— Si je vous comprends bien, vous n’avez pas l’intention de continuer plus avant vos investigations. Vous êtes persuadé de tenir le coupable en ma personne et on va s’en tenir là ?

— Quoi que vous en pensiez, Monsieur, nous sommes des gens sérieux et ne faisons jamais rien à moitié. Si l’on vous relâche – en admettant que cela arrive et c’est tout le mal que je vous souhaite –, c’est que nous serons intimement persuadés de votre innocence. En attendant, vous resterez en notre compagnie. N’oubliez pas que l’on vous accuse formellement !

— Eh bien, soupira Aldo, ça va être gai. Puis-je au moins vous prier d’observer un maximum de discrétion jusqu’à ce que l’on vous ait démontré l’inanité de ces assertions et que je n’aie rien à voir dans ce double meurtre crapuleux ? J’ai une réputation à sauvegarder et il se trouve que j’y tiens !

— Nous verrons cela !

Quelques minutes plus tard, Aldo prenait possession d’une cellule – très propre au demeurant mais meublée sobrement d’un bat-flanc, d’un coin hygiénique et d’une pile de papiers chiffons. La propreté helvétique jouait à plein jusque dans les prisons et Aldo se demanda s’il verrait rappliquer chaque matin une femme de ménage avec balai, plumeau, etc.

Pas vraiment inquiet parce qu’il se doutait qu’Adalbert ne tarderait pas à remuer ciel et terre pour le sortir de cette souricière, il alla s’étendre sur sa planche et ferma les yeux afin de mieux réfléchir. Résultat, il s’endormit presque aussitôt…

C’est là que son inconscient l’attendait. Il eut un cauchemar dont le centre était Plan-Crépin. Deux hommes encagoulés étaient en train de la jeter dans le puits abyssal du fort de Joux au bord duquel Tante Amélie, agenouillée, sanglotait…


1 Voir Le Talisman du Téméraire, t. 1 : « Les Trois Frères », Plon, 2013.

2 À cette époque, Orly n’existait pas et moins encore Roissy- Charles-de-Gaulle.

3 Isabelle de Portugal.

4 Quelque chose comme l’ONU avant la guerre !

2

Encore du sang !

Adalbert ne dormit pas beaucoup plus. D’abord il passa la soirée à attendre que Langlois le rappelle. Ce qui eut lieu vers minuit, au grand soulagement de son hôtelier qui n’osait pas abandonner son poste et laisser ce Français inconnu – sympathique mais inconnu ! – seul dans le rez-de-chaussée de l’hôtel. Il allait enfin pouvoir se coucher. Un peu impressionné cependant quand la « Préfecture de Police de Paris » s’était annoncée. Il n’eut d’ailleurs pas le temps d’en écouter davantage, Adalbert lui ayant pratiquement arraché le combiné1.

Il fut vite évident que le grand chef était de mauvais poil. Peut-être avait-il sommeil ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez retrouvé Mlle du Plan-Crépin ?

— Mon Dieu, non. En revanche, Morosini a été arrêté ce matin dans l’hôtel où…

— Quoi ?

Langlois avait crié si fort qu’Adalbert écarta l’écouteur de son oreille puis le replaça juste à temps pour entendre :

— Quelle inculpation ?

— Meurtre sur les personnes de Georg et Martha Olger, les gardiens de la Seigneurie à Grandson. Morosini y a filé directement en arrivant pour essayer de rencontrer leur patron, mais apparemment, il n’est nulle part, ni chez lui, ni à la Ferme.

— Il s’y est rendu ?

— Où ?

— À la Ferme ! Écoutez, mon vieux, vous êtes sans doute fatigué mais moi aussi, alors tâchez d’être clair. Pourquoi Morosini n’y est-il pas allé ?

— Il voulait d’abord être à l’arrivée du train de Paris afin de suivre Marie-Angéline si elle en descendait comme on pouvait le supposer…

— Ah, vous trouvez, vous ? Aurait-elle pris la peine de vous indiquer aussi l’heure du train dans le billet qu’elle vous a écrit ? Il est probable qu’on a dû lui indiquer un autre train, et une autre gare ? J’écarte le départ en voiture dont elle se serait méfiée mais…

— Vous excluez l’arrivée à Pontarlier ?

— Très certainement !…

— C’est curieux, parce que l’inspecteur Durtal ne l’excluait pas. Aldo l’a vu à l’arrivée du train…

— Normal ! Il ne faut jamais rien laisser au hasard, même l’anormal… Où en est ce cher prince actuellement ?

