— C’est vrai, mais comme j’en ai l’habitude, je ne m’en aperçois même plus. Et de toute façon ce n’était pas lui.

— Que vous a-t-on répondu ?

— Rien… enfin, l’on m’a remerciée… et… Ah ! Oui, on m’a demandé d’attendre un instant, puis la même voix m’a dit que si j’entendais du bruit une prochaine nuit, il ne fallait pas que je bouge et, même, qu’il ne serait pas mauvais de prendre un somnifère, ce qui me permettrait de rester entièrement en dehors de cette histoire, quoi ! C’est ce que j’ai fait, et comme on m’en donnait déjà pour que je passe de bonnes nuits, je ne me suis pas méfiée !

— N’en soyez pas si sûre ! Racontez-moi… Vous comptez rester encore longtemp au manoir ?

Les larmes montèrent instantanément aux yeux de la jeune fille dont l’air effrayé n’était pas feint !

— Où voulez-vous que j’aille ? Chez mon père ? Il m’obligera à épouser un homme qui me fait peur ! Et je n’ai aucun autre endroit où me réfugier !

— Pourquoi pas dans un couvent ? L’Annonciade, par exemple, me paraît ce qu’il vous faut.

— J’ai horreur des couvents ! On doit avoir l’impression d’y être emmurée… Et puis je n’ai pas la vocation !

— Si vous n’avez pas d’autre famille, je ne vois pas de solution !

— Si. Vous ! devenue votre fe…

Mais Adalbert avait usé sa réserve de patience :

— Ah, non ! Nous n’allons pas recommencer ! Vous êtes idiote ou quoi ?

Au vrai, il ne savait comment finir cet entretien. Le ciel vint alors à son secours : un nuage était apparu au-dessus de la menaçante silhouette du fort de Joux, poussé par un coup de vent qui laissa tomber quelques gouttes.

— Il recommence à pleuvoir ! Rentrons !

Il la prit par le bras mais elle ne bougea pas.

— Vous ne leur direz rien ? Vous le jurez ?

— Vous voulez que je crache par terre ? Alors, je répète : les Vaudrey-Chaumard ne sauront rien, sauf si, par malheur…

— Je sais. Mais les autres ?

— Les autres, comme vous dites, savent à quoi s’en tenir sur le ravisseur et se doutent du rôle que vous avez joué, mais ils savent se taire quand c’est nécessaire ! Maintenant, restez ici si vous avez envie d’être trempée, moi je rentre !

Et sans plus s’occuper d’elle, Adalbert partit en courant vers la maison. Il était à peu près à mi-chemin quand il vit Lothaire venir au-devant de lui :

— Je vous cherchais. Le juge d’instruction me convoque à la gendarmerie dans une heure et voici pour vous, dit-il en tendant une enveloppe officielle semblable à celle qu’il sortit de sa poche. Moi, il m’attend à quatre heures…

— Et moi à la demie suivante. Moi, ça va, mais vous, ça vous laisse à peine le temps de vous habiller !

— M’habiller ? rugit le maître du manoir. Vous ne pensez quand même pas que je vais me mettre en smoking pour aller répondre aux questions tordues de ces petits messieurs de Besançon ? Je reste comme je suis !

« Finalement, pourquoi pas », pensa le Parisien en considérant les godillots, les chaussettes de laine, la culotte de velours côtelé vert mousse et la veste assortie sur une chemise à carreaux dans le col ouvert de laquelle se nouait un foulard de soie – heureusement ! –, ensemble qui constituait sa vêture habituelle.

Tandis que, sans plus se presser, ils revenaient vers la maison, le Professeur demanda ex abrupto :

— Elle a avoué ?

— Quoi donc ?

— Que c’est grâce à elle si ce salopard a récupéré Marie-Angéline ?

Adalbert fit toute une histoire de chercher une cigarette qu’il ne trouva pas et finalement s’enquit, l’air innocent :

— D’où sortez-vous ça ?

— De ma jugeote personnelle. Cela ne peut être qu’elle ! Et ma sœur en pense tout autant !

— Vous me mettez dans une situation difficile. Comme elle ne sait plus où aller, qu’elle craint autant son père que les habitants de Granlieu, elle m’a fait jurer…

— De ne rien nous dire ? Je veux bien vous croire, mais elle est encore plus simplette que je ne le pensais. Que tout le monde ait été mis hors d’état de nuire sauf elle plongée dans un sommeil artificiel, c’était plus qu’évident à déduire. Mais rassurez-vous, on fera comme si ! Comment s’y est-elle prise ?

