— L’homme d’Ornans ? Gilbert… machin !

— Dauphin ! Vous ne croyez pas qu’il y ait matière à lui poser quelques questions ?

— Ce n’est pas lui qui a tué puisque Machu accuse une sorte de nymphe des bois…

— Qui pourrait être sa maîtresse mais qui trouve peut-être Aldo à son goût ?

— Si l’envoyer à l’échafaud vous paraît une preuve d’amour, moi je veux bien !

— Il pourrait l’avoir repoussée ?

— Mon cher Professeur, vous faites du roman pour l’instant ! Cela dit, l’idée n’est pas mauvaise…

Aldo les rejoignit, arborant un air si visiblement soulagé qu’Adalbert ne put s’empêcher de remarquer :

— Tu n’as pas peur que Verdeaux t’envoie ses témoins ? Dans deux ou trois heures, tout Pontarlier va te croire l’amant de sa femme ! Et la sous-préfète va nous faire une jaunisse !

— Une sottise, tu ne la rates pas, toi ! C’est égal, si l’on m’avait dit qu’un jour viendrait où je regarderais l’insupportable Ava autrement que comme la huitième plaie d’Égypte, je lui aurais ri au nez. Et pourtant !!! Je lui dois la liberté et peut-être la vie ? Ce juge semblait prendre à tâche de m’expédier sous le couperet !

— Arrête d’amplifier ! Il y aurait des obstacles sur le chemin, alors, je t’en supplie, ne tombe pas dans l’excès contraire  : si tu te mets à dresser des autels à ce monument d’égoïsme en jupons, il ne faudra pas compter sur moi pour célébrer ses vertus une harpe à la main. Ici, elle est arrivée pile, ce qui te met en état de reconnaissance et de dépendance !

— Comment l’entends-tu ?

— C’est clair, pourtant ! Si tu n’abandonnes pas toutes tes affaires courantes pour lui dénicher son fichu diamant, elle n’hésitera pas un seul instant à te pourrir la vie.

— Tu n’exagères pas un peu ?

— Exagérer ? Je suis sûrement en dessous de la vérité !

— Alors, laisse tomber. J’aurai peut-être moins de mal que tu ne le crois pour lui faire plaisir ! Cela dit, nous avons mieux à faire dans l’immédiat ! Quand nous aurons retrouvé Plan-Crépin, il sera temps d’y revenir. Le plus urgent est d’aller voir de près ce que mon accusateur a dans le ventre et pourquoi il tient à me mettre sur le dos un crime auquel je suis certain qu’il n’est pas étranger.

— Mais qui ne l’a pas commis  ! intervint Lothaire. La femme doit être sa maîtresse et c’est elle qu’il faut chercher. Ce qui ne sera pas facile dons un pays de vieilles traditions où les légendes ont la vie dure. On n’échappera pas à une référence à la Vouivre ! D’ailleurs, tu as entendu Machu !

— Une meurtrière nue à l’exception d’un rubis au cou, jaillie de la Source et qui tue dans un baiser ? J’ai cru comprendre qu’elle ne tuait pas elle-même et que ce sont les reptiles dont elle fait ses compagnons qui s’en chargent. Or, Machu n’en a pas vu la queue d’un, et Machu n’est pas myope !

— … sauf que c’était la nuit et qu’il boit souvent un peu trop ! Un bon avocat aurait sans doute vite fait de le démontrer !

— Bon ! Laissons-le cuver ! dit Aldo avec un haussement d’épaules. Moi, en attendant, j’ai un compte à régler et je n’ai pas l’intention d’attendre plus longtemps. C’est bien à Ornans qu’habite ce Dauphin ?

— Oui, mais je n’en dirai pas plus. Cette affaire me regarde avant tout !

— Ah, vous trouvez ? Ce n’est pourtant pas vous que ce type a accusé sans la moindre hésitation. C’est donc à moi de lui demander des comptes. Il faudrait que je sois à l’agonie pour permettre à quelqu’un d’autre, fût-ce un ami tel que vous… fût-ce même à Adalbert, de défendre mon honneur !

— Entièrement d’accord, mais je ne vous laisserai pas y aller seul. D’une certaine façon, cet homme est des miens. C’est moi qui lui ai fait prêter serment sur la croix du Téméraire, et, normalement, il devrait être jugé par ses frères…

— Et il aurait droit à quoi, avec ses frères ? Une mercuriale un peu sévère, l’obligation de présenter des excuses… alors qu’il n’hésitait pas un instant à m’envoyer à l’échafaud ? Qui me dit, d’ailleurs, que votre belle association ne contient pas d’autres traîtres ? C’est agréable de jouer au chevalier, mais quand on se veut gardien d’un trésor il faut une certaine trempe pour ne pas en venir à le convoiter  ! Vous appartenez à ce pays, Lothaire ! Pas moi !

