— Et alors ? demanda Lothaire, que ce genre d’exercice mettait de mauvaise humeur.

La gamine tendit un doigt vers le fond du puits où apparaissait ce qui semblait être le haut d’un soupirail à deux barreaux à demi encombré de ronces et de cailloux.

— C’est là-bas ! Mais faut faire attention, ça glisse…

Aldo n’écoutait déjà plus. Envahi d’un fol espoir, il dégringola vers ce trou inattendu dans un monde quasi pétrifié, dérapa, se retint à un arbuste qu’il abandonna pour une touffe d’herbes folles un peu plus en dessous. Enfin, il se recroquevilla pour que ses yeux soient à la hauteur de l’ouverture, aux deux tiers comblée :

— Tu la vois ? fit la fillette qui l’avait suivi sans difficultés.

— Non. C’est noir là-dedans ! il faudrait…

— … une lampe ? proposa Adalbert qui les rejoignait muni d’une torche électrique comme en utilisaient les archéologues.

Le pinceau lumineux explora les profondeurs de ce qui semblait être un caveau. Et soudain, il sursauta : il y avait là une table et deux antiques fauteuils dont l’un d’eux était occupé par ce qui parut être un fantôme : une silhouette de femme, l’ampleur d’une robe claire, des pans de voile en lambeaux dont l’un cachait en partie la tête. Il comprit alors pourquoi la petite fille lui avait proposé de voir la dame morte car, ce qu’il avait sous les yeux, c’était le cadavre momifié d’une femme en robe de mariée.

— Isabelle de Noirmont ! souffla Lothaire. Comment en est-elle arrivée là ?… Pauvre, pauvre enfant ! Quel sort affreux ! Condamnée en plein bonheur à une épouvantable, une interminable agonie !

Aldo cependant continuait à balayer de son pinceau lumineux le reste du cachot. Et soudain murmura, la gorge serrée :

— Mais elle n’est pas seule ! Il y a quelqu’un d’autre ! Regardez à droite ! Je vois un pied et un morceau de jambe sortant d’un tissu à carreaux bruns. Plan-Crépin ! Ce ne peut être qu’elle ! (Et d’appeler de toute sa voix :) Angelina !… Nous sommes là, Angelina !… Venez près du soupirail ! On va vous délivrer !

Mais, à son cri de joie, il n’y eut pas de réponse. Le pied sous le tissu à carreaux ne bougea pas d’un centimètre.

— Elle ne peut pas être morte ? Pas déjà ? Elle n’est là que depuis peu de jours ? Au pire mais…

— Mais sans rien avaler que ses larmes ! Par tous les diables de l’enfer, ça ne peut pas être possible, gronda Adalbert rejoignant Aldo qui arrachait frénétiquement les pierres et la végétation sauvage afin d’agrandir le trou et de rendre le passage praticable.

Ils y dépensaient une ardeur quasi démente, taraudés par la peur qu’en atteignant enfin Plan-Crépin ils ne puissent que constater sa mort, quand, soudain, Aldo clama :

— Elle a bougé !

Puis se mit à hurler son nom de plus belle :

— Angelina ! Nous sommes là ! Venez au soupirail ! On va vous en sortir ! Il faut juste encore un peu de patience !

Elle bougeait, oui, mais faiblement, essayant sans doute de se relever d’après ce que les deux hommes pouvaient voir. Elle voulut parler aussi mais sa voix était à peine audible. Priant alors à haute voix avec une sorte de rage, Aldo implora :

— Venez à mon secours, Seigneur ! Et vous aussi Notre-Dame qu’elle a tant priée ! Vous lui devez bien ça !

Le mur devant lequel elle était recroquevillée parut s’ouvrir, mais ce fut pour livrer passage à Karl-August qui entendit la fin de l’invocation et se mit à rire :

— Voyez comme les choses s’arrangent, Messieurs ? Je suis ici pour délivrer votre amie. Elle a grandement mérité, je pense, le repos éternel… et comme elle ne peut plus me servir à rien…

Les trois hommes sortirent chacun une arme mais von Hagenthal était à demi caché par un angle du caveau, ce qui le mettait hors de leur ligne de mire.

— Difficile de m’avoir, hein ? En revanche, je vais la pousser vers vous avant de tirer afin que vous n’en perdiez pas une miette…

— Laissez-la tranquille ! intima Aldo. Je vous donnerai ce que vous voudrez en échange de sa vie…

— Qu’est-ce qui me dit que vous le ferez ? Et les deux autres, ils sont prêts à me promettre quoi ? La totalité du trésor de la chapelle souterraine ?

