Heureusement, les gendarmes ne cachaient pas la sympathie que le pseudo-coupable leur inspirait. Principalement les Verdeaux. Aussi Tante Amélie cherchait fébrilement comment remercier l’excellente femme qui avait pris Aldo sous son aile et avait imposé pour lui un régime d’invité !
Sur le seuil de sa chambre, elle en avait parlé un instant avec Clothilde :
— Que l’on tienne pour nulles et non avenues les déclarations d’amis ou de serviteurs, je l’admets volontiers, mais pourquoi refuser l’évidence d’un passeport attestant le passage de frontières à l’heure même où avait lieu le crime ?
— Le juge Gondry doit penser qu’un comparse ressemblant plus ou moins à notre prince a fait le voyage et s’est arrangé pour lui rendre ses papiers à son retour ! Je suppose que quelqu’un a dû lui suggérer cette brillante idée et il s’y cramponne comme un chien à son os !
— Quel dommage que nous ne puissions pas assister à l’événement !
Le ton était si dramatique que Clothilde ne put retenir un bref éclat de rire :
— Cela, ma chère amie, ce serait plutôt de la prudence ! Ce juge doit se douter que nous apporterons un élément perturbateur risquant de se mêler à la représentation dont il se veut le metteur en scène ! Mais maintenant que nous le connaissons, vous pouvez faire confiance à Lothaire pour faire entendre son point de vue !
Bien que le temps s’obstinât à rester gris et frais, le cirque de rochers d’où jaillissait la Loue, en majestueuse cascade, n’en était pas moins d’une rare beauté. Elle avait séduit plus d’un peintre, à commencer par Gustave Courbet dont le pinceau inspiré avait reproduit à plusieurs reprises ce coin chargé de poésie forestière. Peu éloigné de Pontarlier, les amoureux y venaient s’appuyer au pont de bois dominant la masse d’eaux tumultueuses que semblait cracher la montagne… Naturellement, c’était l’un des premiers sites que les Vaudrey-Chaumard avaient fait admirer à leurs amis « parisiens » quand ils étaient venus pour le Tricentenaire, mais Adalbert aurait préféré le revoir en d’autres circonstances bien qu’elles ne fussent pas pires que la nuit du crime où le décor devait avoir un aspect un rien effrayant !
Arrivés sur place, le juge Gondry, guidé par Verdeaux, indiqua à l’un de ses hommes le rocher où le corps avait été découvert, et Aldo, visiblement d’une humeur exécrable, fut prié de mimer le meurtre.
— Indiquez-moi ce que je dois faire ! Comme je n’y étais pas, j’ignore comment l’assassin a opéré !
— Un peu facile comme défense ! grinça le juge. Monsieur Vidal-Pellicorne, voulez-vous lui montrer comment cela s’est passé ?
— Pas plus que Morosini je n’ai assisté au meurtre, Monsieur le juge ! Tout ce que je peux faire c’est supposer, vu la position du corps, que l’assassin s’est penché pour trancher la gorge d’un seul coup…
— À condition que la victime ne se soit pas débattue, relaya Lothaire. Or c’était un homme dans la force de l’âge et ça n’a pas dû être évident de l’installer dans cette position : à moins que lui et son meurtrier ne se soient assis côte à côte, puis l’un incliné vers l’autre ? Nous l’avons trouvé ainsi en tout cas ! Ce qui a permis au sang de couler directement dans l’eau. Et encore ! Ça me paraît fichtrement compliqué ! ajouta-t-il en essayant de mimer la scène… ou alors c’est que l’homme était gaucher. Ce qui n’est pas mon cas ni celui de Morosini…
— Vous arrangez l’affaire à votre façon ! coupa le juge. Ce que l’on peut comprendre, afin d’expliquer comment il a pu éviter d’être sali par le sang. Et même si cela avait été le cas ! Étant donné que chez vous aussi le sang avait coulé dans l’attaque subie par votre maison, vos vêtement ont dû être précipités au lavage et il ne doit plus en rester beaucoup de traces. D’abord, comment différencier un sang d’un autre ?
— Au laboratoire de la Sûreté, à Paris, ils font ça parfaitement, et quoique nous en soyons assez éloignés, je parierais qu’ils ne sont pas si mal outillés à Besançon ? lança Adalbert. Mais vous devriez le savoir, Monsieur le juge !
À cet instant, le gendarme qui jouait la victime, peut-être ankylosé, demanda la permission de reprendre la position verticale :
— Si je reste comme ça encore longtemps, je vais glisser dans la cascade… un faux mouvement et…
— Question de volonté ! grommela le juge.