— Le téléphone… à Granlieu ! Anonyme évidemment. Mais elle n’a plus que son père comme famille ?

— Non. Elle a une tante à Lons-le-Saunier, et comme elle est à trois ans de la majorité, on verra ce qu’il convient de faire quand on sera sorti de ce m… marécage ! Mais avant d’en finir avec la question, on garde le silence vis-à-vis de Mme de Sommières…

— Vous pouvez être certain qu’elle a compris et qu’elle se taira… sauf si on ne récupère pas Plan-Crépin en bon état ! La jeune Marie pourrait s’apercevoir que « notre marquise » peut être redoutable !

Xavier Gondry, le juge d’instruction qui les attendait à Pontarlier, n’évoquait en rien les sévérités de la loi. Une perruque à catogan sur la tête, un jabot de dentelle noué autour du cou, en habit de soie puce, pour avoir l’air tout droit descendu d’une aquarelle de Carmontelle, il avait des yeux bleus candides, un petit nez retroussé et un sourire à faire fondre la plus revêche des douairières. Ce qui ne voulait pas dire qu’il fallait le prendre pour un imbécile ou s’imaginer qu’on pourrait en faire un copain.

Installé, assisté d’une secrétaire incolore, dans le bureau qu’à la gendarmerie on réservait pour cet usage – peu fréquent ! –, il reçut Vaudrey-Chaumard et Vidal-Pellicorne avec son urbanité coutumière, confortée peut-être par la conscience d’avoir affaire à des hommes qui, appartenant l’un au Collège de France et l’autre à l’Institut, étaient habitués à une certaine courtoisie. D’ailleurs, il connaissait déjà Lothaire, dont il serra la main avec l’ombre d’un sourire. Adalbert eut droit au même traitement, mais le sourire était en voie d’effacement :

— J’ai préféré, Messieurs, vous recevoir d’abord ensemble afin d’avoir une approche plus précise de l’atmosphère dans laquelle se situe le drame dont nous nous occupons… Professeur Vaudrey-Chaumard, vous êtes, paraît-il, le président d’une petite société culturelle tenant ses assises… nocturnes dans l’enceinte du monastère Saint-Vivant proche de la frontière et plus connue sous le nom de couvent des Solitudes. Cette association n’a jamais été déclarée…

— Puis-je vous rappeler la séparation de l’Église et de l’État ? La nôtre souhaite réunir le plus possible de souvenirs du duc Charles de Bourgogne. Nous y avons rassemblé – à nos frais ! – divers objets ayant appartenu à la chapelle ducale dont la quasi-totalité – tous précieux ! – avait été dispersée à la suite des batailles de Grandson et de Morat. Mon père comme celui de Bruno de Fleurnoy ont réussi à retrouver plusieurs éléments. Nous les avons relayés à leur mort. En même temps, plusieurs amis nous ont rejoints, tous détenteurs de quelques gouttes du sang d’un de ceux qui ont eu l’honneur de porter la Toison d’Or. Et nous nous réunissons à certaines dates : fondation de l’Ordre, première séance dans la chapelle de la Toison au palais ducal de Dijon, etc.

— C’est très noble, mais pourquoi la nuit, pourquoi le secret ?

— Par prudence. Ceux qui en font partie sont des hommes sûrs dont aucun n’est habité par la cupidité. Du moins je le croyais ! La garde en est confiée au Père Gervais…

— Et, naturellement, vos enfants en hériteront ?

— Encore faut-il en avoir : ce qui n’est pas mon cas, mais de toute façon, nous n’avons pas prévu de remplaçants. Quand les compagnons seront éteints, notre trésor reviendra au couvent qui, en échange de messes commémoratives dites à dates fixes, agira comme bon lui semblera. Voilà ! Société peut-être.. encore que le terme me déplaise. Je préfère société protégée par le respect du souvenir et une certaine nostalgie…

— Je vois. Pourtant, vous avez récemment accueilli deux frères étrangers, M. Vidal-Pellicorne, ici présent, et le prince Morosini, italien…

— Il se veut seulement vénitien, coupa Adalbert.

— Je sais. J’ai déjà eu droit à la remarque, fit le juge en esquissant un sourire. Vénitien donc, mais expert reconnu en joyaux historiques. Pourquoi eux ?

