— Dieu, que c’est agréable à entendre ! Cette fois on y va !

Et ils rentrèrent ensemble à l’hôtel.

Cependant, Adalbert jouait les frontaliers et, après quelques hésitations dues au fait que les chemins se ressemblaient fâcheusement et que les fermes isolées avaient toutes un air de famille, il avait fini par dénicher celle qui ne portait pas d’autre appellation, comme si elle était seule de son espèce. Peut-être parce que plus grande que ses sœurs, et qu’elle arborait à son faîtage un lion couronné qui était tout un programme. Ce fut donc vers là qu’Adalbert se dirigea, d’autant plus sûr de son fait que, dans la vaste cour, un homme jeune étrillait un magnifique cheval noir à la robe lustrée.

Il ne consentit à interrompre son travail que lorsque la voiture fut assez proche pour rendre nerveux le beau seigneur. Il fronça d’ailleurs les sourcils :

— Que voulez-vous ? lança-t-il rudement. Pirate est un pur-sang et ne supporte d’autre proximité que celle de son maître et de la mienne.

— Aussi n’est-ce pas mon intention de vouloir vous importuner, répondit Adalbert en stoppant son moteur. Si vous êtes Mathias Olger, c’est vous que je viens voir !

— Moi ? Et pour quelle raison ?

Descendu de voiture, Adalbert s’avança lentement :

— Je suis bien chez M. Hugo de Hagenthal ? engagea-t-il courtoisement.

— Oui, mais il n’est pas là ! Et si c’est moi que vous venez voir, je me demande où est le problème ?

— Sa présence pourrait vous être une aide dans l’épreuve que j’ai le regret de vous apprendre…

— Qu’il soit là ou non ne change rien à la chose ! Quelle nouvelle m’apportez-vous à la fin ?

— Vos parents ont été attaqués à la Seigneurie. Votre père est mort et je crains que votre mère ne…

Adalbert s’attendait à une réaction, une explosion de douleur ou n’importe quoi d’autre, mais ce ne fut pas comme il l’imaginait. Simplement, le regard de Mathias s’était élargi de stupéfaction et il appela :

— Frantz !

Un adolescent d’environ dix-sept ans sortit aussitôt de l’écurie.

— Préviens ta mère que je me rends à Yverdon, avec Monsieur. Mes parents ont été agressés et sont peut-être morts. Tu sais ce que tu as à faire ?

— Oui, Monsieur Mathias. Ce sera fait !

Prenant la bride du beau cheval, il le ramena dans sa stalle en courant et revint presque immédiatement avec un imperméable et des gants en expliquant que le portefeuille était dans une poche. Après quoi Mathias endossa le tout et monta dans la voiture d’Adalbert. L’action s’était déroulée si vite que celui-ci n’eut même pas le temps de réagir. Il le fit cependant quand son passager imprévu lui intima :

— Qu’attendez-vous pour démarrer ? Conduisez-moi à Yverdon ! Je veux les voir !

En d’autres circonstances, Adalbert eût sans doute émis des protestations car il détestait qu’on lui donne des ordres, surtout venant d’un parfait inconnu, mais au fond les choses ne s’arrangeaient pas si mal puisqu’il allait tenir à sa merci le garçon qu’il était venu interroger : entre la Ferme, quasi frontalière, et Yverdon, il y avait suffisamment de kilomètres pour causer.

Malheureusement, vu le profil buté que lui opposait son passager, ce n’était guère encourageant. Il ne savait trop comment entamer la conversation quand, sans tourner la tête vers lui, Mathias articula :

— Comment les a-t-on tués ?

— Poignard ! La gorge pour votre père, le dos pour votre mère qui tentait de s’enfuir.

— Qui a fait ça ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? La police d’Yverdon vous en apprendra davantage… quoiqu’elle n’ait pas l’air d’avoir inventé l’eau tiède. Parce que l’un de mes amis leur a rendu visite en début d’après-midi, ils ont conclu tout de suite à sa culpabilité…

— Qu’est-ce qui vous prouve qu’ils n’ont pas raison ? Il voulait quoi, votre ami ?

— Savoir où se trouve M. Hugo de Hagenthal. Mais ne vous emballez pas, vous aussi : mon ami était chez eux en début d’après-midi, et au moment où ils ont été assassinés il était en gare de Pontarlier, attendant le train de Paris…

— Si c’est lui qui le dit, ce peut être un mensonge. Qui est cet homme ?