— Nous le jurons ! répondirent Lothaire et Adalbert à l’unisson.

— Les promesses, c’est toujours facile ! C’est quand il s’agit de les tenir que les preux chevaliers se défilent ! Et puis, vraiment, en vaut-elle encore la peine ? poursuivit-il en la déplaçant assez pour qu’ils la voient mourir sans que lui-même quittât l’abri du mur.

Elle était alors à genoux mais, n’étant plus retenue par la main de son geôlier, s’écroula.

— Vous voyez ? Ce n’est plus qu’un chiffon vide, votre « illustre Plan-Crépin » ! Au point où elle en est, c’est une charité que lui ôter ce qui reste de vie en elle. Vous avez dix secondes pour lui faire vos adieux !… Je compte : un, deux, trois, quatre…

Désespérés, ils virent une main armée s’approcher de la tête qui dépensait des efforts inouïs pour se redresser, cependant que le misérable égrenait le peu de secondes qui restaient… Il ne prononça jamais le chiffre sept… Un coup de feu retentit…

Debout dans l’encadrement du mur ouvert, Hugo de Hagenthal venait d’abattre son père !

Une heure plus tard, la tête sur les genoux d’Adalbert, assis sur la banquette arrière dans la voiture de Vaudrey-Chaumard, Marie-Angéline roulait vers l’hôpital de Pontarlier à une allure qui faisait honneur à la parfaite maîtrise de son conducteur. Dévalant à tombeau ouvert – c’était le cas ou jamais de le dire ! –, la puissante machine dévorait les kilomètres sans se soucier des appels de sifflets récoltés une fois atteinte la zone urbaine ni des feux alternatifs permettant de traverser.

Cette chevauchée fantastique ne prit fin que dans la cour de l’hôpital où l’équipe des urgences la prit aussitôt en charge tandis que Lothaire s’expliquait avec deux gendarmes. Si l’on peut appeler ainsi l’ordre qu’il intima à ses poursuivants d’aller chercher leur capitaine, et plus vite que ça !

Luttant de son mieux contre l’angoisse, la marquise, que l’on avait pratiquement enlevée au passage avec Clothilde, osait à peine regarder le visage blême aux yeux creux sur l’oreiller d’une civière. Quant au corps, il était totalement inerte, et le pouls battait si faiblement que l’issue fatale pouvait intervenir à tout instant.

— Que lui a-t-on fait pour la réduire à cet état en quelques jours ?

— Sans avaler quoi que ce soit, ni liquide ni solide, cela doit être possible, répondit Lothaire. Elle n’était déjà pas si grosse !

— Mais elle a une forte fièvre ! Elle est brûlante ! objecta Clothilde arrivée sur le marchepied de la voiture. Comme elle n’a rien bu, elle doit être déshydratée, sinon on pourrait penser à une typhoïde ?

— La déshydratation ne donne pas de fièvre…

En fait, c’en était bien une à son début dont l’explication vint quand la gendarmerie et la police de Besançon eurent examiné l’étrange caveau où la malheureuse avait vécu son calvaire. Par temps de pluie, un coin du soupirail laissait couler de l’eau dans une sorte de petite cuvette formée par le rocher. C’était cette eau qu’elle avait bue faute de mieux. Son corps affaibli avait fait le reste…

— La maladie est à son début, on devrait pouvoir la tirer d’affaire ! déclara le médecin-chef après l’avoir examinée. Il y a évidemment cette extrême faiblesse, mais elle est encore jeune, et l’espoir…

Il n’alla pas plus loin. Mme de Sommières venait de s’évanouir pour la première fois de sa vie. Non sans une certaine grâce ! Il n’en fallut pas moins l’hospitaliser elle aussi afin de s’assurer que, ayant tenu sa chère Plan-Crépin embrassée dès le début de ce chaotique parcours, elle ne s’était pas trouvée contaminée…

En dépit des efforts du capitaine Verdeaux, du sous-préfet et même du juge Gondry dépassé par les événements, l’affaire du tombeau retrouvé fit le tour de la région, puis de la presse, puis de toute la France à une allure record, mais dès le lendemain, Pierre Langlois, accompagné de l’inspecteur Lecoq, débarquait à Pontarlier où Aldo, qui ne décolérait pas d’avoir trouvé Plan-Crépin en si triste état, s’offrit le luxe de le recevoir comme un chien dans un jeu de quilles :

— Vous nous avez bien laissés tomber avec votre histoire de terrorisme qui vous permettait de vous mettre aux abonnés absents alors qu’on avait tellement besoin de secours ici ! Aussi quel résultat ! Plan-Crépin à moitié morte pour ne pas dire tout à fait si le traitement ne vient pas à bout de cette saleté. Tante Amélie déjà affaiblie par l’angoisse, peut-être atteinte par le virus qui peut la tuer d’une minute à l’autre, des dégâts incroyables… et vous ne trouvez rien à dire ? Répondez, morbleu ! Et cessez de me regarder de cet air compatissant qui ne vous va vraiment pas !

