— Tout cela est parfaitement exact, relaya Vaudrey-Chaumard, et j’avoue ne pas comprendre pourquoi, en de telles circonstances, vous avez arrêté Morosini, que son ami Vidal-Pellicorne, ici présent, venait d’aller rechercher en gare de Lausanne. J’en appelle d’ailleurs au capitaine Verdeaux qui suit cette affaire louche depuis le début !

— Chaque chose viendra en son temps. Pour l’instant, nous avons un témoin formel et je ne peux pas ne pas en tenir compte  !

— Et ceux qui ont été malmenés chez moi ne méritent pas votre attention ? Donnez-vous donc la peine d’aller jusqu’au manoir et demandez à voir nos dames. Un seul coup d’œil vous fera comprendre ce qu’elles ont enduré ! Et pendant ce temps l’assassin court toujours !

— Qui vous dit qu’il n’y en avait qu’un ?

Cette fois, le juge « poussait le bouchon un peu loin », comme disait Plan-Crépin. Adalbert abandonna sa bonne éducation :

— Vous le faites exprès, ma parole ! clama-t-il. Puisque vous n’avez pas l’air de comprendre, nous allons vous emmener là-bas où vous aurez le loisir de contempler les visages tuméfiés de Mlle Vaudrey-Chaumard et de Mme la marquise de Sommières, grand-tante de Morosini. Vous pourrez aussi interroger le personnel…

— Le personnel de la maison ! Donc peu crédible, de même que les serviteurs de M. Morosini à Venise. Je les vois mal démolir leur patron…

— Autrement dit, gronda Vaudrey-Chaumard, il faut être un truand pour avoir droit à votre sollicitude ? Alors je vais vous proposer autre chose. Appelez donc le Quai des Orfèvres à Paris, et demandez le grand patron, le commissaire principal Pierre Langlois, puis écoutez attentivement ce qu’il vous dira !

— Paris n’a pas à se mêler de nos affaires !

— Ah, non ? fit Adalbert, goguenard. Demandez donc à Langlois ce qu’il en pense ? Vous oubliez qu’il n’y a pas si longtemps l’un de ses meilleurs hommes, l’inspecteur Sauvageol, a été assassiné. Il est mort à Pontarlier. Langlois est arrivé aussitôt par avion et personne n’aurait eu l’idée de lui contester le droit d’enquêter. Je vous conseille de l’appeler pour le mettre au courant, sinon je vais m’en charger et serais fort étonné s’il ne vous tombait pas dessus avant la fin du jour ! Il est même capable de s’adjoindre le ministre de l’Intérieur !

— Vous divaguez !

— Essayez toujours ! Vous verrez bien !

Le capitaine Verdeaux, qui avait suivi « l’échange de balles » avec une inquiétude croissante et sans trop savoir que faire, pensa que le temps était venu pour lui d’intervenir :

— Monsieur le juge d’instruction, commença-t-il avec une parfaite urbanité, vous appartenez au barreau de Besançon depuis assez peu de temps, si j’en crois ce qu’on m’a dit…

— Je n’en suis pas moins comtois et très attaché à ma charge comme à mon pays !

— Seulement vous êtes jeune et n’avez pas encore pu assimiler nos coutumes et convictions…

— La Justice est la même partout et pour tous en France, et comme nous sommes aux frontières, nous nous devons d’être plus vigilants que d’autres. Or, j’ai appris que, récemment encore, votre Morosini s’était retrouvé face au chef de la police d’Yverdon pour y répondre d’une première accusation de meurtre… sur la personne…

Il prit quelques feuillets posés devant lui qu’il compulsa avant d’en tenir un :

— Voilà ! Sur la personne de Georg Ogden retrouvé mort…

— Il a été relaxé, et avec les excuses du commissaire Schultheis. L’assassin aurait été un jeune prêtre dont plusieurs personnes auraient remarqué la soutane noire…

— Pourquoi pas Morosini déguisé ?

— Parce que l’homme ne dépassait pas un mètre soixante et que le prince dépasse allègrement le mètre quatre-vingts !

Un silence, puis le juge Gondry soupira :

— Il est déjà tard et nous n’avons plus le temps de nous y transporter. Ce sera donc pour demain matin dix heures !

— Parfait ! Vous nous rendez Morosini ?

— Votre précieux « prince » ? fit le juge avec une grimace méprisante, il se peut que je l’amène… ou peut-être pas ! J’ai besoin de réfléchir. À plus tard, Messieurs !

Se retrouvant dehors, les deux hommes montaient en voiture pour retourner au manoir quand ils furent rattrapés par Verdeaux, visiblement ému :

— Vous rentrez dîner au manoir ?

— Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’autre, mon pauvre ami ? À moins que nous n’ayons envie d’aller au cinéma, ce qui n’est pas le cas !

— Faites mieux ! Venez chez nous ! D’ailleurs, ma femme vous attend et elle a concocté… Elle a tellement envie de bavarder avec vous. On téléphonera au manoir.

— Je ne sais pas si le juge verrait cela d’un bon œil ?

— Chez nous il n’a rien à voir ! Pas d’inquiétude : il dîne et loge chez le sous-préfet. Enfin, Mme Verdeaux entend être maîtresse chez elle ! Elle vous a préparé…

Adalbert lâcha un soupir à faire s’envoler le toit :

— On a un peu honte d’aller se goberger pendant que Morosini…

— Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on l’a mis aux épinards et à l’eau claire ? Il mangera exactement comme nous ! Et son compagnon de captivité aussi !

— On a arrêté quelqu’un d’autre ? s’étonna Lothaire.

— Pas un grand criminel : un voleur de poules nommé Machu… Oh, c’est un habitué !

— Comment ça ? émit Adalbert.

— C’est simple. Quand il a fini son temps on le relâche, mais en général il revient entre huit et quinze jours après ! En hiver c’est encore pire : il sort, il vole une bestiole qu’il rapporte à ma femme et il réintègre sa cellule !

Les deux invités ne purent s’empêcher de rire :

— Et on le laisse faire ? Vos hommes ne protestent pas contre…

— Contre Machu ? Certainement pas ! D’abord, chacun est maître dans son logis, et puis Huguette, comme les autres femmes, aime bien Machu qui bricole comme un ange ! Il sait tout faire, le bougre ! Un vrai trésor ! Enfin, je crois qu’il s’attache à nous !… Évidemment, aujourd’hui, Huguette a mis les petits plats dans les grands. Et le seul ennui c’est que M. Morosini mangera en tête à tête avec Machu !

— Et… les autorités tolèrent cela ?

— C’est nous, les autorités ! conclut Verdeaux avec un haussement d’épaules qui ne manquait pas de majesté.

— De toute façon, votre juge Gondry ne m’empêchera pas de téléphoner dès potron-minet à Paris, gronda Adalbert… Je trouve que l’on s’occupe un peu trop du défunt Michel Legros alors que personne ne peut dire si Marie-Angéline est encore vivante !

— N’imaginez pas que je l’oublie, apaisa le capitaine, soudain sombre. Je suppose qu’une demande de rançon ne va pas tarder à vous parvenir !

— Il y en a eu une puisque nous devions livrer la moitié de notre chapelle, et s’ils ne sont pas venus au rendez-vous, c’est à la fois parce qu’ils n’avaient plus personne à nous remettre mais surtout pour pouvoir reprendre leur otage dont ils ont dû savoir qu’elle nous était revenue.

— Alors, pourquoi y être allés vous-mêmes ?

— Mais parce qu’il fallait jouer le jeu. Cela coule de source !

En voyant son époux arriver seul avec ses deux compagnons, Huguette Verdeaux monta sur ses grands chevaux :

— Et alors ? fit-elle, courroucée. Il est où notre prince ? Vous ne prétendez pas dîner sans lui ?

— C’est que… je vous rappelle qu’il est prisonnier…

— Des clous ! Vous savez autant que moi et que ces Messieurs qu’il n’a tué personne ? Alors, de deux choses l’une : ou bien vous allez me le chercher ou bien vous allez dîner tous les trois, ou plutôt tous les quatre, avec Machu… et sans moi ! D’ailleurs, si je ne me trompe, il a dîné ici hier soir, notre prince ?

— Oui, plaida le capitaine, mais aujourd’hui il y a ce juge Gondry qui m’a l’air résolu à voir en lui le coupable idéal et…

— Et qu’est-ce que ça me fait à moi les idées tordues de ce petit juge ? Le prince est « notre » ami, ces Messieurs sont autant dire sa famille, et il n’y a aucune raison de les faire se restaurer à des étages différents ! J’ai dit ! ajouta-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine.

— Huguette, soupira Verdeaux. Un de ces jours tu vas me faire perdre mes galons !

— Ça m’étonnerait ! Ce n’est pas un poste facile notre beau Pontarlier, et on sait bien en haut lieu que tu es le meilleur ! Au fait ! Tu ne m’as pas dit qu’il dînait à la sous-préfecture, ton juge ?

— Si. Et il y loge. Ce qui est normal pour un magistrat en déplacement.

— Qu’est-ce que j’aimerais pouvoir me cacher dans la salle à manger ! Je te parie que notre sous- préfète va lui parler de ce « cher prince » tout au long du repas ! Elle l’adore !