— On l’a emmené à l’hôtel de police d’Yverdon où « on » a dû l’interroger.

— Les procédures étant à peu près les mêmes, on lui aura demandé le nom de son avocat ?

— Mais il n’en a jamais eu ! Pour quoi faire ? Moi, en tout cas, je ne lui en connais pas, et je sais à peu près tout ce qui le concerne.

— On va lui en coller un d’office et Dieu sait ce qu’il en résultera ! Un Italien, même vénitien, accusé d’avoir trucidé deux Suisses bon teint. Le « bavard » ne va pas se fatiguer beaucoup…

— Je pourrais peut-être tenir le rôle ? Je suis licencié en droit, vous savez ?

— Possible, mais comme ce détail ne figure pas sur vos papiers d’identité – et on vous les réclamera ! –, vous risquez de vous retrouver, avec un peu de chance, dans la cellule voisine ! Bon ! Je vais voir ce que je peux faire, je suppose que vous allez galoper à Yverdon dès l’aurore ?

— Évidemment, mais je ne vous cache pas que j’ai sommeil. La route d’abord, et puis ça !… Sans compter qu’on n’a plus la moindre trace de Plan-Crépin… et qu’elle doit être en danger !

— Quel que soit le moyen de transport qu’elle a employé, elle ne peut pas être ailleurs que dans votre coin et Lecoq s’y entend pour relever les pistes, mêmes refroidies. Si vous pouvez voir Morosini seul à seul, dites-lui que je ne le laisse pas tomber, mais cela m’étonnerait que l’on vous accorde ce privilège. Dans les affaires de meurtre, les Suisses sont intransigeants !

— On ne leur en demande pas tant ! grogna Adalbert. La simple justice fera tout à fait notre affaire ! En attendant allez dormir ! Je vous entends bâiller d’ici !

Le lendemain, sur le coup de huit heures, Adalbert arrêta sa voiture à peu de distance de l’hôtel de police, prit une mallette déposée sur le siège arrière et, sans prendre garde au planton, s’engouffra dans le sévère bâtiment où, tout de suite, un agent le freina en lui demandant où il « prétendait » aller ainsi :

— Un de mes amis a été incarcéré hier au soir et je lui apporte sa brosse à dents ! C’est autorisé, j’espère ? Il ne peut pas vivre sans elle !

— C’est selon ! Montrez-moi ce qu’il y a là-dedans, au cas où il y aurait des armes !

Adalbert s’exécuta en maîtrisant de son mieux une sournoise envie de rire. Cela tenait à l’accent vaudois qui avait toujours eu le privilège de l’amuser au point qu’il l’adoptait presque instantanément et sans même s’en rendre compte. Ce qui déplut à son interlocuteur :

— Si vous vous moquez, vous pouvez remporter votre fourbi. Votre ami pourra s’en passer.

Adalbert plaida aussitôt coupable en s’efforçant d’atténuer ce foutu accent vaudois que son interlocuteur possédait malheureusement au degré suprême. Il ouvrit la petite valise pour montrer qu’elle ne contenait rien de dangereux. C’était d’autant plus difficile qu’il devait lutter en même temps contre ce fou rire intempestif… qui cessa quand l’autre, ayant examiné le contenu du léger bagage dont, à part le linge de rechange, les principaux objets étaient signés Hermès, déclara aigrement :

— Eh bien, dites donc ! Ça rapporte tellement d’assassiner les gens ?

— Si vos confrères sont tous comme vous, mon pauvre ami est fichu ! C’est un expert international en joyaux historiques doublé d’un antiquaire connu dans le monde entier ! Vous ne voudriez pas qu’il s’équipe au Prisunic ?

— Pourquoi pas ? Ce qu’on y trouve marche aussi bien que ces machins de luxe ! Mais, évidemment, un prétendu prince…

Vidal-Pellicorne vit rouge. L’anecdote était en train de tourner à la bagarre quand, attiré par le bruit, le commandant de police sortit de son bureau :

— Que se passe-t-il ici ? Et qu’est-ce que c’est que ce déballage ? Nous ne sommes pas à la douane !

Lui aussi avait l’accent du canton mais accompagné d’une telle autorité qu’Adalbert ne se sentit pas entraîné le moins du monde à l’imiter. D’autant que derrière lui s’encadrait la silhouette monolithique de l’inspecteur Durtal que l’impétrant regarda comme il eût contemplé une apparition céleste.

