— Mais, enfin, qu’est-ce qui se passe ? Hier tu me rappelles, toutes affaires cessantes, j’accours et tu restes muet en arborant une mine de catastrophe. Ça va si mal ?
— Je ne crois pas que cela puisse être pire et c’est pour cela que je ne t’ai encore rien dit : je ne sais pas par quel bout commencer !
— Alors je vais t’aider : le rendez-vous avec Hagenthal s’est passé comment ?
— Il n’y en a pas eu. Quand nous sommes arrivés sur les lieux, il n’y avait personne. De vivant tout au moins !
— Ils étaient tous morts ? s’effara Aldo.
— Non. Il n’y avait qu’un seul défunt mais c’était l’un des nôtres : Michel Legros, de Montbarey. Mort, la gorge tranchée. Il paraît que c’est le traître.
— Ça n’a pas de sens ! Et vous n’avez vu personne d’autre ?
— Si, les gendarmes ! Non seulement « on » n’est pas venu mais « on » nous a dénoncés… Attends ! Ce n’est pas tout ! ajouta-t-il d’une voix lugubre. Quand nous sommes rentrés au manoir, nous y avons trouvé… ou, plutôt, on n’y a plus trouvé Marie-Angéline, proprement enlevée…
— Oh, n… de Dieu ! s’écria Aldo.
— Attends, je n’ai pas terminé ! Tante Amélie et Clothilde ont été blessées… pas grièvement, rassure-toi ! Les agresseurs étaient pressés donc heureusement maladroits ! Quant aux domestiques – ceux du moins qui n’avaient pas encore regagné les communs –, ils étaient allongés dans la cuisine, dûment ficelés et les yeux bandés…
On arrivait à la voiture. Aldo, qui sentait ses jambes se dérober sous lui, dut s’y appuyer pour rester vertical. Adalbert, alors, lui tendit un flacon de voyage :
— Bois un peu de ça sinon tu vas t’évanouir !
Aldo obéit machinalement, avala une longue gorgée. L’alcool le brûla.
— C’est tout ? Tu es sûr de n’avoir oublié personne ?… Ah si, tiens ! Cette jeune dinde qui est amoureuse de toi ?
— Tu as raison, je l’oubliais ! Elle dormait et n’a rien entendu !
— Ce n’est pas possible ! Ça a dû faire quelque bruit ? Et elle dormait ?
— Elle avait pris un somnifère !
— Ben voyons ! C’est curieux d’avoir le sommeil aussi lourd à son âge ! Et surtout d’avoir recours à un somnifère, et par hasard ce soir-là ?
— Ce n’est qu’une gamine ! Tu n’imagines pas ?
— Oh, que si ! Ta gamine a dix-huit ans, et les filles hystériques de Salem n’en avaient que douze ou treize, cela ne les a pas empêchées de décimer un village entier ! Il ne manquerait plus que tu me dises que je suis, moi, accusé d’avoir trucidé le type de Montbarey !
La voix d’Adalbert se fit soudain suave :
— Mais on n’y manque pas, mon bon ! Il s’est trouvé une bonne âme pour suggérer qu’il était étonnant que, juste ce soir-là, tu aies éprouvé le besoin de rejoindre Venise sans crier gare !
— Qui ?
— Gilbert Dauphin, le natif d’Ornans ! Rassure-toi, Lothaire et moi t’avons défendu vigoureusement ! D’autant que Verdeaux, qui mène l’enquête en attendant un quelconque juge d’instruction, s’est rangé lui aussi de ton côté. Et naturellement, j’ai averti Langlois. Mais maintenant, on y va ! Si tu veux du café, tu en as là, dans la Thermos ! Tu m’en donneras un godet aussi ! Fait vraiment froid ce matin ! On ne se croirait jamais en juin !…
Le café, lui, était encore brûlant et les réchauffa tandis qu’ils le buvaient sans rien dire. Aldo essayait de rattacher les unes aux autres ces informations qu’Adalbert lui avait servies en avalanche. Il en retirait l’impression déprimante de s’agiter au milieu d’une de ces histoires bizarres dont on ne voit jamais la fin, où l’on avance dans un brouillard qui ne cesse de s’épaissir :
— Comment cela a-t-il pu arriver à Tante Amélie ? demanda-t-il. Tu as dit qu’elle n’était pas gravement atteinte ?
