— Qu’est-ce que c’est que ce tintouin ? souffla Lothaire, stupéfait, alors même qu’Adalbert retrouvait le sourire aux échos d’une voix de femme qui devait s’entendre jusqu’à la frontière.
— Ça, mon ami, c’est, selon l’éclairage, un cadeau du Ciel ou la huitième plaie d’Égypte, mais je pencherais plutôt pour la première version. Allons voir ! De toute façon, ça doit valoir le déplacement.
Ça le valait ! L’intérieur de la gendarmerie retentissait du vacarme composé des aboiements frénétiques de plusieurs chiens, des glapissements d’une voix féminine haut perchée et de deux ou trois voix masculines tentant vainement de reconquérir un peu de silence.
Le centre du tumulte était une dame grande, mince et brune suprêmement élégante dans un ensemble de soie gris et argent, parfaitement accordé à la somptueuse voiture. Une immense capeline transparente ornée de roses du même tissu complétait une toilette certainement plus adaptée à une garden-party de résidence royale qu’à la salle des gardes d’une gendarmerie d’une ville frontière austère, entourée de sapins géants, de forteresses d’un autre âge, d’eaux jaillissantes et de lacs paisibles. Quant à la musique de fond, elle était assurée par cinq petits scottish terriers blancs bondissant dans tous les sens au bout de leurs laisses assorties à leurs colliers cloutés de strass, en braillant comme cinquante, et qui sautillaient sous l’œil surpris des gendarmes et des deux bergers allemands maison, Albéric et Amanda, qui, assis sur leur arrière-train et le regard réprobateur, considéraient le numéro de voltige de leurs confrères étrangers avec un parfait sang-froid.
Bravement, Adalbert plongea dans la cohue en criant plus fort que tout le monde :
— Lady Ribblesdale ? Vous ici ? Quelle agréable surprise ! Et tellement inattendue…
— Ce n’est pas vous que je viens voir mais ce mécréant de Morosini ! Où est-il ?
— Un peu de patience : il arrive avec le capitaine Verdeaux, l’époux de Mme Verdeaux que voici et dont j’admire d’ailleurs la retenue devant cette prise d’assaut ! Venez que je vous présente… l’une à l’autre, ajouta-t-il prudemment tandis que, d’une seule main, il réunissait les laisses des cinq toutous : Allons, les enfants ! Du calme ! Faites honneur à votre maîtresse !
À sa surprise, les deux femmes se serrèrent la main avec une sorte de sympathie, mais Ava ne perdait pas de vue son sujet :
— Vous dites qu’il arrive avec les gendarmes ? Cela m’enchante parce que c’est tout ce qu’il mérite et j’espère qu’on va l’emprisonner…
— Un instant, s’il vous plaît ? Que vous a-t-il fait ?
Elle n’eut pas le loisir de lui répondre. Aldo, Verdeaux et deux gendarmes faisaient à leur tour une entrée digne de celles qu’à l’Opéra effectuent les diverses parties du corps de ballet. L’Anglo-Américaine se rua sur son souffre-douleur :
— Enfin, je vous retrouve et vous n’avez aucune raison d’être fier de vous, gros menteur que vous êtes ! Si vous avez cru m’échapper en m’expédiant au Danieli vous vous êtes lourdement trompé !
Aldo la considéra d’un œil accablé :
— Pourquoi ? Vous auriez préféré le Cipriani ?
— Ni l’un ni l’autre ! Je me suis méfiée ! Vous étiez si plein de sollicitude tout à coup que j’ai voulu savoir où vous vouliez filer après m’avoir appâtée, alors je vous ai suivi !
Adalbert sauta sur l’occasion. Elle était trop belle :
— Un instant, si vous le permettez, Lady Ava ! Voudriez-vous me dire quand vous avez vu Morosini pour la dernière fois... et où ?
— À Venise, évidemment, dans son fichu palais où il venait de rentrer pour remettre une fabuleuse parure d’émeraudes et de diamants à un affreux Péruvien enrichi dans le guano.
— Je vous ai déjà dit que ce n’était pas du guano et que…
— Ça suffit ! On ne coupe pas la parole aux dames quand on a été bien élevé !
— Cela se passait quand cette transaction, Lady Ava ? demanda Adalbert.
— Mercredi dernier ! Pourquoi ?
— Vous en êtes certaine ?
— Comment, si j’en suis certaine ? Impossible de me tromper ! Il ne m’attendait pas et moi je ne pensais pas aller chez lui, mais sur le bateau j’avais rencontré ce Montaldo qui débordait d’orgueil.
— À quel propos ?