— Encore une que la carrière de son époux n’intéresse pas ! déplora Verdeaux… Tu nous le sers cet apéritif ? Je vais chercher notre altesse !

— Ne l’appelez pas ainsi ! prévint Adalbert. Il a droit seulement à Excellence, et de toute façon si son titre lui est parfois utile, la plupart du temps il l’agace !

— Pourquoi ? C’est formidable !

— Parce que si les dames en raffolent généralement, les hommes, eux, ont tendance à l’envier et, du coup, ils trouvent Aldo antipathique !

— Grotesque ! Je le ramène ! Quant à toi, femme, si l’apéritif n’est pas servi quand nous remonterons, je demande le divorce !

11

Profession ? Voleur de poules !

— Une reconstitution ? s’écria Mme de Sommières. Pour quoi faire puisqu’il n’y avait personne ?

— N’exagérons rien ! répondit Lothaire en y mettant le maximum de diplomatie possible, parce qu’il savait combien le sujet irritait la marquise. N’oubliez pas qu’il y avait le corps de ce pauvre Legros qui n’avait pas dû venir par l’opération du Saint-Esprit. Vidal-Pellicorne et moi l’avons trouvé la gorge ouverte sur un rocher au- dessus de la Source. On se penchait sur lui quand est arrivé Gilbert Dauphin avec deux gendarmes qui nous ont reproché notre retard, « sans quoi le malheur eût été évité ! », et aussitôt il a accusé Morosini : il prétendait avoir assisté au meurtre…

— Et il a accusé Aldo ?

— Formellement ! Ce salopard a juré qu’il était encore penché sur sa victime. Il a même dit comment il était habillé, puisqu’il l’avait vu s’enfuir vers une voiture que Dauphin a entendue démarrer. Nous on s’est amené sur ces entrefaites, et vous savez la suite…

— Ce que je ne comprends pas, observa sa sœur, c’est que les « autorités » se soient souciées de ce meurtre beaucoup plus que de ce qui se passait ici pendant ce temps-là : l’enlèvement de Marie-Angéline, nos horions personnels, sans oublier l’homme que j’ai abattu… et que ses complices ont pris grand soin d’emporter, ce qui fait que l’on ne sait toujours pas qui il est ! Son absence doit forcément faire un trou quelque part ?

— Pour ce que j’en sais, personne ne l’a réclamé jusqu’à maintenant. Nous verrons la suite demain. Pour l’instant, je ne vous cache pas que j’ai grand besoin de faire un somme ! Ne serait-ce que pour me remettre les idées en place.

— Vous devriez en faire autant, chère amie ! conseilla Lothaire en se penchant pour offrir son bras à la vieille dame.

La marquise l’en remercia d’un petit sourire :

— Vous êtes la sagesse même, mais, que voulez-vous, je ne peux m’empêcher de penser à mon neveu, jeté une fois de plus sur la paille humide des cachots…

— La paille humide ? gloussa Adalbert. Si Mme Verdeaux vous entendait, elle qui veut prendre soin de lui et même qui lui a donné la chambre de son fils qui est en poste à Biarritz ! Ne vous ai-je pas dit que nous venions de dîner ensemble ?

— Quelle excellente femme ! C’est un vrai cadeau du Ciel… mais si l’accusation se précise, il ne pourra pas rester là. On l’enverra à Besançon, sans doute, et où il n’y aura pas de Verdeaux mari ou femme !

— Pour l’instant ils sont là, et vous, il vous faut repousser toute pensée négative : c’est mauvais pour la santé ! plaida Adalbert. Enfin, cela m’étonnerait que Langlois ne s’en mêle pas et…

— Il est aux prises avec ses terroristes, Langlois !

— Ce qui ne l’empêchera pas de s’occuper de nous si l’affaire tournait mal ! Au besoin j’irai le chercher moi-même ! C’est un ami, que diable !

— C’est d’abord un…

— … très grand flic ! Le roi des policiers, je sais ! Je vais lui téléphoner demain matin aux aurores si cela peut vous rassurer !

Mais, « aux aurores », comme disait Adalbert, la ligne était des plus encombrées, et il y aurait plusieurs heures d’attente.

Pour le moment, la seule chose à faire était d’aller se coucher. Tout le monde était fatigué, y compris Mme de Sommières qui ne parvenait pas à s’endormir. Elle ne voyait pas comment le fait de jouer en plein jour une sorte de pantomime retraçant un drame qui avait eu lieu la nuit et avec des inconnus pouvait faire avancer une enquête en quoi que ce soit, surtout présidée par un juge d’instruction qui semblait décidé à faire d’Aldo un coupable, quoi que l’on puisse lui dire. Pourquoi ?