— Ce n’est jamais facile de faire deux choses à la fois et…
— C’est bien ce que je disais !
— Je vote pour la conférence ! Passez-moi le plat, Professeur ! engagea Adalbert en riant. J’adore découper !
Il hérita du gigot et Lothaire reprit sa péroraison :
— Où en étais-je ?… Ah oui ! Donc, Cécile croyait marcher vers le bonheur mais il n’en fut rien. À peine marié, Karl-August la délaissa dès qu’elle fut enceinte pour mener le genre de vie qui lui plaisait à Paris ou à Nice. Hugo vint au monde, et comme l’auteur de ses jours ne perdait jamais de vue ses intérêts, il tint à ce que le baron Hugo soit son parrain en dépit du fait qu’il n’existait entre eux aucune sympathie, mais le vieil Hugo n’ayant pas d’enfants cela lui semblait prometteur. Une bonne façon de faire tomber le rubis dans son escarcelle !… En attendant, il dévorait sans complexe la fortune de sa femme dont on chuchotait qu’il la maltraitait, mais comme la malheureuse continuait à l’adorer, personne n’en parlait. Le couple séjournait cependant assez rarement à la Ferme. Juste pour entretenir quelques relations avec la Seigneurie. Quant au petit château bourguignon, Karl le vendit quand l’argent commença à se faire rare, et l’on habitait surtout à Innsbruck. Lorsque Cécile mourut subitement, Karl afficha une douleur qu’il était sûrement loin d’éprouver et voulut vendre la Ferme, mais elle appartenait à Hugo et c’était un bien inaliénable, sauf s’il n’y avait plus de descendant direct – mâle ou femelle ! – des Saint-Sauveur. Hugo, lui, avait grandi, d’abord interne dans un collège, puis étudiant. Il n’allait presque jamais à Innsbruck mais souvent à la Ferme, ce qui lui permettait de voir son parrain auquel il était très attaché, alors que son père n’y mettait pratiquement jamais les pieds, bien qu’il en espérât l’héritage, étant le plus proche parent… Mais il était trop occupé à mener joyeuse vie, en France de préférence, et collectionnait les maîtresses. Bien qu’il sût pourquoi le vieil Hugo avait changé de nationalité, il ignorait tout des étranges dispositions de son testament, et votre apparition dans notre paysage, mon cher prince, a été pour lui une surprise totale. Voilà, en gros, ce que j’avais à vous dire… et j’espère n’avoir pas été trop long ? ajouta-t-il avec une grimace à l’adresse de sa sœur.
— Je vais vous faire apporter de la moutarde, de la mayonnaise et des cornichons. Votre gigot doit être froid ?
Adalbert prit la parole :
— Ne me taxez pas d’indiscrétion, Professeur… mais…
— Si vous avez une question à poser, n’hésitez pas, mon ami ! Ce que je souhaite surtout, c’est éclairer votre lanterne sur l’étrange tournure qu’ont prise, depuis la mort du vieil Hugo, les événements de notre paisible vie comtoise. Alors, allez-y !
— Vous semblez nourrir des griefs personnels contre ce personnage. Cela a-t-il un rapport avec le fait qu’il entretenait des relations intimes avec Mme Isoline de Granlieu ?
— Naturellement ! Bien qu’elle ne fréquentât pratiquement plus personne depuis la mort de son fils, nous avions, Clothilde et moi, une profonde amitié et du respect pour la vieille Mme de Granlieu, et sa mort, telle que nous l’avons apprise, nous a écœurés !
— Vous voyez en lui un coupable ?
— N’ayant aucune preuve je n’ai pas le droit d’en faire état, mais je mettrais ma main au feu que, s’il n’a pas manié lui-même l’arme meurtrière – bien trop malin pour cela ! –, il a ordonné le crime. J’ajouterai d’ailleurs que le décès bizarre de sa pauvre folle de belle-fille me semble tout aussi suspecte. Un arrêt cardiaque suscité par une peur violente ? On dit que ce cœur était fragile et je ne vois pas comment Karl – à Bruxelles paraît-il ? – aurait pu s’y prendre, mais je ne peux m’empêcher de le soupçonner. Pourtant, ce n’est pas la raison pour laquelle je l’ai chassé le soir de la fête. Car c’est cette altercation, n’est-ce pas, qui vous intrigue ?
— Je l’avoue ! Comment pourrait-il en être autrement ? Votre hospitalité avait été si généreuse !
— Il était réussi, notre Tricentenaire, et j’en ai été si heureux que son apparition m’a mis hors de mes gonds ! Il faut que Regille soit un fichu imbécile pour avoir osé l’amener chez nous !