— Des fabuleuses émeraudes qu’il venait chercher au palais Morosini. Des pierres à côté desquelles celles que je portais pour dîner à la table du commandant de l’Île-de-France ressembleraient à des « crottes de biques » ! Vous pensez bien que j’ai voulu en avoir le cœur net et que j’ai suivi partout ce marchand de g…
— Vous avez l’air d’y tenir ? émit Aldo qui commençait à comprendre.
— … et, de fait, je suis arrivée chez vous en même temps que lui et j’ai voulu voir ces émeraudes !… À propos, il faudra que j’y pense, plus tard, quand j’aurai réglé cette histoire de diamant !
— Quel diamant ?
— Celui de M. Téméraire qui en a perdu beaucoup par ici il y a longtemps, mais comme je suis sûre que Morosini va les trouver, je suis venue aussitôt afin d’être la première servie ! Quand il en trouve, il ne me donne jamais la préférence, alors j’ai décidé de ne plus le quitter et…
— Pour l’instant il va en prison, goguenarda Adalbert. On vous y retient une cellule ?
— Vous, vous feriez mieux de vous occuper de vos momies ! En voilà des façons !… Quant à lui, ayant appris qu’il retournait en Suisse tout de suite, c’est qu’il y avait aiguille sous roche…
— Anguille ! corrigea Aldo.
— Quoi ?
— Anguille sous roche et aiguille dans une botte de foin ça ne veut pas dire la même chose…
— Et si vous vous taisiez quand je parle, mon petit prince…
Une violente quinte de toux d’Adalbert sauva son ami de l’opprobre gondolière.
— Écoutez, Lady Ava, fit Morosini, gêné, vous n’auriez jamais dû venir ici ! Je vous jure que je ne cache aucun diamant et que…
— Ta ta ta ! Je sais ce que je dis. Et je resterai ici tant que vous y resterez vous-même, et…
— Puis-je demander ce que tout cela signifie, et surtout qui est cette dame ? s’enquit Gondry qui effectuait à cet instant une entrée aussi majestueuse que lui permettait sa petite taille. Et d’abord, d’où sortent tous ces chiens ?
— Ils sont à moi et ils me suivent partout ! Ils me sont dévoués et sont d’une valeur inestimable !
— Il n’en reste pas moins que leur place n’est pas dans une gendarmerie !
— Pourquoi pas, du moment que j’y suis ?
— Et vous êtes qui ?
Adalbert se hâta de faire les présentations. Les noms et qualités de la dame parurent faire quelque impression et ce fut d’un ton plus amène que le juge demanda à cette femme splendide ce qu’elle venait chercher dans « nos belles montagnes ».
— Je l’ai déjà dit : lui ! s’exclama-t-elle, à deux doigts de se mettre en colère. Je lui cours après depuis Venise !
— Et pourquoi, s’il vous plaît ? Mais d’abord, quand l’avez-vous vu à Venise ? Voici un mois ou deux ?
— Mais non ! Mercredi dernier ! Et je l’ai déjà dit : vous pourriez faire attention !
— Ce mercredi ? Il y a trois jours ? Vous êtes sûre ?
— Je viens de le dire ! C’est agaçant de répéter…
— Matin ou après-midi ?
— Matin, voyons ! Il avait voyagé toute la nuit mais ce n’était pas pour moi.
— Pour qui alors ?
— Bon ! Je répète mais tâchez de faire attention ! Un certain Montaldo, un Péruvien enrichi dans la crotte de mouettes et autres bestioles de mer. Il a eu ce qu’il voulait lui : des émeraudes à tomber par terre. Et il les a emportées ! Il n’y a que moi qui n’ai jamais rien ! ajouta-t-elle d’une voix plaintive.
— Mais je n’y suis pour rien, Lady Ava. Les diamants célèbres ne se trouvent pas à chaque coin de rue !
— Mais il y en a eu ici ! On me l’a dit !
— Sans doute, il y a des siècles ! Pourtant, j’aimerais beaucoup vous faire plaisir, Lady Ava ! En me suivant jusqu’ici vous m’avez rendu un de ces services impossible à oublier pour un homme d’honneur. Aussi – et là je m’engage à faire le tour du monde pour vous donner enfin satisfaction : vous aurez votre diamant, dussé-je le voler à la Tour de Londres ! assura-t-il en baissant la voix jusqu’à n’être entendu que d’elle.
— Vrai ? J’ai votre parole ?
— Vous l’avez ! Pleine et entière ! Mais, de préférence une pierre qui ne soit pas couverte de sang, donc maléfique !
— Je ne crois pas à ces superstitions !