— Ni moi ! enchaîna Adalbert.

— Je croyais qu’il avait su attirer sinon votre affection, du moins votre amitié, et surtout votre respect humain, murmura Lothaire.

— Et vous aviez raison. Vous l’avez toujours, et sans l’ombre d’un doute.

— Alors que voulez-vous faire à Dauphin ? Le tuer ?

— Je veux seulement qu’il reconnaisse avoir menti. Et cela devant, au minimum, deux témoins fiables ! Je veux aussi le nom de la meurtrière ! Quelque chose me dit qu’elle est sa maîtresse !

— Si c’est le cas, je n’en sais rien… mais j’admets que ce soit parfaitement possible. Bien qu’il s’en cache, je sais que Dauphin est loin d’être heureux en ménage. Sa femme, plus âgée que lui, est de celles que l’on ne souhaiterait pas à son pire ennemi ! Elle était assez belle quand il l’a épousée et plutôt fortunée, ce qu’il n’était pas, et elle ne cesse de le lui rappeler. Inutile d’ajouter qu’elle est d’une jalousie que je n’hésiterai pas à qualifier de maladive. S’il a des relations avec la meurtrière – et je reconnais qu’il y a de fortes chances que ce soit le cas ! –, elle est très capable de le tuer !

Adalbert, qui ne s’était pas mêlé à l’escarmouche, éteignit la cigarette qu’il fumait nerveusement :

— Et vous ? La connaissez-vous ?

— De qui parlez-vous ? De la Vouivre dont cette femme se veut la résurgence ? La réponse est oui. Toute la Comté connaît la légende. En revanche, je ne connais, dans nos montagnes, aucune femme assez belle pour oser la réincarner ! Et de cela je vous donne ma parole !

— Acceptée ! topa Adalbert avec bonne humeur. Pourtant, je continue à penser qu’un entretien avec cet homme pourrait nous être des plus utiles pour retrouver Marie-Angéline ! Je suis sûr qu’il a des contacts avec ses ravisseurs. Le seul fait qu’il fasse partie de ceux qui ont violé leur serment sur la croix le rend suspect. Là-dessus il accuse un innocent ! Non, Professeur ! Il nous faut un entretien avec lui ! Et le plus tôt sera le mieux ! Autrement dit : donnez-moi son adresse !

— Je ne vous laisserai pas vous y rendre sans moi…

Ils étaient à peine rentrés au manoir que Gatien, après avoir frappé à la porte du salon, fit son apparition, portant une lettre sur un petit plateau d’argent :

— Le jardinier vient de trouver ça près de la volière, dit-il. On a dû le lancer par-dessus le mur.

— Voyons ce que c’est !

Tapé à la machine, le texte en était court :

« Si vous voulez que la fille aux cheveux jaunes garde une chance de vivre encore un peu, tenez-vous tranquille bien qu’il soit peut-être déjà trop tard ! Là où elle est, personne ne peut l’atteindre, et depuis deux jours elle n’a ni mangé ni bu ! Si un jour quelconque on parvenait à la revoir, elle ne serait sans doute plus qu’un squelette desséché, mais si vous voulez lui éviter une trop longue agonie, exécutez point par point les ordres que vous recevrez sous peu, mais aucune collusion avec les juges, la police ou la gendarmerie ! Signé : X… »

L’écho de la voix de Tante Amélie se faisant entendre dans le vestibule, Adalbert précipita la lettre dans la poche d’Aldo juste avant qu’elle n’entre.

— Ah, je vois que vous êtes au complet  ! constata-t-elle avec satisfaction. Le petit juge aurait-il vu la lumière ?

— Le terme est faible ! Je dirais plutôt qu’il a percuté un volcan ! fit Adalbert. Vous avez manqué un beau spectacle : la gendarmerie envahie par Lady Ribblesdale, ses chiens, sa Rolls, ses deux chauffeurs, sa femme de chambre et son abattage de « prima donna ». Vous auriez beaucoup aimé ! Mme Verdeaux, elle, a adoré. Quant au juge, il n’est pas près de s’en remettre !

— Parfait ! Alors, dites-moi donc ce qu’il y a dans cette lettre que Gatien vient d’apporter et qui doit être quelque part dans une de vos poches ?

12

Une vieille inscription…

Inquiets, tous s’attendaient à la voir s’écrouler en larmes : il n’en fut rien. Mme de Sommières tendit la lettre à Aldo et se dirigea vers la porte du salon qu’elle ouvrit d’un geste décidé. Aussitôt il se précipita devant elle pour lui barrer le passage :

— Où allez-vous ?

