— Bonne idée, mais je crains qu’il ne soit trop tard ! remarqua la marquise.

En effet, l’écho d’une voiture qui s’éloignait leur parvint…

— Trop tard !… Mais au fait, qui était-ce ?

— Une amie ! grogna Karl-August. Elle n’a rien à voir là-dedans !

— C’est vous qui le dites ! reprit Marie dont l’assurance augmentait d’instant en instant. Et pourquoi ne serait-ce pas cette chère Miss Phelps ? Je me trompe, baron ?

— Il y a belle lurette qu’elle est repartie pour l’Angleterre !

— Tiens donc ? Il me semble pourtant l’avoir rencontrée récemment ?

— Quelle stupidité ! Vous n’êtes qu’une gamine névrosée qui prend pour argent comptant les légendes qui traînent dans tous les coins de ce foutu pays, dont les forêts profondes comme les eaux jaillissantes ou dormantes ont chacune une histoire à raconter ! Rentrez chez votre père et…

— Je croyais que vous deviez l’épouser ? ironisa la marquise.

— J’avoue que l’idée m’en a effleuré ! Elle est jeune, fraîche et pas désagréable à regarder…

— Effleuré ? gronda Lothaire. Tu oublies le bal du Tricentenaire où Regille a annoncé vos fiançailles… sans compter cette bague, poursuivit-il en désignant le mince anneau oublié sur la table.

— J’y pensais, oui, mais elle est vraiment trop bête !

L’intervention d’Hugo évita à son géniteur une nouvelle claque :

— Libérez-le, Monsieur Vidal-Pellicorne !…

— Doux Jésus ! exhala celui-ci, extatique. Enfin, quelqu’un qui est capable de prononcer mon nom sans l’écorner ! Cela mérite, Monsieur, que j’accède à votre requête, mais sachez-le, je suis prêt à lui infliger bien pire que tout cela pour retrouver Mlle du Plan-Crépin. Et vite, puisque de notre rapidité dépend sa survie. Si nous la retrouvons morte, rien ne pourra le sauver de notre colère !

— La vengeance appartient au Seigneur ! Ne le savez-vous pas ?

— Et la justice à l’homme ! Vous êtes son fils, paraît-il ! Essayez de le convaincre. Je veux savoir où elle est, rien de plus. Si vous y tenez, je peux vous jurer de ne pas le livrer !

— Belle promesse ! grinça Karl-August. Les autres s’en chargeront. N’importe, j’ignore où elle est !

— Vous mentez ! C’est bien vous qui avez écrit cette infamie ? tonna Aldo en lui mettant la lettre sous le nez. Essayez de ne pas mentir pour une fois !

— Que vous me croyiez ou non, je ne sais pas où elle est !

— Comme c’est vraisemblable !

— Et pourtant c’est vrai ! On a jugé plus prudent de me cacher le lieu de sa détention !

— Qui « on » ? Vous êtes le chef d’une bande de truands et l’on vous cache sinon tout, du moins le plus important ?

— Où prenez-vous que ce soit le plus important ? Dans notre… groupe… d’amis, chacun assume sa propre tâche sans en référer aux autres ! Je ne sais rien du destin de cette fille et…

— Comment pouvez-vous proférer une telle suite de mensonges ? s’écria Adalbert, hors de lui. Vos discours fumeux nous font perdre du temps alors que, d’après votre épître, il nous est si précieux !

Il recommençait à lui serrer la gorge mais Hugo intervint :

— Si vous le tuez il ne dira plus rien ! Père, ajouta-t-il, il se peut que vous disiez vrai, mais vous devez avoir au moins un indice ? Ne vous a-t-on rien appris de son sort ?

— Si ! admit-il après un instant de silence. « Elle est là où tout se perd sans espoir de retour » !…

L’écho solennel de ces quelques mots frappa d’épouvante tous les acteurs du drame qui se jouait là, dans ce château perdu au fond des forêts. La manière dont Hagenthal les prononça effaça toute trace de doute. Ce qu’il venait de révéler, il y croyait, et Mme de Sommières se signa :

— Est-il possible que vous ignoriez comment on exécute vos ordres ? Vous êtes le chef pourtant ?

Il eut un rire de gorge aussi déplaisant que possible :

— Qui peut le dire ? Et le chef de quoi, d’abord ? Me prendriez-vous pour Mandrin ou Cartouche ?

— Ni l’un ni l’autre ! fit la marquise. Le premier était un homme généreux, un contrebandier qui avait déclaré la guerre à la gabelle. Le second, un banal voleur. Tous deux, cependant, sont passés à la postérité !

