Cependant, comme Amélie de Sommières n’était pas femme à rester dans son coin en égrenant chapelet sur chapelet – pieux exercice qu’elle n’avait pas pratiqué depuis longtemps en pensant que Plan-Crépin en égrenait suffisamment pour deux ! –, elle décidait de passer à l’acte en dépit du faciès de vieille entremetteuse dont l’avait dotée l’ultime bagarre. Outre l’usage intensif de sa crème, celui d’une voilette un peu épaisse pouvait se révéler d’une grande utilité. De toute façon, le temps marchait trop vite pour attendre que les dégâts se réparent d’eux-mêmes !

N’eût-elle écouté que son besoin éperdu d’avoir une aide efficace qu’elle eût appelé Langlois toutes affaires cessantes, mais, sachant qu’une sombre histoire de terrorisme réclamait alors son attention, elle n’osait pas. Même l’inspecteur Durtal avait disparu. En descendant prendre son petit déjeuner, contrairement à son habitude – elle préférait qu’on lui serve dans sa chambre –, elle trouva Lothaire seul et à moitié dissimulé par un journal déployé.

— Les nouvelles sont bonnes ? s’informa-t-elle.

Ne l’ayant pas entendue venir, il sursauta, lâcha le quotidien, faillit renverser son café au lait, se leva pour la saluer et finit par la regarder avec compassion  :

— Eh bien ! On dirait que ça ne s’arrange guère ? dit-il, trop préoccupé pour cultiver la galanterie. Voulez-vous que je vous emmène à Besançon consulter un spécialiste ?

— Il est vraiment question de ça ! Comme si ma figure avait la moindre importance dans ce marécage où nous nous débattons ! On parle de nous là-dedans ? ajouta-t-elle en désignant du menton les feuillets qu’il ramassait.

— C’est ce que je regardais. Mais non, grâce à Dieu ! Le juge d’instruction doit vouloir éviter une ruée d’informations plus ou moins farfelues, ce qui est un bon point pour lui !

— Ah ! vous trouvez ? Il aurait été mieux inspiré de ne pas arrêter Aldo, même en le confiant à Verdeaux ! Le fait qu’il eût été absent alors que l’on s’entretuait par ici aurait dû lui suffire puisqu’il a pu montrer tous ses titres de transport !

— C’est insuffisant. Un complice aurait pu les prendre pour lui et je vous rappelle qu’il est sous le coup d’une accusation formelle : ce Gilbert Dauphin l’a reconnu tandis qu’il s’enfuyait !

— Et que faisait-il lui-même, en pleine nuit, à des kilomètres de chez lui ?

— Comme tous les autres, puisque le rendez-vous était à la Source de la Loue. Il n’y avait guère que Bruno de Fleurnoy, de Salins, qui était presque chez lui !

— Et les « autres », ceux qui formulent des exigences en se livrant tranquillement au rapt et au rançonnage, pas le moindre nom, à commencer par celui du nouveau seigneur de Granlieu ?

— On s’en doute, mais on n’a aucune preuve, sinon du contraire  : Karl-August était à Yverdon – donc hors frontières ! – où il dînait chez un notaire du coin !

— Et ses preuves à lui, on les accepte sans broncher ? Il doit avoir de sacrées protections.

— Il ne doit pas penser en avoir besoin. Il s’arrange pour être toujours ailleurs quand nous subissons ses méfaits.

Drapée dans une vaste robe de chambre où son pansement était à l’aise, Clothilde fit son apparition, encore un peu pâlotte peut-être mais apparemment solide sur ses jambes. Elle s’installa à sa place habituelle à côté d’Adalbert qui s’était hâté de lui présenter sa chaise tandis que Mme de Sommières protestait :

— Ne devriez-vous pas être dans votre lit ? On vous a recommandé le repos, et si votre blessure n’est pas vraiment grave vous avez tout de même encaissé une balle ?

— Que voulez-vous que je fasse au fond de mon lit ? Je n’y suis pas restée hier, alors pourquoi me prélasserais-je aujourd’hui ? Et j’ai faim ! Que raconte le journal ? s’enquit-elle pendant qu’on la servait.

— Quasiment rien. Il faut laisser l’enquête se dérouler et…

— Grand bien leur fasse ! Quant à moi, je voudrais savoir comment ces bandits ont su que Marie-Angéline était chez nous. On a pris grand soin de la cacher et je réponds de mes serviteurs. En outre, elle n’a pas bougé d’ici…

Mme de Sommières abandonna sa tasse de café :

— Je déteste ce que je vais dire, et je vous en demande pardon à l’avance, mais je crois que le courant d’air est sorti de cette maison et de nulle part ailleurs !