— Je vous le dirai après et, pour ce qui est de la gare…

— Si c’est lui qui le prétend, je ne vois pas pourquoi on le croirait, et vous allez me dire…

— Rien du tout tant qu’on ne sera pas arrivés ! Je n’ai nulle envie de me casser la figure en votre compagnie. Cela posé, je consens à vous apprendre qu’il s’agit d’un officier de la police judiciaire française…

— Et ils l’ont cru ? ricana Mathias. Si c’est un Français lui aussi, son histoire est cousue de fil blanc et les loups ne se mangent pas entre eux !

— Oh, vous commencez à me chauffer menu, mon garçon, et j’ai une forte envie de vous planter là ! Quelques kilomètres à pied vous feraient le plus grand bien ! Un, mon ami est vénitien, et deux, l’inspecteur Durtal n’est pas de ceux qu’on achète. Même très cher ! Vous vous en rendrez compte quand vous le verrez !

— C’est une opinion, ce n’est pas une preuve, et si…

Un coup de frein brutal et Adalbert arrêtait sa voiture au bord de la route puis allongeait le bras et ouvrait la portière :

— Descendez ! intima-t-il.

— Que je…

— Vous avez parfaitement compris  ! Je vous ai dit de descendre ! Continuez donc à pied pour vous calmer ! Quant à moi, j’en ai assez de vous entendre dérailler à propos de tout et de rien !

— Rien ? La mort de mes parents ? On voit qu’il ne s’agit pas des vôtres !

Il y avait des sanglots dans sa voix et le bon cœur d’Adalbert y fut sensible. Comme néanmoins son passager allait descendre, il le retint par le pan de son imperméable :

— J’aurais dû garder ça présent à l’esprit, bougonna-t-il, et je vous offre mes excuses, ajouta-t-il en redémarrant. Mais je ne veux plus vous entendre avant Yverdon ! Vous raconterez votre histoire au commandant Schul… machin ! Je n’arrive pas à imprimer son nom !

— Schultheis ! C’est le grand patron… et c’est lui qui s’en occupe ?

— Étant donné la gravité de l’affaire, cela me paraît normal, non ?

— Oui. Vous avez raison !… Au fait, vous vous appelez comment, vous ?

— Adalbert Vidal-Pellicorne ! Égyptologue.

— Et vous trouvez que Schultheis est difficile à prononcer ?

À leur surprise commune, ils furent introduits sur-le-champ dès l’énoncé de leurs identités, et le pli soucieux s’était en partie effacé du front du policier :

— J’ai de bonnes nouvelles pour tous les deux, commença-t-il en leur indiquant deux chaises. D’abord, Mme Olger, votre mère, a survécu à ses blessures !

Le visage de Mathias s’illumina :

— Vrai ? Je peux aller la voir ?

— On vous y conduira dans un moment…

— Et mon père ?

— Malheureusement, là, il n’y a pas eu de miracle. Une gorge tranchée cela ne pardonne pas, et je vous offre toutes mes condoléances !

— Les miennes aussi ! murmura Adalbert en écho.

— En revanche, Mme Olger a, selon les médecins, une bonne chance de vivre encore de nombreuses années. La lame mortelle a dévié, évitant l’irréparable. Et elle se souvient de ce qui s’est passé…

Se tournant alors vers Adalbert, il ajouta avec un sourire :

— Je crois que je vais vous rendre le passeport du prince Morosini. En outre, veuillez présenter mes excuses à l’inspecteur Durtal ! Et… mais cela je le ferai moi-même !

Tandis qu’une voiture de police emmenait Mathias à l’hôpital, le commandant Schultheis remettait à Adalbert les papiers d’Aldo.

— Dites-lui mes regrets, mais dans l’état où se présentait l’enquête, je pouvais difficilement agir autrement.

— Puis-je savoir qui l’a dénoncé ?

— Non. Comprenez-moi ! Au point où nous en sommes… et de l’humeur où je vous vois, je craindrais trop d’être obligé de vous mettre en taule à votre tour pour voies de fait !

— Et cela vous ennuierait ?

— Plus que vous ne pensez !

— En ce cas, coincez-le vous-même, et selon sa punition, je verrai ce que je peux faire ! J’ai horreur des « cafardeurs ». Tout petit, j’étais déjà comme ça !