On s’expliqua. Adalbert s’excusa et tout rentra dans l’ordre, à commencer par la mallette de Morosini. On pénétra ensuite dans le bureau, sévère, dont le mur, derrière la table de travail, affichait l’écusson simplissime du canton, rouge et blanc, décoré seulement sur la partie supérieure de trois mots : « Liberté et Patrie ». Le commandant Albert Schultheis indiqua des chaises de la main mais, comme il ne s’assit pas, les autres l’imitèrent. Il s’adressa à Adalbert :

— Vous connaissez, je pense, l’inspecteur Durtal de la police judiciaire parisienne ?

— Bien sûr, et je suis agréablement surpris de le voir en ce lieu. Bonjour, inspecteur !

— Vous pourriez ajouter qu’il est le bienvenu ! Car je vais vous restituer le prince Morosini dont il semblerait qu’il soit accusé à tort du meurtre que vous savez. Il se trouve qu’à l’heure où se perpétrait le double crime, M. Morosini était comme l’inspecteur lui-même en gare de Pontarlier à l’arrivée du train de Paris, mais ils s’y ignorèrent.

— Morosini m’a dit, en effet, avoir vu l’inspecteur, mais il ne savait pas s’il avait été reconnu par lui dans la foule, intervint Adalbert.

— Il l’a été.

Tout en parlant, l’officier appuyait sur un timbre, et presque aussitôt Aldo, accompagné d’un policier, fit l’entrée sans gloire de qui a dormi sur une planche.

— Un bon policier doit avoir des yeux partout. C’est sans doute le cas. Je vais donc vous rendre votre liberté, Monsieur. Cependant vous voudrez bien ne pas quitter la Suisse tant que nous n’aurons pas le vrai coupable. Il se pourrait que nous ayons besoin de vous entendre encore en tant que témoin car enfin, vous êtes le dernier à avoir vu les Olger vivants. Et puisque l’on vous a pris à Sainte-Croix, eh bien, restez-y !

Aldo fit la grimace. Il n’aimait guère ce semblant de liberté qu’on lui rendait… même si l’approche d’un bain chaud qui l’attendait à l’hôtel lui souriait assez !

— Avez-vous une idée de qui peut être l’assassin ?

— Aucune, mais nous n’avons pas cherché loin. La dénonciation était nette et détaillée puisqu’elle a décrit jusqu’aux vêtements que vous portez ! Voilà ! Vous pouvez partir à présent, mais naturellement je garde votre passeport.

Toujours aussi monolithique jusque-là, Durtal réagit :

— Ma parole qui est celle de la police judiciaire française ne vous suffit pas ?

— Excusez-moi, mais non. Pas en l’occurrence parce que vous me semblez lié d’amitié avec M. Morosini…

— Certainement pas. C’est un ami du patron, oui, mais si vous connaissiez le commissaire principal Langlois, vous sauriez que son devoir passe avant toute autre considération, et c’est lui qui m’envoie. C’est donc sa parole que vous mettez en doute et je crains qu’il n’apprécie pas !

— Allons, n’exagérons rien ! Je le libère, votre prince ! Simplement je ne veux pas qu’il s’éloigne jusqu’à nouvel ordre !

— Si je ne peux même aller jusqu’à Pontarlier, je ne vois pas comment je pourrais prouver mon innocence planté dans un village – ravissant, je n’en disconviens pas ! – où je vais mourir d’ennui ! Dites-moi au moins qui m’accuse ?

— Vous êtes trop impulsif pour que je m’y risque ! En outre, je n’en ai pas le droit. S’il lui arrivait quelque chose, cela vous réintégrerait automatiquement dans nos prisons !

— Quoi qu’il en soit, je n’aurai de cesse de traîner devant vous un assassin assez lâche pour s’en prendre à un couple de vieillards…

— Comme vous voudrez, mais n’oubliez pas que vous allez être sous surveillance !

On se sépara là-dessus. Adalbert, lui, semblait sur le point d’exploser.

— Plutôt que ce minable, j’aimerais mieux que l’on essaie de retrouver notre Plan-Crépin. Elle seule m’intéresse. En dehors d’elle, que ces gens s’entretuent comme ils l’entendent, c’est leur affaire et non la mienne ! lâcha Aldo.

— Tu m’oublies, on dirait ?

— Tu fais partie de moi. Alors comment t’oublier ?

— Grande parole !

— Cela posé, conduis-moi à l’hôtel, que je puisse me récurer ! Je ne suis bon à rien quand je suis sale !

— Tu endureras bien ta crasse… – toute relative, entre parenthèses – quelques minutes de plus ? J’aimerais dire deux mots à l’inspecteur Durtal ! On lui doit au moins un merci, tu ne crois pas ?