— Oh ! sans nul doute puisqu’il a levé sa couverture pour venir à mon aide. Je me demande d’ailleurs comment Langlois va prendre ça.
— Il est probable que les vitres vont trembler… mais j’ai le sentiment qu’il respectera la décision de son collègue helvétique. Quitte à lui rendre la monnaie de sa pièce à la première occasion. Quoique, après tout, je ne fasse pas partie de ses troupes. Tiens, voilà Durtal !
Au même moment, celui-ci descendait les marches de l’hôtel de police et, voyant qu’on l’attendait, rejoignit les deux hommes.
— Je vous dois une sacrée gratitude ! s’exclama Aldo en lui serrant la main. Sans vous j’étais bon pour un long séjour dans les geôles helvétiques ! Un double meurtre sur la conscience !
Durtal leva un sourcil puis, tirant sa pipe de son manteau, se mit à la bourrer :
— Double ? Qui vous a dit ça ?
— Mais… tout le monde…
— C’est facile de comprendre pourquoi mais, en réalité, s’il y a eu deux agressions, il n’y a eu qu’un seul mort : le vieux Georg !
— Vous voulez dire que Martha ?…
— … a été attaquée, blessée sérieusement, mais elle a eu le bon réflexe de ne plus bouger… et elle a une chance de s’en sortir. Oh, ne chantez pas victoire trop vite ! Elle est mal en point mais elle vit, et si elle s’accroche, elle pourra peut-être nous raconter ce qui s’est passé.
— Souhaitons-le, soupira Aldo, tout de même soulagé. C’est une femme bonne et compréhensive et elle va déjà souffrir suffisamment d’avoir perdu son compagnon ! Mais cela ne nous dit pas où est son patron ?… En cas de besoin, où peut-on vous joindre, inspecteur Durtal ?
— Toujours au même endroit ! Pourquoi voulez-vous que j’aille planter ma tente ailleurs qu’à l’hôtel de La Poste ? fit-il avec l’ombre d’un sourire. Cela me convient d’autant plus que tous les bruits de la ville s’y donnent rendez-vous…
— … et puis, ajouta Adalbert, la cuisine n’est pas mauvaise ?
— Ça compte aussi pour vous si j’ai bien compris ? Sinon pourquoi l’hôtel de France à Sainte-Croix plutôt que le palace voisin ?
— Parce qu’on me l’a recommandé. Le conseil venait même des Olger. En attendant, me voilà coincé là-haut sans pouvoir bouger. Cet imbécile ne pouvait-il se suffire de votre garantie, inspecteur ?
— Cela ne m’étonne guère ! C’est un Vaudois et un frontalier. Autrement dit quelqu’un d’essentiellement méfiant. Au cas où Martha Olger viendrait à mourir…
— Il n’hésiterait pas à me récupérer ? C’est gai !
— Ne vous tourmentez pas pour cela ! Sauf si elle vous accusait formellement, mais ce serait vite réglé car le patron s’en mêlerait ! Et, à ne rien vous cacher, cette frontière est un vrai gruyère. Pour peu qu’on la connaisse, elle a des trous pratiquement partout… à condition évidemment de la passer à pied. Enfin, je vous rappelle que M. Vidal-Pellicorne est, lui, parfaitement libre… Alors patientez en prenant deux ou trois jours de vacances ? Le cas de Martha sera, je crois, rapidement entériné !
— Ça peut être à double tranchant ! Imaginez que, pour une raison parfaitement obscure, elle m’accuse ?
— Oh, alors là… !
Il n’en dit pas plus mais la simple intonation n’avait rien de rassurant ! Cependant, après un instant de réflexion, il ajouta :
— On laisserait agir le patron et, comme vous êtes de ses amis, il est capable d’aller sortir le président de la République de son Élysée pour qu’il menace la Suisse d’un incident diplomatique… Allons, ne vous tourmentez pas tant !
On se quitta sur ces paroles qui se voulaient réconfortantes et Aldo put retrouver les joies de l’hydrothérapie qui eurent au moins l’avantage de lui remettre les idées en place. Être impeccable était chez lui un besoin physique. Autrement, et en admettant qu’il soit obligé de se glisser dans la défroque d’un clochard, il aurait eu facilement tendance à en endosser la mentalité. Aussi fut-ce avec un soulagement réel qu’il rejoignit Adalbert pour déjeuner en face d’un panorama positivement grandiose découvrant sur plus de deux cents kilomètres la chaîne des Alpes, le Jura et le lac de Neuchâtel. En outre, le temps était superbe, l’hôtel et sa table plus qu’agréables, et les deux hommes se détendirent autant que le leur permettait le souci constant qui les habitait : Plan-Crépin, qu’ils ne savaient plus de quel côté chercher.