— Moi si, et vous venez de me rendre plus que la vie !
— Oh, merci ! Merci !
Un élan la précipita à son cou pour l’embrasser, et ce baiser émut Aldo parce que c’était un baiser de petite fille, bien claquant, et non celui d’une grande séductrice.
— Je ferai en sorte que vous puissiez me trouver quand j’aurai réussi. Cela posé, que faites-vous à présent ? Acceptez-vous de déjeuner avec nous ?
— Déjeuner ? Quelle horreur ! Et ma ligne ? Je signe tout ce qu’on veut et je rentre à Paris où je vais rester quelque temps ! Travaillez bien !
— Je n’y manquerai pas. Et vous, accordez-moi un peu de patience !
Elle se détourna pour revenir vers le juge qui achevait de rédiger sa déposition. Il lui adressa un sourire acide :
— On dirait que vous êtres très amis, tous les deux ?
L’ex-Mrs Astor refit aussitôt surface. Elle se pencha pour regarder Gondry presque sous le nez :
— Qu’est-ce qui vous fait croire cette fadaise ?
— Vous avez volé à son secours depuis Venise, et maintenant vous vous embrassez…
— N’importe quoi ! Un, je n’ai pas volé à son secours. D’abord j’ignorais qu’il en avait besoin. Et deux, je l’ai fait suivre pour savoir où il allait. J’avais décidé de ne plus le lâcher jusqu’à ce qu’il m’apporte enfin ce que je lui demande depuis des années.
— Et c’est ?
— Un diamant ayant appartenu à une reine… et plus gros que le Sancy.
— Pourquoi cette obsession ?
— Parce que le Sancy est devenu la propriété de mon idiote de cousine, Lady Astor of Hever… et parce que c’est comme ça ! D’accord, mon petit prince gondolier ?
Il avait fallu qu’elle lâche cette ânerie !
— Ah, non, protesta Aldo. Ou vous cessez de m’appeler ainsi ou je reprends ma parole !
Il crut un instant qu’elle allait lui sauter à la figure mais, brusquement, elle éclata de rire :
— Bon ! Je ne le dirai plus ! Promis ! Et vous, raccompagnez-moi à ma voiture ! ordonna-t-elle à Adalbert. Je rentre à Paris ! Allons, les chiens, en route ! Vous devriez savoir qu’on ne fait pas pipi chez un shérif !
Escortée par Adalbert, Lady Ribblesdale, l’allure plus majestueuse que d’habitude, rejoignit enfin sa Rolls sous l’œil intéressé d’une petite foule qui applaudit comme au cinéma, ce dont elle remercia avec un grand sourire et une aimable inclinaison de tête, très satisfaite de l’effet produit.
Pendant ce temps, Aldo signait à son tour sa déposition :
— Si vous n’avez plus besoin de moi, Monsieur le juge, j’aimerais rentrer au manoir prendre une douche !
— Plus rien ne s’y oppose, mais faites tout de même en sorte de ne pas quitter la région sans mon autorisation !
— Comme il vous plaira !
— Excellente chose ! applaudit Lothaire. Il ne reste plus qu’à trouver le vrai meurtrier… ou plutôt la meurtrière, d’après Machu. Sans compter ceux qui ont voulu transformer ma maison en abattoir. Vous n’allez pas manquer de travail, Monsieur le juge d’instruction.
— Il est certain que nous nous reverrons !
— Je ne sais pas ce que vous en pensez, Lothaire, émit Adalbert tandis qu’ils revenaient vers la voiture et qu’Aldo filait chez le fleuriste pour envoyer à Mme Verdeaux le dernier arrivage de roses au complet, mais j’ai cru déceler une vague menace dans cette paisible déclaration ?
— À tout autre que vous je répondrais qu’il rêve !
— Et à moi ?
— Qu’il va falloir nous tenir à carreau pour démêler la vérité de cette affaire plus ou moins vaseuse. Ce que nous n’allons pas manquer de faire… et dès ce soir !
— Vous avez une idée ?
— Oh ! je pense que nous avons la même tous les trois, mais il va falloir obtenir de Morosini qu’il reste au bercail !
— Vous vous abusez ! Tel que je le connais, on n’y arrivera pas ! Il n’a jamais permis à qui que ce soit de régler ses propres comptes !
— S’il ne veut pas retomber sous la griffe du petit juge, il faudra bien qu’il en passe par là !
— Et si vous m’en disiez un peu plus ?
— Que l’idée ne vous en vienne pas toute seule, voilà qui me confond ! Qui a prétendu voir Morosini assassiner Michel Legros ?
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