— Non ! Grâce à Dieu… et à Clothilde ! Vers onze heures, alors qu’on étaient tous partis et qu’il ne restait plus que les trois domestiques couchant dans la maison, une bande d’hommes – masqués évidemment ! – sont tombés sur nos « dames »…
— Où étaient-elles à ce moment-là ?
— Dans le petit salon qui ne donne pas sur la terrasse. On y avait allumé la cheminée à cause du mauvais temps et elles buvaient un innocent tilleul avant de monter se coucher. Plan-Crépin les a vus la première et leur a balancé la tisanière à la figure. L’un d’eux a sauté sur elle, l’a assommée et emportée. Tante Amélie a tenté de s’y opposer, encaissé un coup de poing qui l’a envoyée dinguer sur un chenet où elle s’est blessée et a perdu connaissance. Quant à Clothilde, qui, elle, avait un revolver dans sa poche…
— Un quoi ? lâcha Aldo, abasourdi.
— Un flingue, si tu préfères ! Elle a tiré en se jetant à terre, ce qui lui a évité d’être tuée par une balle qui l’atteignait cependant à l’épaule, mais elle n’a pas raté son homme : occis net, le truand ! Pour Gatien et la cuisinière, on les a retrouvés soigneusement ligotés et bâillonnés dans l’office. Voilà où nous en sommes, mon vieux !…
— Autrement dit, le rendez-vous était destiné à vous sortir de la maison pour pouvoir vous mettre sur le dos le meurtre du type d’Ornans ?
— C’est ça en gros ! C’est en tout cas ce que pense notre brave capitaine de gendarmerie.
— Le malfrat que Clothilde a tué – entre nous, c’est une sacrée bonne femme celle-là ! – on sait qui il est ?
— Non. Non, personne ne le connaît et l’on se demande si ce ne serait pas un des gars qui travaillent à Granlieu. Voilà ce que tu vas trouver en arrivant et j’espère que tu as conservé tes tickets de transport…
— … ainsi que mon passeport ! Tu ne me connais pas, depuis le temps ? Mais, pendant que j’y pense, tu as oublié quelqu’un !
— Qui ça ?
— Mais ton admiratrice, mon bon ! La petite Regille ! Je suppose qu’ils l’ont emmenée avec eux ?
— Non, ils l’ont laissée. Je t’ai dit qu’elle avait pris un somnifère !
— Et ça t’a paru normal ?
— Qu’est-ce que tu crois ?
— Que la bande d’en face s’est assurée avec elle d’une « taupe » dont personne n’aurait l’idée de soupçonner l’innocence…
— Réfléchis un brin : qui nous a appris que la belle Elena Maresco et Miss Phelps n’étaient qu’une seule personne ?
— Elle, bien sûr !
— Et l’idée ne t’est pas venue que, étant beaucoup moins idiote qu’on ne le supposait, elle a trouvé là un bon moyen de faire d’une pierre deux coups : la débarrasser de Plan-Crépin… dont elle a vite compris que tu l’aimais bien, et éliminer la maîtresse de Karl-August en révélant sa double identité ?
— Mais il ne tient pas la route, ton raisonnement ! Elle doit l’épouser en septembre, ton Karl-August. Or, elle est prête à faire n’importe quoi pour éviter ça : elle en a peur, et en plus elle est…
En l’écoutant, Aldo comprit soudain ce que son raisonnement à lui pouvait avoir de désobligeant pour l’amour-propre – toujours un brin chatouilleux – de son ami et se mit à tousser, puis, bizarrement, se chercha une cigarette qu’il alluma, en savoura trois ou quatre bouffées avec une volupté que, pour une fois, il était loin d’éprouver. Pendant ce temps-là, Adalbert se consacrait à la route, attendant, sourcils froncés, ce qui allait suivre. Or il l’entendit déclarer :
— Il est vrai qu’elle n’avait pas prévu l’entrée en scène d’un nouveau personnage et que, en faisant en sorte de ne rien voir et ne rien entendre, elle se dégageait de toute accointance, de tout lien, donc de toute responsabilité dans le drame qui s’est joué au manoir Vaudrey-Chaumard ! Le mieux sera, je pense, de jouer son jeu en la surveillant du coin de l’œil. Qu’en dis-tu ?
