En pénétrant dans l’hôtel, le premier coup d’œil d’Adalbert lui montra Aldo assis au bar en compagnie d’un verre, contenant très certainement une fine à l’eau, et d’un journal déployé, qu’il épluchait avec une attention soutenue. Ce que voyant, Adalbert, qui avait soif, subtilisa le verre, en avala le contenu et confisqua le journal… Naturellement, celui qui le lisait réagit !

— Qu’est-ce que… ah ! C’est toi. Tu ne pouvais pas te commander un verre ?

— Si ! Et c’est ce que je vais faire de ce pas. J’ai la langue tapissée de papier buvard !

En réponse, Morosini se tourna vers le barman en formant le chiffre deux avec ses doigts.

— Quelles nouvelles ?

Adalbert sortit le passeport de son ami et le jeta sur la table

— D’abord ça ! Tu ne seras pas renvoyé sur la paille humide des cachots !

— Ils ont trouvé l’assassin ?

— Non. Ils sont seulement sûrs que ce n’est pas toi, et tu devrais remercier le Ciel.

— Qui est-ce ?

— Tu m’écoutes, oui ? Je viens de te dire qu’ils savent que ce n’est pas toi. Faut pas en demander trop à la fois. Tu es disculpé, c’est le principal !

— Comment est-ce possible ? Surtout si vite ?

— Georg est bien mort, lui, mais sa femme n’a été que blessée, sérieusement, pourtant elle devrait s’en sortir et elle est lucide. Elle accuse un prêtre inconnu, nettement plus petit que toi. Donc, nous voilà tranquilles de ce côté !

— Et à la Ferme ? Quoi de nouveau ?

— Là, c’est moins réjouissant ! C’est moi qui ai appris à Mathias l’attentat contre ses parents et qui l’ai même conduit à Yverdon. Hugo de Hagenthal n’était pas chez lui. Il en est absent depuis quarante-huit heures. Mais j’ignore où il est allé, Mathias n’en sait rien.

— Comment ça, il n’en sait rien ? Son patron s’absente tout d’un coup sans dire où il va et cela te paraît normal ?

— Sans aller jusque-là, je dirais que c’est un serviteur à l’ancienne mode qui ne se permettrait pas d’interroger ledit patron. Ce que je sais est qu’il arrive à Hugo de disparaître deux, trois jours, parfois un peu plus sans dire où il va. Et il revient de même !

— Bizarre ! Et il y va comment  ? En voiture, en camionnette ou à cheval ?

— Ma foi, j’ai oublié de le demander !

— Ce ne sera pas difficile à vérifier ! On ira demain matin…

— Mathias n’y sera pas. Il reste pendant la nuit à l’hôpital pour être plus près de sa mère… Et maintenant, j’ai autre chose à t’apprendre à propos de demain : on déménage en France !

Et de raconter sa rencontre avec Vaudrey-Chaumard. Ce qui ne parut pas remplir Aldo de joie :

— Si on repart dans les mondanités, cela ne va pas simplifier nos recherches ! Ou bien as-tu perdu de vue que Plan-Crépin est toujours dans la nature, que le temps passe et que nous n’avons pas le plus petit début de piste ? Sans compter…

Il s’interrompit et se leva : Elena Maresco s’approchait de leur table, habillée pour sortir. Il lui sourit :

— Bonsoir, Mademoiselle ! Permettez que je vous présente…

— Vous savez que c’est inutile et que je sais parfaitement que voici M. Vidal-Pellicorne, une des gloires de l’égyptologie dont j’ai déjà lu deux livres avec plus que de l’intérêt ! Ravie de vous rencontrer, Monsieur.

Son sourire était si communicatif qu’Adalbert le lui rendit aussitôt en s’inclinant tandis qu’Aldo faisait les présentations en ajoutant :

— Mademoiselle Maresco est peintre paysagiste et s’intéresse vivement à cette région qu’elle ne connaissait pas encore. Je l’avais invitée à dîner avec nous ce soir, mais elle doit rejoindre des amis à la Résidence.

— Vous me le faites regretter, dit-elle gentiment. J’aurais aimé m’entretenir avec vous de vos travaux, Monsieur… mais ce que l’on ne fait pas un jour peut se faire le lendemain ?… À présent, permettez-moi de me retirer : je suis en retard ! C’est, hélas, l’un de mes nombreux défauts !

Elle leur serra la main puis disparut, leur laissant seulement la trace du parfum dont elle usait : une fragrance fraîche avec un soupçon d’orientalisme de bon ton qui lui allait bien. Adalbert la regarda partir avec un sourire amusé :

— Décidément, on ne peut pas te laisser seul cinq minutes… mais toutes mes félicitations : cette jeune femme est tout à fait charmante ! Où l’as-tu dénichée ? Dans l’escalier de l’hôtel ?