— Faire ce que l’on aurait dû faire depuis longtemps !

— Mais encore ?

— Laisse-moi passer ! Tu n’auras qu’à me suivre, tu verras bien !

Courant presque, ce dont on l’aurait crue incapable, elle traversa le grand vestibule, s’élança dans l’escalier qu’elle grimpa en s’aidant de sa canne, suivie des autres. À l’étage et sans respirer, elle fonça droit sur la chambre d’où Marie de Regille ne sortait guère et entra sans frapper. À demi étendue sur son lit, celle-ci lisait paisiblement mais n’eut pas le temps de se poser des questions au sujet d’une intrusion qui, de toute évidence, n’avait rien d’amical.

— Levez-vous ! ordonna la marquise. Et prenez une petite laine : la soirée est fraîche !

— Je vais sortir la voiture, proposa Lothaire. Vous auriez dû dire que vous vouliez faire un tour !

— Pas vous, Adalbert ! Mon cher ami, je m’apprête à violer les lois de l’hospitalité. C’est donc un étranger à la maison qui doit m’assister ! Adalbert !

— J’y vais !

En face de cette grande femme si visiblement déterminée, Marie sentit la peur la gagner :

— Que me voulez-vous ? Où allez-vous m’emmener ?

— En aucun lieu qui vous soit étranger. Je vous conduis chez des amis !

— Je n’ai pas d’amis ! répliqua Marie, théâtrale. Je suis une victime qui se cache !

— Tellement bien que vous échangez des messages téléphoniques à la suite desquels une bande de truands masqués a envahi cette demeure pour en arracher une fille qui vaut mille fois plus cher que vous, mais sans oublier de blesser plusieurs personnes sur son passage – dont moi et Mademoiselle Clothilde…

— Qui a tué un homme !

— Et que vouliez-vous qu’elle fît ? Lui dire merci ? Assez tergiversé ! Venez de bon gré si vous ne voulez pas que l’on vous porte !

— Où voulez-vous aller ? Chez mon père ?

— Pas d’illusions ! À qui avez-vous téléphoné pour livrer Mlle du Plan-Crépin ? Je veux savoir ce qu’elle est devenue. Je sais qu’à cette heure il est peut-être déjà trop tard, mais si elle est morte c’est moi qui vous tuerai !

— Vous ?

— Non, pas tant que je serai là, intervint Aldo, bien que vous ne m’inspiriez aucune pitié !

Elle changea alors son fusil d’épaule et choisit le charme :

— Vous ne feriez pas cela ! Vous êtes si beau que vous ne pouvez pas être cruel ?

— Vous pourriez avoir des surprises !

— Bon, en voilà assez, s’impatienta Adalbert. On l’embarque sans lui demander son avis sinon on en sera encore là demain matin, et le temps presse.

En dépit de ses cris, Marie, emballée, par Clothilde, dans une couverture – il s’était avéré à peu près impossible de lui faire enfiler les manches d’un manteau ! –, descendait l’escalier sur le dos d’Adalbert et fut déposée dans l’imposante limousine où l’on s’entassa à l’exception de Clothilde, cependant que Lothaire s’installait au volant.

— Ne m’emmenez pas à Granlieu, gémit Marie. Ils vont me tuer !

— Je ne vois pas pourquoi ! fit Clothilde paisiblement. Vous ne leur avez rendu que des services ! C’est nous, au contraire, qui avons été de tristes idiots en ne vous chassant pas quand nous avons appris que vous leur aviez ouvert notre porte. C’est mal reconnaître l’hospitalité reçue !

— Et maintenant, vous me livrez ?

— Arrangez-vous pour que nous sachions où Plan-Crépin est emprisonnée et on vous ramène chez vous !

— Chez mon père ?

— Ne me dites pas que vous y êtes si malheureuse ! Depuis le temps, cela se saurait…

Petit à petit, Marie se calmait, cherchant sans doute quelque ruse pour échapper. Elle crut avoir trouvé :

— Si je parviens à savoir où elle est cachée, m’épouserez-vous, Adalbert ?

— Vous épouser ? Vous rêvez, ma parole ! La seule promesse que je me sente disposé à vous faire est celle-ci : si elle est morte, je vous étrangle de mes mains ! Mais je peux ajouter ceci : Marie-Angéline retrouvée en bon état, je ferai le maximum pour vous aider à échapper à un sort qui vous déplaît, encore que vous l’ayez amplement mérité ! Ça vous va ?

— Il faudra bien que je m’en contente  !