— Vous pensez à notre réfugiée ? Eh bien, moi aussi, figurez-vous ! Mais ni vous ni moi n’arriverons à la confesser  !

— Qui alors ? s’entremit Adalbert.

— Pourquoi pas vous ? émirent les deux voix à l’unisson.

Adalbert resta un instant la bouche ouverte puis reposa sur son assiette sa composition gourmande :

— Ah ! fit-il. Et pourquoi ?

— Ne faites pas l’innocent ! lui jeta Tante Amélie. Nous savons tous que vous le jouez à merveille, mais il faut regarder les choses en face : que cela vous plaise ou non, Marie est amoureuse de vous, et le soir où le bon M. Bourdereau nous a ramené Plan-Crépin, elle vous a vu la remonter vous-même dans sa chambre sans cacher la joie que vous en éprouviez. Or je suis certaine qu’elle l’a remarquée et en a conclu que vous l’aimiez. La porte de sa chambre était entrouverte et se refermait doucement…

— Évidemment je l’aime… comme tout le reste de la famille, et comme j’aimerais ma petite sœur si j’en avais une !

— Seulement elle l’ignore ! Ce qu’elle a vu venir, c’est une rivale !

— Mais, sacrebleu !…

— Inutile de discuter ! Cette fille n’est pas normale, et nous le savons tous, intervint Clothilde en s’asseyant. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous la gardons. Par pitié ! Elle ne doit pas être très heureuse chez son père, et elle craint de l’être encore moins comme châtelaine de Granlieu ! C’est de la pure charité chrétienne ! Et puis, elle vous a rencontré et vous lui êtes apparu tel le sauveur qu’elle doit appeler de ses prières, le chevalier sans armure…

— C’est insensé ! ronchonna Adalbert. Pourquoi moi quand il y a Aldo dans le coin ? Vous avez raison, elle n’est pas normale, cette fille !

— Mais cessez donc de dérailler et de faire une fixation stupide sur Aldo ! Ce n’est pas M. Univers, et, grâce à Dieu, il doit exister de par le monde des filles insensibles à son charme. Si c’était le contraire, il serait mort depuis belle lurette, déchiqueté en menus morceaux et réduit à l’état de reliques comme… je ne sais plus qui au temps de l’Olympe ! Plan-Crépin nous dirait ça tout de suite, elle. Et puis…

Elle n’alla pas plus loin : une boule se noua dans sa gorge et elle se mit à sangloter dans sa serviette. Clothilde ne bougea pas, se contentant de lever sur Adalbert un regard interrogateur.

— D’accord ! fit celui-ci en se levant pour poser ses mains sur les épaules de la vieille dame. J’irai lui parler au moment que vous jugerez le meilleur !

— Il fait presque beau, aujourd’hui, souligna Clothilde. Pourquoi ne pas l’emmener se promener après déjeuner ? Le long du lac, par exemple ? C’est sans danger ! Et puis je vais aller la chercher pour déjeuner. On gagnera du temps.

Un timide rayon de soleil se glissa sous le bras du cardinal de Richelieu, éclairant la table où Marie les avait rejoints. Aussitôt Adalbert acheva son café et s’en saisit :

— Du beau temps, enfin ! C’était à désespérer de ne le revoir jamais ! C’est le moment d’en profiter ! J’ai envie d’aller faire un tour ! Vous m’accompagnez, Marie ?

Elle tressaillit :

— Moi ?

— Pourquoi pas ? Vous avez une mine de papier mâché, une petite marche vous redonnera des couleurs !

Rouge comme une pivoine, soudain, elle ne se le fit pas répéter deux fois, courut chercher une courte veste en laine… et un parapluie qui fit rire son compagnon  :

— Prévoyante, hein ?

— Le temps change si vite en ce moment !

— Ne vous défendez pas ! Ce n’était pas un reproche ! À votre âge, on est plutôt trop remuant que pas assez ! De quel côté voulez-vous aller ?

— Où vous voulez ! Cela m’est égal !

— Le long du lac, alors ? J’avoue avoir une préférence pour cet endroit !

Arrivés là, ils marchèrent un moment en silence. Les mains au fond des poches.

Adalbert avait, après en avoir demandé la permission, allumé un cigarillo, le nez au vent. Marie, qui marchait le regard fixé devant elle, lui jetait de temps en temps un coup d’œil vif dont il ne semblait pas s’apercevoir. Et soudain elle entendit :

— Comment vous êtes-vous débrouillée pour avertir les gens de Granlieu du retour quasi miraculeux de Plan-Crépin ?