Ayant vidé son sac, il se laissa tomber sur une chaise qui, un brin fragile peut-être, s’écroula sous son poids, et il se retrouva assis par terre et d’autant plus furieux. Langlois alors lui tendit une main secourable pour l’aider à se relever :

— Ça va mieux ? fit-il aimablement.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? Je ne suis pas malade, moi. Pas encore… je l’espère…

— Aussi ne fais-je pas allusion à votre belle santé mais au soulagement que vous devez éprouver : il y a des années que vous rêvez secrètement de pouvoir engueuler un patron de police, qu’il soit de Versailles, de Madrid, de Londres et de deux ou trois autres nationalités. Voilà qui est fait, et c’est pourquoi je vous demande si vous vous sentez mieux ?

— Mais je…

— Un verre de bon remontant et nous pourrons parler sérieusement !

Il tendait un gobelet d’armagnac qu’Aldo avala d’un trait, puis Langlois reprit :

— Ça va mieux ? Donc, je vais continuer à vous ôter vos dernières illusions. En réalité, ce n’est pas pour voler à votre secours mais pour mettre la main sur un redoutable chef de bande – ou plutôt une, car il s’agit d’une femme, et elle est même la tête pensante de la bande redoutable à laquelle je me suis attaqué et que je ne cesse de poursuivre depuis des mois.

— Qui est-ce ? Je la connais ?

— C’est selon !… Mais n’allez pas imaginer qu’il s’agit de Margot la Pie, votre vieille connaissance : elle est définitivement rangée des voitures, s’est mariée et même vient d’avoir un enfant. Rien que dans cette région on a connu notre gibier sous plusieurs avatars : Jeanne de Maublanc, maîtresse et future épouse de Hagenthal – à moins qu’elle ne s’en débarrasse…

— C’est déjà fait, mais c’est Hugo qui l’a descendu !

— Elle a aussi été Miss Phelps, gouvernante de la petite de Granlieu, enlevée par elle pour pouvoir faire chanter la grand-mère et l’amener au confessionnal de Saint-Augustin avec son rubis ; enfin, Elena Maresco, artiste en tout genre qui a tué sous les yeux de Machu Michel Legros, grâce auquel elle n’ignorait rien de la chapelle cachée sous le couvent des Solitudes. Enfin, c’est elle qui a enfermé Mlle du Plan-Crépin dans le piège infernal des ruines de Noirmont dont elle avait découvert je ne sais comment le secret…

— Qui a fait mourir de terreur Isoline de Granlieu ? Toujours elle ?

— Par reptile interposé. C’est même grâce à ce détail que nous avons pu remonter la filière. Il y a quelques jours, dans la maison qu’Elena Maresco possédait à Montmartre, on a retrouvé mort le serviteur chargé de s’occuper des serpents qu’elle élevait. Que voulez-vous, elle se prenait pour la Vouivre de la légende !

— Et la grand-mère Granlieu, dans le confessionnal ? C’est elle ?

— Non. C’est Karl-August. Ainsi d’ailleurs qu’Agathe Timmermans. J’ajoute que Mlle de Regille a été judicieusement inspirée de chercher refuge au manoir Vaudrey. Elle y serait passée une fois son époux en possession de sa dot qui est loin d’être négligeable.

— Celle-là, pour y comprendre quelque chose ! grogna Adalbert. Elle se mettait à aimer le premier chien coiffé venu mais continuait à obéir à ce salopard !

— Tu n’es pas le premier chien coiffé venu ! remarqua Aldo, moqueur.

— … et ça ne l’empêchait pas de rester soumise à son influence en dépit d’efforts réels pour s’y soustraire.

— Un peu comme Elena avait soumis Hagenthal… et c’est encore elle, déguisée en prêtre, qui a tué Georg Ogden pour faire place nette pour Hugo.

— Hugo maintenant ? Que vient-il faire dans une histoire dont il tentait désespérément de se tenir à l’écart ?

— Qui l’en empêchait ? Ses convictions chrétiennes ?

— Bien sûr, et vous n’en ignorez rien. Même persuadé que Karl-August avait tué sa mère, Hugo repoussait avec horreur l’idée d’abattre ce monstre. Car c’en était un !