— Non ! Je me promenais sur la route et elle a failli m’écraser !

— Ben voyons ! Ce sont des choses qui attachent ! En tout cas, cela te va de me reprocher d’oublier notre pauvre Marie-Angéline quand, toi, tu batifoles avec une jolie inconnue !

— Ne dis donc pas de sottises ! J’avoue avoir pris plaisir à sa compagnie et à sa conversation. On a parlé de tout sauf de joyaux et autres parures. Pas plus que de pharaons, puisqu’elle savait aussi qui tu es. Dans l’espèce de marasme où je me débattais, je l’ai trouvée… rafraîchissante ! Oui, c’est le mot qui convient  !

— Entièrement d’accord, mais si nous émigrons à la maison Vaudrey, les relations seront peut-être plus difficiles à poursuivre ?

— Nous verrons bien ! Pour l’instant un seul objectif : Plan-Crépin !

— Et on a plus de chances d’avoir de ses nouvelles à Pontarlier que dans ce coin splendide.

Le lendemain, Elena prit la nouvelle de leur déménagement avec philosophie :

— Je suis ici pour un bon moment. Rien ne vous empêchera de venir bavarder avec moi quand vous aurez le temps.

— Nous n’y manquerons pas ! assura Adalbert, qui confia plus tard à Aldo :

— Tu avais raison sur toute la ligne ! C’est vraiment une fille épatante ! Dommage qu’il faille s’en séparer si tôt ! Tu as remarqué la couleur de ses yeux ?

— Nnnnnnon ?… Bleus, je crois ? répondit Aldo avec la désagréable impression de mentir.

Comment, en effet, aurait-il pu ne pas remarquer leur rare couleur de nuages qu’il n’avait rencontrée jusque-là que chez Pauline Belmont ? Une artiste elle aussi, et la seule femme qui ait eu le pouvoir de mettre en danger l’amour qui l’unissait à Lisa, sa femme. Aussi préféra-t-il rompre les chiens

— Je me demande si c’est une si bonne idée d’aller s’installer chez les Vaudrey-Chaumard ? Je crains que nous n’y soyons un peu comme en vitrine… alors que Marie-Angéline a formellement recommandé qu’on ne la suive pas.

— Ce qui est parfaitement idiot ! Une sorte de vœu pieux peut-être ? Elle nous connaît suffisamment pour savoir que nous sommes incapables de rester dans nos pantoufles tandis qu’elle se précipitait au-devant d’un danger peut-être mortel ? Que penses-tu qu’il arrivera quand elle aura remis le troisième rubis ? Le chevalier sans peur et sans reproche pour qui elle se dévoue aura-t-il seulement la possibilité de la sauver d’une mort certaine ? C’est lui qu’il faut d’abord retrouver, et si quelqu’un est capable de nous y aider c’est bien Vaudrey-Chaumard !

Il n’y avait rien à redire à cela !

En tout cas, l’accueil que leur réservèrent les gens du manoir fut plus que réconfortant… Clothilde les embrassa comme s’ils étaient ses frères, ne leur adressant qu’un reproche : pourquoi « notre marquise » – elle avait spontanément adopté cette formule signée Plan-Crépin ! – ne les accompagnait-elle pas ? La laisser seule dans son hôtel du parc Monceau avec des serviteurs dévoués, certes, mais plus très jeunes, lui semblait la pire des imprudences.

— Soyez persuadée qu’elle est loin d’être seule. Notre ami Langlois ne lui ménage pas la protection de ses hommes alors que l’emmener avec nous – et à son âge ! – à la recherche de Plan-Crépin était tout sauf raisonnable !

— En venant dans notre région l’idée ne vous a pas effleurés de la conduire chez nous ? Si nous n’avons pas les murailles redoutables et la puissance de feu du fort de Joux, je vous prie de croire que notre manoir dispose d’une force de frappe non négligeable ! Et j’ai peur que nous ne vous inspirions pas vraiment confiance, quelle que soit la chaleur de notre amitié ! Sans doute la trouvez-vous un peu trop récente pour être crédible ? conclut-elle avec une tristesse qui toucha les deux hommes.

— Quoi que vous en pensiez, répondit Aldo, nous ne vous ménageons ni notre confiance ni notre amitié. Il en va de même pour elle…

— D’autre part, poursuivit Adalbert, il eût été peu élégant, voire franchement grossier, de nous précipiter chez vous avec armes et bagages en criant « au secours ! ».