— Puisqu’elle volait au secours de cet Hugo, ce ne peut être que dans la région, soupira Adalbert. Mais où ? C’est plutôt vaste ! Que comptais-tu faire après ta visite à la Seigneurie ?
— Aller à la Ferme, naturellement. Pendant que j’étais à Grandson, les Olger, inquiets d’ailleurs, m’ont dit qu’Hugo de Hagenthal n’y était pas, mais c’était hier et depuis il y est peut-être revenu si Marie-Angéline a payé sa « rançon » avec mon rubis. Au fond, je n’y crois guère !
— Et que crois-tu ?
— Réfléchis, voyons ! L’appel au secours que Plan-Crépin a reçu, ce ne peut pas être lui qui l’a envoyé. Les malheureux Olger ont été formels là-dessus : en aucun cas Hugo n’aurait fait appel à une femme pour le tirer d’affaire ! Surtout elle dont il ne doit plus ignorer à présent l’intérêt qu’elle lui porte… pour ne pas dire plus ! Quelqu’un a imité son écriture ; Plan-Crépin est partie fend la bise après t’avoir soulagé de ton rubis, et s’ils sont réunis à l’heure actuelle, j’ai bien peur que ce ne soit dans…
— Pas ce mot-là ! Je ne veux pas l’entendre !
— C’est idiot ! Réfléchis un peu et regarde la situation en face ! Elle est folle de lui mais devrait comprendre que la réciproque n’y est pas. Qu’il ait de l’amitié, certes, peut-être même de l’affection pour elle – d’où le souci de l’écarter de lui le plus possible –, alors que peut-elle espérer de mieux que mourir avec lui ?
— Être à jamais unis dans l’Éternité ? murmura Aldo, soudain rêveur. Tu pourrais avoir raison.
— C’est pourquoi son dernier billet refusait que l’on tente quoi que ce soit pour la retenir ou la retrouver !
— Et ça te convient ?
— Si elle était seule, pourquoi pas ? Chacun est libre de sa propre vie. Mais outre la peine que nous aurions, il y a celle de Tante Amélie. Oh, elle ravalerait son chagrin, mais je suis persuadé que c’en serait fini de sa joie de vivre. Je sais ce que tu vas me dire : « L’an passé elle a cru que le Pr Zehnder allait nous l’enlever, pourtant elle n’a rien dit ! »
— Si. À moi, sur le ton de la plaisanterie, mais je sais qu’au fond elle le redoutait. Encore les revoirs fréquents étaient-ils possibles, mais que faire contre la mort ? Sinon penser que l’on en a peut-être soi-même pour peu de temps avant de rejoindre ceux que l’on a perdus.
— Nous, c’est du temps que nous sommes en train de perdre en philosophant à rebours. Alors, question : on fait quoi ? Tu pourrais aller jusqu’à la Ferme voir si d’aventure Hugo n’aurait pas refait surface…
— J’y vais de ce pas. Mais toi, à quoi vas-tu occuper tes loisirs ?
— Essayer de réfléchir histoire de me désennuyer. Une promenade me remettrait les idées en place… le long de la frontière par exemple : vérifier les dires de Durtal et repérer ses « trous » ?
— Pas une mauvaise idée mais fais tout de même attention !
— T’inquiète pas ! Il fait beau. La promenade sera charmante !
Il n’en lâcha pas moins un soupir quand la voiture d’Adalbert disparut au tournant de la route. Machinalement il fit quelques pas dans la même direction puis vira de bord afin de revenir à l’hôtel. Tout en marchant, il se retournait à intervalles irréguliers pour jeter un coup d’œil à cette route par laquelle Adalbert avait disparu, comme si elle l’attirait irrésistiblement, s’en rendit compte et se traita d’imbécile :
« Décidément tu dérailles ! » se reprocha-t-il en revenant à la position normale sans reporter son attention à ce qui se passait devant lui. Heureusement, le conducteur de la voiture qui venait en sens inverse avait de bons réflexes et donna un coup de volant qui lui évita de l’accrocher, puis s’arrêta tandis qu’une voix féminine mais furieuse se faisait entendre :
— Regardez un peu où vous mettez les pieds et cessez d’aller en zigzag. Vous avez trop bu ou quoi ?