On se serra la main en riant et Schultheis ouvrit la porte pour laisser passer son visiteur, quand un homme, visiblement furieux, se précipita à l’intérieur et manqua de peu la collision :

— Cette fois, la coupe est pleine, vociféra l’arrivant. Je comprends maintenant comment la Suisse s’arrange pour être toujours un modèle de propreté : elle balance tranquillement ses détritus chez les voisins sans plus se demander ce qu’ils en pensent ! Seulement il arrive que lesdits voisins en aient par-dessus la tête et… tiens ? Vidal-Pellicorne ! Qu’est-ce que vous faites là, mon vieux ?

L’intrus n’était autre, en effet, que Lothaire Vaudrey-Chaumard, tellement en colère que c’était tout juste si la fumée ne lui sortait pas par les naseaux. Le commissaire, d’ailleurs, ne cacha pas son accablement :

— Monsieur le Professeur ! Encore vous !

— Encore moi, oui ! Et ce n’est pas fini ! La prochaine fois que je trouve les ordures de Sainte-Croix, ou d’ailleurs, sur mes terres des Fourgs, je les charge dans un camion et je viens les déverser devant votre porte au beau milieu de cette belle cité d’Yverdon ! C’est un peu commode, tout de même ! (Puis, se tournant sans transition vers Adalbert :) Comment se fait-il que vous soyez ici alors qu’on ne vous a pas vu à Pontarlier ? Vous êtes venu par avion ?

— Non. Par la route, mais j’avais une urgence ici… cependant, je comptais bien aller saluer Mademoiselle Clothilde et vous-même en repartant !

— Vous êtes seul ?

— Non. Morosini est là aussi… enfin, pas ici même…

— Où donc alors ?

— À Sainte-Croix, à l’hôtel de France où je retourne maintenant !

— Je règle ça et j’y retourne avec vous. Vous comprendrez sans peine…

— Messieurs, Messieurs ! intervint Schultheis sur un ton laissant entendre que sa réserve de patience s’épuisait. Je conçois que vous ayez plaisir à vous revoir, mais ceci est mon bureau et pas un salon. Donc, j’aimerais autant que vous alliez poursuivre votre conversation dans un lieu plus adéquat : la salle d’attente par exemple, où M. Vidal-Pellicorne pourrait patienter un instant pendant que j’en termine avec le Professeur ?

— Volontiers ! consentit Adalbert qui n’avait aucune envie de se mettre à dos le policier. Au revoir, M. le commissaire, et encore merci ! Je vous attends à côté, Professeur ! Prenez votre temps !

— Mais n’abusez pas du mien ! grommela le Suisse.

Adalbert n’en attendit pas moins plus d’un quart d’heure jusqu’à ce que reparaisse Vaudrey-Chaumard, apparemment calmé.

— Alors ? demanda-t-il. Vous avez obtenu satisfaction à ce que je vois ?

— Si l’on veut. Schultheis va prévenir les douaniers. Ce sont eux qui sont responsables de la ligne frontière, et on verra par la suite ! À présent, je vous emmène à Sainte-Croix récupérer Morosini et vos bagages, puis je vous reconduis à la maison ! Clothilde va être folle de joie !

— Soyez gentil de lui laisser le temps de se retourner, disons jusqu’à demain ? Pour ce soir, il vaut mieux que nous restions à l’hôtel, Aldo et moi. Nous… nous avons un problème dont il faut que nous parlions avant de reparaître à Pontarlier. On vous expliquera, mais…

— Bon, bon ! Ne vous tourmentez pas. On est amis et les amis peuvent tout comprendre. Vous êtes en voiture, je suppose ?

— Bien entendu !

— Alors, je vous laisse rentrer. J’ai une ou deux courses à faire pour ma sœur !… Demain à midi ?

— C’est d’accord… mais en attendant, ne dites à personne que nous venons et…

Il hésita à poursuivre. Si visiblement que Lothaire demanda avec une douceur bien inattendue de sa part :

— Il est si grave que ça, le problème ?

— Sincèrement, oui !

— On verra ça demain mais, en attendant, n’oubliez pas que nous sommes « vos amis », conclut-il en appuyant sur les deux mots, et que quand « nos amis » ont des soucis, il nous arrive même de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas !

Avant de quitter Yverdon, Adalbert fit un détour par l’hôpital. Il lui paraissait normal de savoir si Mathias voulait qu’on le ramène chez lui, mais le jeune homme lui répondit qu’il resterait cette nuit auprès de sa mère si, par malheur, son cas s’aggravait subitement. Il avait prévenu, au téléphone, Gertrude qui assumerait la bonne marche de la maison…

Rassuré de ce côté-là, Adalbert regagna Sainte-Croix.