Quelques minutes plus tard, toutes deux embarquaient dans une petite voiture grise de si piètre apparence qu’elle en devenait anonyme… à la déception de Mme de Sommières qui, vu le beau temps, espérait que l’on prendrait le « tonneau », mais Clothilde, sans attendre une question – que l’on n’avait d’ailleurs aucune intention de poser –, s’en expliqua :
— Nous allons faire un peu de montagne et le chemin n’est pas très facile. Je ne veux pas y risquer les jambes de Gazelle ! Rien à craindre avec les chevaux-vapeur !
On partit donc en se dirigeant vers le nord de Pontarlier et en montant la plupart du temps. Contrairement à ce qu’elle avait annoncé, Clothilde ne disait mot, et sa compagne respectait son silence. Après l’étroite route, on emprunta un chemin encore assez large, puis un sentier qui semblait grimper vers le ciel. Un ciel d’azur si doux qu’il rendait plus impressionnante la silhouette noirâtre de ruines imposantes dont la vue arracha un frisson à la passagère.
— Voilà Noirmont ! fit enfin Clothilde en rangeant sa voiture à l’ombre d’un mur écroulé. Du plus loin qu’ils l’aperçoivent, les gens du pays se signent ou enlèvent leur bonnet comme dans un cimetière. J’ajoute que toute la région le croit hanté.
— Il faut avouer qu’il est impressionnant. D’ailleurs, il ne paraît ruiné qu’en partie, remarqua la marquise en sortant ses lunettes afin de mieux voir la sombre construction dressée au bord d’un champ en pente menant à un ravin abrupt. Quant à être hanté, c’est peu vraisemblable. Je vois là-bas une croix de pierre tombale…
— C’est à cet endroit que nous allons déposer nos fleurs. Et c’est seulement une croix votive, car personne ne repose sous la dalle…
— Personne ?
— Eh non ! Rien que le souvenir d’une ravissante jeune fille disparue au soir de ses noces sans que l’on puisse en trouver d’autres traces que son voile accroché à un buisson. C’est lui qui est sous la pierre.
— Comment a-t-elle pu disparaître ?
— C’est la question demeurée sans réponse ! Il y a un siècle, Isabelle de Noirmont, unique héritière d’une vieille et noble famille, épousait ici même Armand de Flavacourt sous les plus heureux auspices. Beaux et riches tous les deux, ils s’aimaient. Grande fête donc que ces épousailles ! Après le déjeuner et en attendant le bal du soir, quelqu’un proposa une partie de cache-cache. Dans ce vaste et vieux château truffé de couloirs et de recoins, ce serait follement amusant. Et on donna le départ !…
« La partie dura longtemps. Tout le château retentissait de cris, de rires, d’appels, de portes qui claquaient et de galopades. Mais quand, enfin, on se retrouva dans la grande salle un peu hors d’haleine, il fallut bien se rendre à l’évidence : la mariée avait disparu…
— Disparu ?
— Pendant des heures on la chercha, l’appelant à tous les échos, fouillant, des caves aux combles. Les invités, les gardes, les serviteurs, les paysans qui dansaient dans le village, tout le monde s’y mit, mais on ne trouva rien. Pas la moindre trace !
— C’est assez incroyable ! murmura la marquise.
— C’est aussi mon avis, pourtant je ne fais que relater la vérité. La nuit entière passa en recherches. On pensa d’abord aux ravins sur lesquels s’élevaient les vieilles tours. On y descendit avec des lanternes et des cordes, mais sans succès. Pas le plus petit indice !
« On pensa alors à des bohémiens qui avaient campé quelques jours auprès du château mais avaient décampé en fin de journée, alors même que la partie n’était pas finie et, naturellement, on leur courut après, ce qui ne fut pas difficile parce qu’ils ne se pressaient pas. Mais on fit chou blanc. Dès lors, un rideau noir tomba sur une noce aussi tragiquement terminée. Les invités s’éloignèrent les uns après les autres tandis que Flavacourt, désespéré, cherchait encore, jusqu’à ce qu’un horrible doute lui vînt, une explication portée par une de ces bonnes âmes comme il en pousse dans toutes les tragédies : il était inutile de chercher Isabelle parce qu’elle était partie dès le début du jeu afin de rejoindre discrètement celui qu’elle aimait en secret. Ce qui était tout de même un peu fort et révulsait Mme de Noirmont. On avança aussi qu’elle avait pu tomber dans l’un des fameux ravins, dans quelque faille de montagne, et s’y tuer net. Ou encore être victime d’une bête sauvage… à moins qu’un de ses amoureux déçus – belle et riche elle n’en manquait pas ! – ne l’ait enlevée purement et simplement… Quoi qu’il en soit, le deuil s’installa et aussi la légende d’une dame blanche qui, la nuit, errait en pleurant…
— Et que devint sa mère ?