— Si vous le permettez, c’est à moi de poursuivre, coupa Clothilde. Cet homme – il n’y a pas si longtemps ! – m’a fait une cour insistante au point d’en être gênante. Il me poursuivait partout en dépit de mes refus réitérés de l’écouter. Ce que voyant, mon frère s’est laissé emporter par la colère et l’a jeté dehors dans toute l’acception du terme. Il a même surenchérit d’un coup de pied au derrière !
— Et il a eu l’audace de revenir ? s’étonna Aldo.
— Ce genre d’homme a toutes les audaces. Il pensait que sous l’égide de Regille, que nous connaissons depuis toujours – c’est un vieil imbécile mais il ne ferait pas de mal à une mouche ! –, la simple politesse m’obligerait à le recevoir.
— Étant donné la chaleur de vos relations, Hagenthal devait bien penser que vous ne lui ouvririez pas les bras ?
— Qu’on le reçoive ou pas, ce n’était pas le but recherché : il voulait profiter de la présence ici de tout ce qui compte pour s’annoncer comme le nouveau seigneur de Granlieu. En outre, épouser Marie qui n’a rien d’une pauvresse va lui permettre de tenir état brillamment. Enfin, nous allons être voisins ou presque. Il veut pouvoir surveiller ce qui se passe ici et, comme vous devez vous en douter, je ne vais pas le laisser faire
— Ne vous tourmentez pas trop ! apaisa Aldo. Le commissaire principal Langlois l’a dans le collimateur, et il va bien falloir qu’il compte avec lui… et avec nous !
Le repas terminé, on se dirigea vers le salon pour le café et ses accompagnements, eaux-de-vie et cigares. Pendant le déplacement, Aldo s’était arrangé pour retenir brièvement Adalbert :
— Fais donc un doigt de cour à Mademoiselle Clothilde ! murmura-t-il. Je voudrais dire un mot à son frère !
Celui-ci ayant accepté d’un battement de paupières, il accapara Lothaire qui faisait un choix parmi les flacons d’alcool :
— En dehors du fait que c’est une très charmante femme et que vous ne manquez pas de fortune, pourquoi donc notre homme a-t-il tenté de s’introduire dans votre famille ? Je suppose qu’il possède les trois rubis maintenant ?
— Et vous croyez que cela lui suffit ? Vous oubliez le diamant qui composait avec eux le Talisman ?
— Et je pense que vous ne le possédez pas ?
Lothaire pêcha une bouteille de vieil armagnac, pour en verser dans un verre :
— Qu’est-ce qui peut bien vous le faire croire ? fit-il en riant.
— Le nombre de questions que vous m’avez posées lors de notre premier séjour ici !
— Et qui vous a quelque peu agacé, non ?
— Oui. J’ai eu alors l’impression que vous ne nous aviez invités que pour pouvoir me tirer les vers du nez à loisir.
— Vous n’aviez pas tout à fait tort. Non seulement vous méritez largement votre réputation, mais vous êtes une mine de renseignements. D’autre part, je ne vous ai pas menti en disant que j’étais persuadé de la présence d’une partie non négligeable, peut-être, du fameux trésor disparu après Grandson et Morat. Et j’ai pour cela la meilleure des raisons !
— Vous en avez trouvé des traces ?
— Il se pourrait, mais, si vous le permettez, nous en reparlerons, seul à seul, plus tard… Je sais maintenant que l’on peut vous confier tous les secrets…
— Et pas à Vidal-Pellicorne ?
— Si, évidemment, puisque vous êtes inséparables et qu’il est votre autre vous-même, mais, par exemple, je ne souhaite pas que ma sœur l’apprenne ! Simplement parce que je tiens à protéger son repos. Elle est le seul être que j’aime en ce bas monde.
— Merci de votre confiance ! Elle m’encourage à vous poser deux questions. La première est : d’où vient cette étrange ressemblance entre Hugo de Hagenthal et le Téméraire ?
— Ah ça, voilà des années que je me la pose, et sans jamais obtenir de réponse entièrement satisfaisante. La loi de Mendel, certes… Encore qu’après plusieurs siècles… Une des maîtresses du duc Philippe, mais il y a aussi le côté portugais qui, lui, ne s’explique pas, la duchesse Isabelle, mère de Charles, ayant été d’une vertu sans faille !
— Alors, un caprice de la nature ?