— En période normale et selon le code de la civilité puérile et honnête, on ne saurait trop vous louer pour votre discrétion, mais nous ne sommes pas en période normale, reprit Lothaire, et il est temps de vous mettre au courant de ce qui se passe ici depuis que les Hagenthal se sont implantés dans la région.

— Il y a longtemps qu’ils sont là ? demanda Adalbert.

— En vérité on n’en sait rien ! répondit Clothilde. Un beau jour on s’est aperçus de leur présence, et voilà tout ! Une frontière, au contraire de ce que l’on pourrait supposer, n’est pas et de loin une barrière infranchissable. Surtout en montagne où il y a plus d’échappées que l’on imaginerait.

— Surtout quand elle est chargée d’Histoire ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point le drame shakespearien que furent les derniers mois de celui que l’on appelait le Grand-Duc d’Occident ont marqué ceux de cette région… moi le tout premier, soupira Lothaire, et cela depuis les bancs de l’école où certains imbéciles en faisaient une sorte de Père Fouettard jusqu’au Collège de France où je suis devenu « spécialiste » de la question. Mais revenons-en aux Hagenthal dont les racines se cherchent au Tyrol mais que leurs ancêtres rapprochent des nôtres puisque, du couple Marie de Bourgogne-Maximilien d’Autriche, sont sortis les Habsbourg. L’unique héritière du Téméraire a mis sa main dans celle du futur empereur, apportant avec elle l’éclatante et dramatique légende de son père et de ses trésors. Si j’en juge par…

— Lothaire, coupa sa sœur, tu fais une mise au point sur ces gens-là ou tu nous délivres une conférence magistrale sur ton sujet préféré ?

— Ce qui signifie ?

— Que si c’est le cas, il vaudrait mieux la remettre après le déjeuner parce que celui-là sera immangeable quand tu en auras terminé.

— L’un n’empêche pas l’autre ! ronchonna-t-il, mais pour une fois tu as raison : allons manger… je continuerai entre les plats !

Comme il était à peu près impossible de lui faire perdre le fil d’une histoire quand il avait décidé de la raconter, la dernière bouchée de vol-au-vent avalée avec le secours d’un verre de vin d’Arbois, il reprenait son propos à l’endroit où il l’avait abandonné.

— Si j’en juge par la simultanéité avec laquelle les deux branches de cette famille se sont tournées vers nos montagnes, il y avait là un signe du Destin. Le premier fut naturellement le baron Hugo. Tombé amoureux, quand il avait trente ans, d’Hilda, la fille aînée du collectionneur hollandais Van Keers – laquelle reçut en se mariant l’un des trois rubis que nous connaissons –, il n’en eut pas d’enfants mais trouva le bonheur paisible que soudaient curieusement cette magnifique pierre et la fascination qu’exerçait sur l’un comme sur l’autre le destin tragique de celui qui l’avait possédée jadis. Nous savons à présent qu’il appartenait peut-être au Grand Bâtard Antoine, mais eux étaient persuadés qu’il était l’une des pierres du fameux Talisman. Ils s’y attachèrent même davantage quand Hugo devint le parrain du fils de son neveu, Karl-August, lequel avait épousé une jeune et charmante fille appartenant à la famille bourguignonne et comtoise de Saint-Sauveur. Cette dernière s’appelait Cécile. Elle était tombée amoureuse de Karl qui, lui, s’intéressait surtout à sa dot mais s’entendait à jouer le jeu. Il réussit à l’épouser en dépit de l’opposition du père. Cécile était majeure et pouvait disposer des biens que lui avait laissés sa mère morte quand elle avait douze ans… Une assez jolie fortune comportant pas mal d’argent et deux propriétés dont un petit château dans l’arrière-côte bourguignonne, et le manoir appelé la Ferme. Mais… pour l’amour du Ciel, Clothilde, tenez-vous tranquille un moment ! Vous avez quelque chose à dire ?

— Oui. Que cette pauvre petite qui avait tout ce qu’il fallait pour être heureuse perdit toutes ses chances le jour où elle épousa Hagenthal et…

— Parce que vous croyez que j’allais l’oublier ? On raconte ou on ne raconte pas, et j’ai l’habitude d’aller jusqu’au bout de mes propos !

— Je sais, mais je sais aussi…

— … que j’ai tendance à me croire en train de délivrer un cours au Collège de France !

— Pas du tout ! Que l’on a distribué des assiettes chaudes pour y recevoir le gigot qui refroidit tranquillement devant vous et qu’il serait temps de vous servir de ce couteau que vous brandissez dangereusement !