Elle devint ponceau et s’arrêta net au milieu du chemin :

— De qui parlez-vous ?

— De Marie-Angéline ! La marquise l’appelle souvent ainsi et nous en avons pris l’habitude ! Cela l’apparente à l’un des esprits les plus puissants de la Renaissance italienne, un humaniste doublé d’un savant.

Elle voulut faire demi-tour mais il l’avait prévu et la retint d’une poigne solide :

— Oh, non ! Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! On est là pour s’expliquer, et je vous jure qu’on va s’expliquer parce qu’il y a des choses que l’on ne fait pas selon mon code de l’honneur ! Comme par exemple trahir l’hospitalité que l’on m’a accordée ! Les Vaudrey-Chaumard vous ont accueillie, soignée, protégée, gardée chez eux contre la volonté de votre père, et vous les avez remerciés en…

— C’est faux ! Il y a du monde au manoir. Pourquoi voulez-vous à tout prix que ce soit moi ? Vous me détestez à ce point ? poursuivit-elle, au bord des larmes.

— Parce que cela ne peut venir que de vous, le seul élément étranger à la famille ! Avec nous, bien entendu, mais nous, nous aimons Plan-Crépin !

— Ah ! vous l’avouez ? s’étrangla-t-elle d’une voix tremblante de colère. Vous avouez que vous l’aimez ?

— Mais naturellement ! Je vous répète qu’elle fait partie de la famille…

— Oh, la famille ! fit-elle avec dédain.

— Libre à vous de détester la vôtre, mais ce n’est pas notre cas. Nous sommes liés par une solide affection à l’épreuve du temps et des aléas ! Et encore, vous n’avez jamais vu Lisa, la femme d’Aldo !

— Elle est belle, j’imagine ?

— Je crois qu’ils forment le couple le mieux assorti qui soit. Et elle aime beaucoup Plan-Crépin elle aussi !

— Et naturellement vous l’aimez ?

— Qui ? Lisa ? Naturellement… bien qu’elle ait aussi un fichu caractère, mais on ne peut pas la voir autrement.

— Assez avec la splendeur et les vertus des Morosini ! Moi aussi je suis belle, et je suis plus jeune que tous ces gens, et j’ai un trésor d’amour à vous donner ! Alors, pourquoi ne m’aimez-vous pas ?

— Je n’ai jamais dit ça ! Vous êtes charmante et je suis prêt à…

— ... à m’épouser ?

Le soupir qu’il exhala aurait pu gonfler une montgolfière :

— Ce n’est pas pareil, et vous devriez le savoir puisque vous deviez épouser Karl-August et que vous n’aviez pas l’air de vous plaindre de votre sort au soir du Tricentenaire ?

— Je m’en accommodais… tant que je ne vous avais pas vu !

Elle confessa cela d’un ton si dramatique qu’Adalbert éclata de rire :

— Et dire qu’elle a l’air de penser cette ânerie ! Mais, petite malheureuse, vous ignorez tout de moi. Et d’abord que je suis un vieux célibataire endurci et que je ne me marierai jamais !

— Qu’en savez-vous ? Vous n’êtes pas si vieux !

— Vous auriez pu laisser le « si » de côté ! Cela posé, chaque fois que j’ai envisagé la question, je me suis planté comme un débutant ! Où voulez-vous que je case une conjointe entre l’Égypte, mes travaux de fouille, ceux d’écriture et la vie douillette que me procure, quand je suis à Paris, mon fidèle Théobald, la perle des serviteurs… qui d’ailleurs a failli me planter là chaque fois qu’un vague bruit de mariage est parvenu à ses grandes oreilles ! Or, une demoiselle « de » Regille doit à son nom et à ses ancêtres de procréer… ou d’entrer en religion ! Alors, si vous voulez une petite place dans ce cirque, racontez-moi ce que je veux savoir, et on n’en parlera plus !

— Vous ne direz rien à Mademoiselle Clothilde ?

— Rien… à condition que l’on retrouve Plan-Crépin vivante. Dans le cas contraire, l’affaire retomberait entre les mains de la police, et elle aura besoin de tout savoir !

Cette fois, Marie baissa la tête en se tournant vers le lac :

— J’ai téléphoné au château de Granlieu. Sans donner mon nom !

— Et qui vous a répondu ?

— Une voix d’homme, mais pas celle de Karl-August. Elle avait un accent étranger…

— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais Karl-August en a un. Il est autrichien !