— Parce que, outre qu’ils sont mes hôtes et des amis, ils rassemblent les qualités que nous recherchons et comptent également dans leurs ancêtres au moins un chevalier de la Toison d’Or. Doublement même pour Morosini dont la mère était fille du duc de Roquelaure. De plus, l’Ordre n’était pas réservé aux seuls Bourguignons ou Comtois : il y avait des Flamands, des Néerlandais, des Luxembourgeois, des gens de terres englobées dans le « Grand-Duché d’Occident ».

— Votre réponse me convient. (Puis, se tournant vers sa secrétaire :) Nous n’allons pas trop vite, Églantine ? ajouta-t-il avec une sollicitude qui amena un sourire sur les lèvres de ses visiteurs, ladite Églantine ressemblant davantage à une asperge qu’à la délicate reine des buissons.

En retour, elle lui adressa un sourire reconnaissant :

— Absolument pas, Monsieur le juge. Ne vous inquiétez pas !…

— Alors revenons à notre affaire ! Dans le cadre de cette association, vous aviez rendez-vous avant-hier soir, près de la Source de la Loue, aux environs de onze heures du soir, avec qui au juste ?

Lothaire n’hésita pas :

— Des gens que nous ne connaissons pas et sur la moralité desquels je préfère ne pas m’étendre. En deux mots : l’innocent secret de notre confrérie a été éventé par quelqu’un dont j’ai honte de dire qu’il appartient à notre région, rude peut-être, mais qui, jusqu’à preuve du contraire, a toujours joui d’une réputation – méritée ! – sur le point d’honneur ! En somme, on nous fait chanter !

— Vilain mot ! Et vilaine action plus encore ! À quel sujet ?

— Le capitaine Verdeaux, qui n’ignore rien de nos soucis, pourrait vous en apprendre autant que nous. Ces gens retiennent prisonnière une amie chère qui est aussi une parente du prince Morosini, et exigeaient que leur soit remise, en échange de sa liberté, une partie de notre chapelle.

— Que n’avez-vous porté plainte ? Nous possédons tous les moyens pour combattre ce genre… d’activité !

— Mais parce que le silence est la condition sine qua non pour maintenir un otage en vie ! Quoi qu’il en soit, nous avions décidé, ces Messieurs et moi, de jouer le jeu que l’on nous imposait en apportant ce que l’on exigeait de nous. Mais, tenant compte d’un avatar particulièrement désagréable – à savoir la présence d’un traître parmi nous ! –, nous avions décidé de nous rendre armés au rendez-vous…

— Parce que, autrement, vous vous y seriez rendus les mains dans les poches ? fit le juge, faussement innocent. J’ai quelque peine à vous croire… mais revenons à la fameuse soirée. Qu’avez-vous trouvé en arrivant ?

— Personne. De vivant du moins : le cadavre de notre compagnon Michel Legros, et comme il respirait encore nous avons demandé du secours.

— De votre côté, vous étiez combien  ?

— Trois au début : mon ami Bruno de Fleurnoy, qui représente Salins, M. Vidal-Pellicorne et moi.

— Pourquoi au début ?

— Parce qu’un autre de nos compagnons, Gilbert Dauphin, qui vient d’Ornans, est venu en retard, ce qui ne l’a pas empêché de révéler que, étant au contraire au rendez-vous en avance, il s’était un peu éloigné pour nous attendre et, caché, il avait vu arriver Michel puis le prince Morosini qui l’avait abattu sans autre forme de procès avant de disparaître.

Adalbert prit feu aussitôt :

— Il aurait eu du mal ! À cette heure-là, Morosini était dans l’avion Lausanne-Milan pour rattraper l’express de Venise où il a débarqué dans la matinée. Je l’avais moi-même conduit à Lausanne mais j’étais rentré à temps. Et puis, quelle raison valable aurait-il eue de tuer cet homme que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre ?

— Peut-être parce que M. Dauphin, comme M. Legros, s’était opposé à votre introduction dans les Compagnons de la Toison ?

— Aussi avions-nous, sans hésiter, restitué les insignes que l’on venait de nous remettre en reprenant notre liberté ! Et maintenant, j’aimerais en finir avec la prétendue présence de Morosini aux Sources. Et je m’étonne, Monsieur le juge d’instruction, que vous sembliez n’attacher d’importance qu’à ce drame de ces mêmes Sources tandis qu’en notre absence un autre drame – non moins aussi grave ! – se jouait au manoir, où l’on s’en prenait à Mademoiselle Clothilde, à Mme la marquise de Sommières, octogénaire et proche parente de Morosini –, ainsi que de votre serviteur ! On a malmené les domestiques et enlevé Mlle du Plan-Crépin échappée par miracle à ses geôliers et rentrée secrètement au manoir !