Il épiait discrètement la réaction d’Adalbert et il sentit qu’il avait visé juste en le voyant se détendre peu à peu. Et, en effet :
— Allume-moi donc une cigarette ! Je n’en ai plus !
Ils fumèrent un instant en silence puis Adalbert, jetant son mégot par la portière, appuya sur l’accélérateur en déclarant :
— On se traîne ! Je vais peut-être te secouer mais on aura largement le temps de causer une fois arrivés.
Pour être secoué, Aldo le fut : Adalbert conduisait avec une sorte de rage qu’il valait mieux laisser s’apaiser d’elle-même, mais, grâce à Dieu, il n’y avait presque pas de circulation et on rejoignit Pontarlier sans le moindre incident. Même pas cette plaie des automobilistes : le pneu crevé au moment le plus inopportun.
Ils trouvèrent Lothaire dans la bibliothèque en compagnie de Verdeaux qu’Aldo prit à peine de temps de saluer. Ce qu’il voulait savoir, en priorité, c’était l’état de Tante Amélie et aussi celui de Clothilde qui s’était révélée l’héroïne de la nuit.
— Toutes deux vont aussi bien que possible, selon Maurois. Mme de Sommières aura une bosse douloureuse à la tête pendant quelques jours, leur apprit Lothaire. Quant à ma sœur, elle est blessée, mais elle a eu une chance inouïe : la balle n’a fait que traverser l’épaule de part en part pour aller se loger dans le mur sans léser d’organe. Elles dorment !
— Et Mlle de Regille ? Elle est encore là ?
— Plus que jamais ! ragea le maître de maison. Si on ne la gave pas de somnifères pour la calmer, elle pique crise de nerfs sur crise de nerfs et pousse les hauts cris en appelant Vidal-Pellicorne qu’elle supplie de l’emmener chez lui !
— Pour en faire quoi, mon Dieu ? gronda l’intéressé. Je me charge de lui remettre les nerfs en place en l’accusant de simulation, de complicité d’enlèvement, de meurtre et d’association de malfaiteurs.
— Et vous pensez en venir à bout ? glissa Verdeaux. Moi, j’ai échoué. Aussi ai-je décidé de l’interner, au moins momentanément, dans le service de psychiatrie de l’hôpital, après avis favorable du Dr Maurois ! Je pense qu’on viendra la chercher dans l’après-midi ! Cette maison y gagnera enfin en tranquillité…
— Ce dont elle a le plus grand besoin, me semble-t-il ? émit Aldo.
— On ne peut plus exact ! À vous, maintenant ! M. Vidal-Pellicorne a dû vous dire que vous êtes accusé de meurtre sur la personne du sieur Gilbert Dauphin par son ami ?
— À quelle heure a-t-il été tué ?
— Vers dix heures du soir, mais vous devez le savoir ?
— Évidemment, mais à cette heure-là j’étais en route pour Venise dans l’avion pour Milan, où j’ai attrapé le seul train pouvant m’amener chez moi à temps pour l’important rendez-vous qui m’y attendait.
— Cela devrait être facile à démontrer, soupira le gendarme, bonhomme, mais enfin ne bougez plus d’ici jusqu’à ce que ce… détail soit éclairci !
C’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Aldo lâcha les vannes de sa colère :
— C’est insensé ! Je commence à croire que j’ai vraiment une gueule d’assassin ! D’habitude, la police se contente de me regarder d’un œil méfiant uniquement à cause du titre que m’ont légué mes ancêtres, mais ici on va plus loin ! Depuis que je suis revenu, c’est le deuxième cadavre que l’on me met sur la tête. Le premier, c’était à Yverdon pour avoir tué George Olden à Granson… Le commandant Schultheis m’a collé en prison sur dénonciation d’un témoin…
— Calme-toi ! conseilla Adalbert en posant sur son épaule une main apaisante. Tu en es sorti sans la moindre égratignure à ton honneur, et cette fois…
— Je n’ai pas la moindre envie de vous envoyer sur la paille humide des cachots, s’écria Verdeaux. Tout cela, c’est de la fumée destinée à brouiller les esprits autour du vrai drame : l’enlèvement de Mlle du Plan-Crépin ! Si j’ai bien suivi les derniers événements, celui-ci se produit pour la troisième fois, et je ne vous cache pas mes craintes. Si on ne la retrouve pas rapidement, j’ai peur que…
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