— Un cadavre n’en déborde pas ! fit remarquer Lothaire. C’est son poids qui le maintient en place. Et c’est ainsi qu’on l’a trouvé…
Le « compagnon » d’Ornans, Gilbert Dauphin, dont on n’avait pas remarqué la venue, s’avança alors :
— Je confirme ! C’est exactement ainsi qu’il était ! Je suis arrivé juste à temps pour voir le prince… machin, l’installer et…
Immédiatement, la colère de Lothaire se tourna contre lui :
— Et nous, on ne t’a pas vu ? Alors qu’on avait rendez-vous ? Quel jeu joues-tu, Dauphin ? Tu as oublié les règles de notre compagnie ?
— Tu les as oubliées bien avant, en révélant notre existence à ces deux hommes que tu as même voulu introniser !
— Il se trouve que je les connais, et pas toi ! Je suis donc meilleur juge.
Craignant que les deux hommes n’en viennent aux mains, celui qui en exerçait la fonction s’interposa :
— Un peu de calme, Messieurs ! Vous êtes sérieusement en retard Monsieur Dauphin ! Le rendez-vous était…
— Je le sais, Monsieur le juge ! Veuillez m’excuser mais j’ai crevé un pneu à dix kilomètres d’ici. L’important n’est-il pas que j’arrive à temps ? Comme je suis arrivé l’autre nuit : à temps pour voir Son Altesse égorger mon ami et étendre son corps sur le rocher.
— Et vous ne lui avez pas sauté dessus pour le venger… à défaut de l’aider ? fit Morosini, méprisant. Et qu’est-ce que j’ai fait ensuite ?
— Vous avez attendu les deux autres ! Pas longtemps d’ailleurs, car ils sont arrivés aussitôt et se sont retirés peu après !
— Sans te casser la gueule ? rugit Vaudrey-Chaumard. J’aimerais savoir de quoi tu nous accuses pour avoir monté ce coup ignoble ?
— Rien ! J’en ai conclu qu’un expert en pierres précieuses, un collectionneur aussi, te paraissait préférable à une vieille amitié…
Lothaire s’apprêtait à se jeter sur lui. Adalbert le retint, et soudain on entendit, venu de sous le couvert des sapins :
— J’sais pas pourquoi vous faites tout c’tintouin parc’que vot’asssassin c’tait une femme !
— Quoi ?
La même exclamation échappait à ceux qui étaient là. Mais ce fut Verdeaux qui retrouva le premier ses esprits :
— Machu ? Mais qu’est-ce que tu fabriques ici ?
Le clochard le considéra avec une immense dignité :
— Tu sais bien que j’suis sorti ce matin après qu’j’ai eu payé ma dette du jour à la société comme tu dis !
— Et tu ne vas pas rentrer ce soir… avec une poule ?
— Eh ben, non ! D’abord j’passe pas chacune de mes nuits chez toi. Y a des fois où j’préfère la belle étoile ! Chez toi on entend plein d’bruits mais y a pas qu’là ! Dehors aussi on entend des bruits à la soirante et tu sais aussi qu’à la saison chaude j’découche… C’était l’cas c’soir-là. Et puis j’aime bien c’coin-là ! Faut dire qu’y parle à l’âme ! ajouta-t-il, l’air inspiré. J’sais pas pourquoi j’ai eu envie d’y aller, c’soir-là ! J’ai pris mon vélo…
— Tu as un vélo maintenant ? D’où le sors-tu ?
— C’t’un cadeau ! fit Machu avec une espèce d’émotion. Donc, j’ai pris mon vélo et j’suis v’nu respirer l’air des sapins, celle d’l’eau ! Et puis j’espère toujours qu’le miracle va recommencer !
— Quel miracle ?
— C’temps béni où qu’on pouvait prendre l’apéro en trempant son verre dans la Loue…
En dépit de la gravité de la situation, Verdeaux et Lothaire partirent d’un même éclat de rire. Le dernier expliqua :
— Malgré les apparences, ce n’est pas une histoire de fous. En 1901, il y a eu un incendie à l’usine Pernod et, à la surprise générale, la Loue a pris la couleur et le goût de l’absinthe.
— C’est le Doubs qui passe à Pontarlier, et ici c’est la Loue, remarqua Adalbert. D’ailleurs, si j’ai bien compris, c’est sa source ici ?
— Pas exactement, expliqua Lothaire. En réalité, ce serait une résurgence du Doubs ! Toujours est-il que cette histoire fait toujours rêver les ivrognes de la région…
— Oh, y a pas qu’celle-là, reprit Machu. Les vieux racontent aussi que c’coin-là s’rait un des préférés d’la Vouivre.
— Bon, les légendes maintenant ! Si on l’écoute on en a jusqu’à demain !