— Moi je ne suis rien de tel ! Seulement un collectionneur ! Comme vous, au fond !

— J’ai l’habitude de payer ce que j’achète ! lâcha Morosini.

— À l’époque, la différence était mince. Elle l’est moins encore à la nôtre où chacun agit sans juger bon d’en informer les autres ; l’important étant de rester sur certaine ligne où chacun trouve son compte !

— Ainsi, vous ne risquez pas d’encombrer la postérité, fit la marquise sans songer un instant à dissimuler son mépris. Mais il se trouve que nous tous ici avons de la vie et de l’amitié une idée déplorablement archaïque et que j’en reviens à mon premier propos : où est ma cousine ? Il doit bien y avoir ici quelqu’un qui le sait ? Ne serait-ce que celui ou celle qui l’y a menée ?

— Vous avez tort de ne pas me croire. Qui donc a dit « les secrets gardés par la lumière sont de tous les mieux gardés » ?

— Vous vous faites de la lumière une curieuse idée ! remarqua Hugo. Et qui ne saurait nous convenir. Que voulez-vous en échange du simple renseignement que nous vous demandons ?

— Oh ! toi et tes idées d’un autre âge ! Tu te plais à penser que le Téméraire s’est réincarné en toi et, faute de Cour et d’armée, tu te veux le prince des Solitudes ! Le chevalier nocturne qui hante les rêves des filles !…

— Je ne suis qu’un chrétien qui s’efforce de vivre selon la loi du Seigneur !

— Alors, entre au monastère où tu pourras veiller sur les dépouilles de ton héros !

— C’est là sans doute que je finirai, mais avant, je me suis donné à tâche de laver ce beau pays, notre Comté Franche, des pourritures qui la souillent !

Cette fois, Hagenthal éclata de rire :

— Comme il a bien dit ça ! Vous noterez, j’espère, la noblesse du ton, la fierté du regard ? Ce malheureux se prend pour le Grand-Duc d’Occident. Il est grand temps de lui remettre les pieds sur terre. Et pour commencer…

Sans paraître y attacher d’importance, il s’était approché d’un mur « ennobli » par le portrait d’une dame on ne peut plus médiévale et qui respirait une rose d’un air inspiré. Un panneau s’entrouvrit alors suffisamment pour que le baron pût y glisser sa silhouette filiforme et se referma aussitôt, ne laissant à ses visiteurs que l’écho de son rire…

D’un même mouvement, les trois hommes se ruèrent sur le panneau, mais ils eurent beau explorer chaque pouce carré, ils ne parvinrent pas à faire jouer le mécanisme !

— Il ne nous manquait plus que cela ! rouspéta Lothaire. Des murs surprises ! J’aurais dû me douter que cette débauche de travaux dans une maison qui n’en avait pas vraiment besoin, Mme de Granlieu ayant été une femme de goût, cachait quelque chose !

— Que fait-on à présent ? demanda Aldo.

— Que faire d’autre que rentrer ? Nous sommes joués, ce qui ne signifie pas que nous abandonnons, mais il vaut mieux ramener les dames à la maison…

— Même moi ? murmura Marie.

— Même vous ! Si on vous laissait, il se peut que vous cessiez assez vite de respirer à la surface de la Terre. Nous n’avons jamais voulu vous abandonner, dit Lothaire.

— À quoi pensez-vous ? intervint Mme de Sommières.

— En tout premier lieu au capitaine Verdeaux. Il est temps de le mettre au courant de notre équipée de ce soir !

— D’ailleurs, Hagenthal a pratiquement avoué son appartenance à une bande criminelle. Ensuite… Mais où est donc passé Hugo ?

— Disparu comme son père ! Je commence à croire que ce château est troué comme un gruyère et que, à condition de le connaître à fond, chacun peut apparaître ou disparaître à son gré !

— Et si on commençait par le visiter ? proposa Aldo. Mlle de Regille pourrait nous servir de guide ? Elle doit le connaître au moins un peu puisqu’elle devait s’y installer en tant que dame et maîtresse ?

— Je l’ai connu autrefois, à l’époque de Madame la comtesse. C’était plus joli que maintenant ! Cet homme a un goût affreux, et j’ai moins que jamais envie d’y habiter…

— Contentez-vous de nous servir de guide, conseilla Adalbert en vérifiant le chargement de son arme.

— Bonne idée ! approuva Lothaire. Donnez-moi votre main et allons-y, jeune bécasse.

Aldo se chargeant de la protection de Tante Amélie, on partit en file indienne sous l’œil perplexe du domestique. Perplexe, mais obéissant devant les armes. Auparavant d’ailleurs, Lothaire l’avait soumis à la question au sujet de la propriétaire de l’écharpe bleue et de l’étui à cigarettes.