— Après trois ou quatre ans, elle ne put plus se supporter dans le décor de ce drame. Elle ferma le château en laissant seulement un gardien pour éviter qu’il ne soit pillé, et alla enfin se retirer au couvent des Annonciades où elle acheva sa vie dans les larmes et la prière. C’est elle, bien sûr, qui a fait planter la croix et la petite dalle qu’elle domine…
— Quelle affreuse histoire ! Mais vous, dans tout cela…
— Vous vous demandez ce que je viens y faire et le pourquoi de ces fleurs ?
— Je l’avoue… mais pour rien au monde je ne voudrais me montrer indiscrète !
Clothilde se mit à rire :
— C’est un travers dont il ne viendrait jamais à l’idée de personne de vous l’attribuer !… Ma grand-mère maternelle était l’une des rares amies que Mme de Noirmont avait conservée… sinon la seule ! Toute mon enfance et même jusqu’à présent j’ai été impressionnée par cette triste histoire, et après la mort de cette pauvre femme je me suis donné à tâche de fleurir la tombe oubliée à chaque anniversaire de ce mariage tragique.
— Mais le jeune époux ? Qu’est-il devenu ?
— Il est entré chez les moines de Montbenoît où il est mort une dizaine d’années plus tard.
— Et ce château appartient à qui ?
— À l’État… qui ne s’en soucie guère. Il se dégrade un peu plus chaque hiver…
Tout en parlant, les deux femmes s’étaient approchées de la croix devant laquelle Clothilde s’agenouilla, armée d’une brosse, après avoir confié ses fleurs à Mme de Sommières :
— Je fais toujours du ménage afin que les inscriptions ne disparaissent pas trop vite…
La plus importante disait : « Isabelle de Noirmont, vicomtesse de Flavacourt 1867- ? » Puis, au-dessous, et en écriture italique, une phrase qui, bien qu’en voie d’effacement, arracha un cri de surprise à Mme de Sommières :
— Qui… qui a écrit cela ?
— Mme de Noirmont je pense ? Mais vous voilà bien pâle tout à coup ?
— Il y a de quoi ! Cette phrase, « Elle est là où tout se perd sans espoir de retour », je l’ai entendue à Granlieu la nuit dernière, prononcée par cet abominable von Hagenthal. Et cela ne peut pas être innocent !… Oh, mon Dieu ! se pourrait-il qu’on l’ait enfermée là-dedans ?…
Un instant, Clothilde, figée comme par la foudre, la regarda, puis :
— Vous pourriez avoir raison ! on rentre… et tout de suite !!!
Deux minutes plus tard, elles roulaient de toute la vitesse possible sans risquer de se casser le cou vers le manoir où elles trouvèrent Lothaire, Aldo et Adalbert réunis dans la bibliothèque.
— Je crois qu’on sait où elle est ! clama Clothilde qui haletait comme si elle venait de fournir une longue course…
Et de dévider son histoire d’une voix que l’émotion faisait trembler. Ce qui agaça son frère :
— Si tu commençais par te calmer ?… Ou plutôt, laisse donc la parole à Mme de Sommières ! Elle a l’esprit plus cartésien que toi !
— J’ai horreur que l’on me traite de cartésienne ! protesta celle-ci. En outre, Clothilde n’a rien dit que ce qui semble l’évidence. Et au lieu d’ergoter, on ferait mieux d’aller examiner de plus près ce qui se passe là-bas !
Lothaire hésitant visiblement, Aldo se lança dans la bataille :
— Que ce soit plausible ou non, moi j’y vais… et tout de suite ! Toi aussi j’espère ? fit-il à l’adresse d’Adalbert qui semblait rêver et tressaillit :
— Non ! riposta celui-ci, furieux. Je vais rester ici à vous attendre ! Quelqu’un pourrait peut-être m’apprendre à tricoter ?