— Mais faut pas rigoler ! protesta le clochard, indigné. J’vous jure que j’l’ai vue, et j’vois pas d’homme assez fort pour lui résister ! Alors c’que j’vais vous raconter vous en faites c’que vous voulez… mais c’est tout de même elle qu’a bousillé vot’copain ! L’a pas eu d’mal parce qu’y s’connaissaient !
— Comment le savez-vous ?
— C’était pas sorcier. Il lui a d’mandé ce qu’elle v’nait faire ici… l’a répondu qu’elle était obligée d’être prudente mais qu’elle l’aimait trop… qu’elle en pouvait plus, et elle a r’tiré son manteau juste sous son nez. Qué spectacle mes aïeux. Elle avait rien en dessous. Pour être bien roulée l’est bien roulée, la bougresse ! Lui d’ailleurs il a pas discuté. Ça faut dire qu’ça f’sait drôle, c’te femme à poil dans l’paysage avec une pierre rouge au cou. Moi-même j’me sentais tout chamboulé ! Y s’sont embrassés en s’asseyant sur les pierres. C’est là qu’elle l’a tué en lui ouvrant la gorge d’une oreille à l’autre. Elle l’a laissé là puis est descendue dans l’eau pour s’débarrasser du sang. Après quoi elle a renfilé son manteau et elle s’est tirée… en remportant l’couteau !
— Et vous avez laissé faire sans intervenir ? s’indigna le juge. Non assistance à personne en danger, votre compte est bon !
— Et qu’est-ce qu’vous auriez fait à ma place, l’avait l’couteau… J’aurais voulu vous y voir ! J’étais comme qui dirait fas… fas..
— Fasciné ! souffla Adalbert.
— Merci, j’ai pas imaginé une minute qu’elle allait le tuer. J’pensais qu’y allaient s’envoyer en l’air tout bêtement ! … et l’pauv type l’a même pas eu le temps de moufter. L’a chu tout droit du Paradis dans la chaudière du Diable ! C’est vache, non ?
— Épargnez-nous vos commentaires ! grinça le juge. Regardez plutôt cet homme, poursuivit-il en désignant Aldo. Vous ne l’avez pas vu ?
— Si, hier, chez les poulets ! On a dîné au même restaurant ! précisa-t-il avec un sourire radieux. L’est fameuse la bouffe d’Mame Verdeaux !!!
— Et vous n’avez vu personne d’autre ?
— Si. Ces deux-là ont rappliqués quand j’allais partir, dit-il en désignant Adalbert et Lothaire. Comme j’avais pas envie d’causer avec eux, j’me suis carapaté en faisant attention à c’qu’ils me voient point ! Causer la nuit avec des gens qu’on connaît point dans un bled perdu où qu’y a un cadavre, moi j’trouve ça malsain ! La belle s’est ensauvée, les deux autres sont arrivés et moi j’ai joué la fille de l’air sur la pointe des pieds ! À tous les coups y m’auraient pris pour le coupable ! Très peu pour moi !
— Et la femme, vous ne l’avez pas revue ?
— Non. D’un côté j’regrette… pour l’spectacle, mais d’l’autre… manie trop bien l’couteau, alors je m’suis fait tout petit et j’ai pas d’mandé mon reste.
— Et si vous la rencontriez en plein jour, vous la reconnaîtriez ?
— Pas sûr ! Y a une sacrée différence entre une bonne femme habillée comme tout l’monde coiffée d’un biturin et une autre en t’nue d’Ève avec les cheveux lâchés.
— Pas à ce point tout de même ?
— Et moi j’vous dis qu’si et j’explique ! Quand vous voyez une fille à poil, c’est pas sa figure qu’vous regardez ! Ou alors c’est qu’y vous manque quéqu’chose… et c’est pas normal.
— Bon ! Cela suffit ! Restez tranquille et ne parlez plus que si l’on vous y invite !
— Tant qu’à faire j’aimerais mieux qu’on m’invite à boire un godet ! Fait drôlement soif ici !
— Ce n’est pas l’eau qui manque ! Servez-vous ! riposta Gondry. Avec un peu de chance, l’usine Pernod pourrait encore fuir !
— Les miracles n’ont lieu qu’une fois ! émit Lothaire. Quoi qu’il en soit, Monsieur le juge d’instruction, j’espère que cette déclaration emporte votre conviction ? Michel Legros a été tué, mais pas par nous… et Morosini encore moins puisqu’il était sur la route de Venise !
— Désolé, mais ce n’est pas suffisant ! Il reste votre amitié prête à n’importe quoi pour le sauver, et vous avez parfaitement pu payer ce poivrot pour nous raconter une fable de votre cru. En plus palpitant même, car la mise en scène d’une fille sortie de nulle part me paraît une excellente idée ! On va d’ailleurs se mettre à sa recherche !
"Le diamant de Bourgogne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le diamant de Bourgogne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le diamant de Bourgogne" друзьям в соцсетях.