— Je ne vois pas d’autre explication ! Avec elle, on ne sait jamais…
— De toute façon c’est un problème secondaire. Ce que je voudrais savoir c’est où il est passé ? Cela nous donnerait au moins une chance de retrouver Marie-Angéline… puisque c’est lui qui l’a appelée !
— Non !… Non, ça vous n’arriverez pas à me le faire avaler ! Jouer sur les sentiments d’une pauvre fille pour sauver sa peau, ce ne peut être lui !
— Alors, dites-moi où il est ?
— J’aimerais pouvoir vous répondre… tout ce que je peux avancer c’est qu’il s’absente parfois pendant plusieurs jours sans informer personne du lieu où il se rend !
— Même à ses plus fidèles serviteurs ? C’est difficile à croire !
— Pas pour lui… ni pour eux ! Peut-être parce qu’ils n’appartiennent pas vraiment à notre temps ? Leurs relations ont une connotation… féodale !
— Ou alors il y a quelqu’un dans sa vie, qu’il entend préserver à tout prix !
— À qui pensez-vous ? Une femme ? Si c’était cela, il l’épouserait…
— Même si elle est mariée ?
1 À l’exception des palaces, le téléphone dans les chambres d’hôtel n’était pas encore généralisé.
3
Un homme d’un autre âge
En dépit du temps printanier à souhait qui régnait sur la région depuis une demi-semaine, du grand ciel bleu, sans un nuage mais traversé du vol rapide des hirondelles occupées aux minutieux travaux de leurs nids, bref, de ce superbe paysage étendu sous ses yeux, Aldo ne parvenait pas à se mettre à l’unisson. Il y avait cinq jours à présent que Plan-Crépin avait disparu sans que l’on réussît à relever la moindre trace. La dernière se situait dans la salle des pas perdus de la gare de Lyon où l’un des bagagistes l’avait remarquée à cause de son équipement quasi tyrolien : long loden vert sapin, feutre assorti, orné d’un petit blaireau et retroussé par-derrière façon Louis XI, sur un chignon jaune pâle, elle consultait l’affichage des départs de trains, une mallette déposée entre ses pieds… et son nez pointu était un peu plus conséquent que la normale. Mais ce n’était pas encore ça qui chamboulait Morosini et l’empêchait de jouir de ce temps délicieux, c’était ce que le patron de la Sûreté générale, son ami Pierre Langlois, était en train de lui confier au téléphone :
— Essayez de convaincre Mme de Sommières d’aller faire un tour dans l’un de ses châteaux familiaux : par exemple au Pays basque, chez Mlle de Saint-Adour…
— … on l’appelle Madame, rectifia machinalement Aldo. Elle est chanoinesse…
Naturellement la voix du policier enfla de plusieurs octaves :
— Vous croyez vraiment que cela présente quelque intérêt quand je vous dis que, selon moi, le quartier du parc Monceau me paraît suspect ? Ou alors si vous n’avez rien compris, allez me chercher Vidal-Pellicorne !
— Excusez-moi ! Je me fais tellement de soucis que j’ai tendance à percuter à retardement.
— Aussi, je répète ! Les jardiniers du parc, côté avenue Vélasquez, ont déterré, sous un massif de rhododendrons, le cadavre d’un serpent non venimeux, style couleuvre, mais d’une taille suffisante pour terrifier n’importe qui, et je suis persuadé que c’est la cause de l’arrêt cardiaque de la jeune Mme de Granlieu. Vous, je ne sais pas, mais moi je sais que si j’en voyais un surgir en pleine nuit au pied de mon lit, je serais capable d’un faire autant !
— Il est certain qu’il n’a pas dû atterrir là par l’opération du Saint-Esprit.. Mais si quelqu’un l’a apporté, pourquoi ne pas l’avoir remporté ?
— Je n’ai aucune réponse à cela. Quoi qu’il en soit, je serais beaucoup plus tranquille si vous consentiez à la convaincre d’aller respirer l’air pur de la campagne !
— Je croyais que vous pouviez assurer sa protection à cent pour cent ?
— Plusieurs affaires me tombent dessus et je ne peux pas déléguer en permanence deux de mes hommes ! Si ce n’est chez la cousine, elle pourrait aller à Rudolfskrone. On serait ravi de la recevoir !
— Sans aucun doute ! Et je pense qu’ici même…
— Je ne suis pas certain que ce serait une bonne idée dès l’instant où l’on ignore toujours où est Marie-Angéline !
Adalbert, qui s’était emparé de l’écouteur pour ne rien perdre de la conversation et, au besoin, y mettre son grain de sel, ouvrit des yeux ronds :
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