Puis, allongeant une bourrade à Aldo, il suivit Lothaire qui réclamait des pioches, des pelles et autres outils. En dix minutes, on fut prêts à partir avec deux voitures dans lesquelles on entassa tout ce qui pouvait se révéler utile. Y compris une boîte à pansements, une trousse médicale et le nécessaire pour les premiers soins d’urgence. Étant donné son âge, on hésitait à emmener la marquise car, si Clothilde avait deviné juste, l’expédition pouvait être dangereuse. Elle le comprit :
— Allez sans moi ! dit-elle avec un sourire où elle mit tout son courage. Il ne manquerait plus que vous ayez à transporter une handicapée gémissante affligée d’une jambe cassée !…
— Alors je reste aussi ! dit Clothilde. Au cas où cette chère Marie serait reprise par sa passion du téléphone…
Ce ne fut cependant pas sans un serrement de cœur qu’elles les regardèrent partir…
Tandis que l’on roulait vers Noirmont, le soleil disparut, étouffé par une masse de nuages qui allaient s’assombrissant à mesure que l’on avançait.
— L’endroit n’est déjà pas gai par beau temps, ronchonna Lothaire, mais si ça tourne à la pluie, c’est franchement sinistre. Aussi, comme vous pouvez le constater, il n’y a aucun visiteur… ni de gardien, d’ailleurs. Il y a longtemps que je le soupçonne de s’être trouvé un point de repli moins effrayant quand il pleut… mais surtout la nuit.
— Pourquoi un gardien ? Si ce château demeure imposant, il a surtout l’air d’un amas de ruines…
— Quelques salles sont encore debout, répondit Lothaire… En outre, il a été classé l’année dernière à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques… C’est le moins que l’on pouvait faire étant donné qu’il était l’une des plus importantes forteresses de la frontière. Le gardien se fait quelques sous le dimanche et pendant les vacances quand il fait beau. Je ne crois pas qu’il risque de nous encombrer aujourd’hui. Je vous rappelle que nos dames ne l’ont pas aperçu.
— S’il pleut, l’eau du ciel gardera fraîches les fleurs de Mademoiselle Clothilde, commenta Adalbert, un œil sur la croix et l’inscription.
Puis, avisant, près du portail encore debout, la chaîne de fer rouillée correspondant à une cloche, il la tira machinalement, déclenchant un curieux son fêlé qui semblait venir de très loin. Qui n’attira personne même après plusieurs secousses.
— Il n’est pas là, je l’aurais juré ! pesta Lothaire. Et pour entrer quand il n’y est pas… il va falloir escalader !
— Pourquoi ne pas essayer d’entrer par nous-mêmes ? proposa Adalbert qui, un genou en terre, explorait un sac de moyennes dimensions plutôt usagé qu’Aldo connaissait bien.
Mais pas Lothaire.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— De quoi passer outre certaines interdictions inopportunes ! expliqua Aldo, amusé. Voyez-vous, cher ami, notre Adalbert compte dans ses ancêtres nombre d’illustrations variées qui ont réussi à intégrer à leur sang généreux une ou deux gouttes de celui – deux fois sacré ! – de notre roi Louis, seizième du nom !
— Un serrurier ? Mais comme c’est intéressant !… J’ai souvent regretté de n’avoir pas ce talent-là !
Pendant des minutes qui parurent interminables à ses compagnons, Adalbert s’évertua sans obtenir de résultat :
— Ce n’est pas possible, cette serrure est maudite ! s’exclama-t-il en rejetant du bras la mèche trempée de sueur qui s’obstinait à retomber sur son front. Il va falloir s’arranger pour entrer autrement…
— Allons-y, à l’escalade ! concluait Aldo, quand quelqu’un agrippa sa manche cependant qu’une petite voix proposait :
— Si tu veux voir la dame morte, je peux te la montrer…
Une fillette d’une dizaine d’années, portant une mante à capuchon d’où sortaient deux nattes raides nouées d’un ruban, se tenait derrière eux et les regardait avec une gravité au-dessus de son âge.
— La dame morte ?… Ah oui ! Celle de la croix ? Tu sais où elle est ?
— Viens voir !.. Mais faut grimper ! Et aussi de quoi éclairer !
Cela dit, elle attaqua d’un pied léger l’un des grands éboulis formés par les anciennes murailles.
— D’accord ! décida Aldo. Et de toute façon, à moins qu’Adalbert ne vienne à bout de cette monstruosité, on n’a pas le choix !
— Sans moi ! grogna le serrurier occasionnel. Moi, les problèmes de ce genre, ça me passionne. Mais tâchez de ne pas vous rompre les os !
L’ascension des éboulis leur parut interminable.
Enfin, on fut en haut, mais il s’agissait d’une sorte de cour étroite formée par les restes de deux tours et un pan de mur. Au milieu, un puits où s’entassaient gravats et végétation sauvage.
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