— On l’appelle Mademoiselle Jeanne ! C’est l’amie de Monsieur le baron…

— Jeanne comment ? Jeanne de quoi ?

— Je ne sais pas ! Rien que Mademoiselle Jeanne ! Elle ne vit pas toujours au château… Et même pas très souvent. C’est une cousine de Monsieur le baron…

Forcément plus sommaire que souhaitée, la visite du château se révéla infructueuse. Les travaux de la bâtisse n’étaient pas achevés, et de loin, à l’exception des pièces principales – toutes dans cet effroyable style néomédiéval.

— Quelle idée ! apprécia Mme de Sommières. Surtout pour y mener une jeune épousée ! Un vrai cauchemar ! Si tout doit être du même tonneau…

— Quoi qu’il en soit, il doit y avoir ici des ouvriers chargés desdits travaux. Où sont-ils ? demanda Aldo à leur cicérone.

— Dans les communs où ils vivent tous ensemble. Ce sont des Tchèques ou des Bulgares, je ne sais plus exactement. Il n’y en a qu’un qui traduit pour ses collègues.

De guerre lasse on abandonna. D’autant qu’il fut impossible de visiter les chambres fermées à clef, les autres étant encore en travaux :

— Il nous faudrait une commission rogatoire ! soupira Lothaire. Et il ne faut pas compter sur le petit juge pour nous la fournir.

— Que proposez-vous alors ?

— De rentrer à la maison ! On perd son temps ! En outre, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je suis glacé jusqu’à la moelle des os, et un verre de vin chaud serait le bienvenu.

On quitta donc les lieux. Non sans regrets. Mme de Sommières ne cherchait même pas à cacher l’anxiété qui la tenaillait :

— Bredouilles ! grinça-t-elle entre ses dents serrées. Nous sommes lamentablement bredouilles alors que ma pauvre Plan-Crépin en est peut-être à son dernier soupir !

— Oh ça, ça m’étonnerait ! énonça Marie, plus bécasse que jamais. On ne meurt pas de faim et de soif en trois ou quatre jours…

Tandis que la marquise pensait étouffer de fureur, Adalbert lui emprunta son mouchoir, l’enfonça dans la bouche de l’imprudente et acheva de la bâillonner à l’aide du sien plié en diagonale :

— Comme ça on aura au moins la paix ! fit-il avec satisfaction. À propos, qu’est-ce qu’on fait ? On la rend à son papa ou on la ramène au manoir ?

— On la ramène, répondit Lothaire. Dieu sait ce qu’elle serait capable de faire si on la laisse en liberté !

— Elle a une tante à Lons-le-Saunier ; on pourrait peut-être la lui confier ? C’est une femme de tête, si je me souviens bien.

— C’est justement sa tête qui ne me revient pas, bougonna Marie, après avoir fait signe qu’elle avait encore quelque chose à dire. Gardez-moi encore un peu, je promets de ne plus vous causer d’ennuis !

— Gardons-la encore un peu ! décida Lothaire. Au moins on pourra la surveiller. En attendant on va appeler Verdeaux !

— Et voir ce qu’à Paris on pense de tout cela. Il faut en finir ! conclut Aldo.

Et Marie échappa définitivement au bâillon !

Le retour au manoir se fit dans un pesant silence, chacun ayant conscience du poids de chaque minute sur la vie de Marie-Angéline, et après en avoir référé à Verdeaux et tenté – en vain ! – d’accrocher Langlois au téléphone, personne ne ferma l’œil avant que ne revienne le jour… Même le vin chaud ne réussit qu’à procurer un bien-être très passager.

Aussi Mme de Sommières fut-elle surprise, en rejoignant Clothilde après s’être rendue à la messe matinale, de trouver son hôtesse en train d’arranger un bouquet de ces roses anciennes, touffues comme des choux mais exhalant le plus divin des parfums, et qu’elle achevait de nouer avec un ruban de satin blanc avant de l’envelopper de papier cristal. La châtelaine apportait tant de soin à sa tâche que la marquise voulut se retirer, craignant d’être indiscrète, mais :

— Venez, venez ! invita Clothilde. J’allais monter vous demander si vous vouliez m’accompagner dans l’hommage que je rends, chaque année à pareille date, à la tombe d’une jeune fille qui se situe à une quinzaine de kilomètres d’ici. L’histoire en est étrange, douloureuse même… encore que, selon certains, elle se réduise peut-être à une simple aventure amoureuse… Mais je vous raconterai chemin faisant.