La voiture – une Fiat dernier modèle ! – était décapotée, ce qui permit à Aldo, confus, de constater qu’elle était jeune – la trentaine environ – et plutôt belle avec son teint lumineux, ses cheveux châtains dépassant du foulard de soie, noué en marmotte sous le menton, un visage frais éclairé par des yeux clairs dont la teinte hésitait entre le bleu pâle et le gris. Qu’elle fût en colère était indéniable… et encore ! Aldo avait l’impression qu’elle la forçait. En outre, il n’avait aucune intention d’engager une dispute et lui sourit :
— Recevez mes excuses, Madame, et mes félicitations pour votre sang-froid. J’aurais été désolé que vous vous blessiez en quelque manière que ce soit. Cependant cette route me paraît suffisamment large pour nous deux…
Il pensait qu’elle allait poursuivre son chemin mais, au contraire, elle gara sa voiture et coupa le moteur :
— Vous habitez ici ?
— Pour le moment, oui ! Auriez-vous quelque chose contre cet hôtel ?
Elle se mit à rire :
— Absolument pas ! J’y habite et j’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénients ?
— Aucun puisque j’y ai moi-même élu domicile !
— C’est tout récent alors ? Parce que je ne vous ai pas encore vu.
— Tout récent en effet !
Il se voyait mal confier à cette charmante créature qu’il avait passé sa dernière nuit en prison. Question d’amour-propre ! D’autant que cette rencontre, à un moment où son moral lui jouait des tours, lui semblait rafraîchissante. Peut-être à elle aussi, car elle lui offrit un sourire radieux :
— Puisqu’il semble que nous rentrions tous les deux, partagerons-nous une tasse de café ? J’ai déjeuné chez des amis qui doivent ignorer que ce breuvage ne se prépare pas avec des cacahuètes grillées alors que celui de cette maison est divin ! Je revenais justement à l’hôtel avec l’intention d’en prendre une ou deux tasses.
— Je vous accompagnerai volontiers…
Il s’apprêtait à lui tendre la main pour l’aider à sortir de sa voiture mais elle avait déjà sauté sur ses pieds élégamment chaussés de daim du même bleu que son ensemble, le fond de l’écharpe qui entourait à la fois son cou et sa tête, son sac et ses gants.
— Avant de partager le café, nous pourrions faire connaissance ? Je m’appelle Elena Maresco, d’origine roumaine pour vous éviter de chercher d’où je sors. Et vous ?
— Morosini. Aldo Morosini, de Venise. Très heureux de…
Mais elle ne l’écoutait plus. Les yeux soudain agrandis, elle éclata de rire :
— L’expert en merveilles ? Le… prince ?
— On peut le dire ainsi mais…
— Quelle chance inouïe ! Venir dans ce coin perdu y respirer l’air vivifiant de la montagne pour oublier l’agitation du monde et rencontrer l’enchanteur Merlin ! C’est incroyable ! C’est comme un conte de fées !
Voilà que cela recommençait ! Alors que l’espace d’un instant il pensait accorder une trêve reposante à ses soucis, sa fichue réputation venait de le rattraper une fois de plus ! N’aurait-il donc jamais la chance de rencontrer quelqu’un – chez les femmes surtout ! – qui consente à ne voir en lui qu’un homme comme les autres avec qui on pouvait parler de sujets divers n’ayant strictement rien à voir avec la joaillerie ? Au fond, il devrait peut-être lui avouer tout de suite qu’il se trouvait – momentanément espérons-le – transformé en repris de justice et que s’intégrer à la liste de ses relations amicales n’était vraiment pas une bonne affaire. Elle s’enfuirait alors en courant ? Il le regretterait à cause de son rayonnant sourire si réconfortant dans la période noire qu’il traversait !… Il s’était décidé à lui faire entendre la cruelle réalité quand elle cessa brusquement de rire et le considéra avec inquiétude :
— Ah ! fit-elle. J’ai l’impression que mon enthousiasme et moi-même tombons plutôt mal ! Vous êtes ici incognito, sans doute ?
— Non puisque je me suis présenté. Seulement…
— Seulement il y a des moments où vous trouvez votre auréole lourde à porter ? Je me trompe ?
Merveille ! Cette Elena n’avait pas été fabriquée dans le même moule que les autres !
— Non. Vous ne vous trompez pas ! Je suis ici avec un ami…
— Votre autre vous-même, je pense ? L’égyptologue ?… Non, ne reprenez pas votre mine chagrine… et allons boire le bon café en parlant… de ce que vous voudrez !
— Et pourquoi pas de vous ? proposa-t-il, le sourire retrouvé. Une jeune femme aussi intelligente que belle est un présent du Ciel et je vous rends grâces !
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