Il n’en fut pas moins heureux de constater que le soir tombait quand ses yeux découvrirent le paysage familier, les collines qui forment à Hennebont une enceinte naturelle, les eaux calmes du Blavet où les barques remontaient lentement de la mer, les cris rauques des oiseaux marins et le tintement mélancolique des cloches du soir. Une bouffée de joie emplit son cœur, comme chaque fois qu’il retrouvait la cité de son enfance mais, ce soir, elle était plus intense que jamais, presque insupportable parce que s’y mêlaient la griserie d’une liberté qu’il ne permettrait plus qu’on lui reprît et cette espèce d’excitation que l’on éprouve quand on a coupé derrière soi les derniers ponts. Pour Gilles, le vol du cheval avait été ce dernier pont. Plus jamais, il ne pourrait retourner à Vannes où peut-être, à cette heure, on le cherchait pour le mener pendre. Il avait le droit d’oublier le Séminaire, de penser à la vie, à l’avenir… à Judith. Et il découvrait aussi qu’il aimait chaque pierre d’Hennebont.

Celles des courtines rousses et des vieilles tours de l’ancien château où tant de fois il avait poursuivi le fantôme de Jeanne La Flamme 1, celles des remparts noircis par le temps et devenus, avec leurs beaux arbres, douce promenade de bourgeois paisibles, celles des ruelles escarpées de la Vieille-Ville tendues comme un filet bleu autour de la belle église Notre-Dame du Paradis, celles des maisons rajeunies du Bourg-Neuf, celles enfin des hôtels de la Ville-Close dont les pignons abritaient une noblesse arrogante à laquelle il appartenait par le sang mais qui cependant, à de rares exceptions près, s’écartait de lui avec mépris, toutes ces pierres usées prenaient ce soir l’aspect fragile, le visage menacé des choses que l’on va quitter pour longtemps…

Franchie la vieille enceinte fortifiée, Gilles déboucha brusquement au milieu d’une espèce de kermesse flamande les deux régiments dont il avait relevé les traces sur la route étaient bien là, emplissant la ville du joyeux vacarme des troupes en campagne. À la lumière des torches, Hennebont ressemblait à une prairie au printemps grâce au foisonnement des uniformes clairs : blancs à plastrons et revers jonquille pour le régiment de Turenne, bleu et rouge pour celui d’Anhalt. Les bivouacs s’organisaient autour des feux, près des tambours sur lesquels-on jouerait aux dés après la soupe sous la garde des mousquets en faisceaux. Des groupes d’officiers portant tricornes noirs galonnés d’or et cocardes blanches se dirigeaient nonchalamment vers la masse trapue du Bro-Erech, la Ville-Close, gardée par sa vieille porte-prison, où sans doute le souper les attendait dans les nobles maisons où ils avaient pris logis. L’air sentait bon le bois brûlé, la paille, le cidre frais et la soupe aux choux. Le grand vent du matin avait fait place à une brise fraîche et humide où se devinaient déjà les odeurs du printemps.

Il n’existait pas de presbytère à Hennebont. Ce que l’on appelait « La Maison des Prêtres » se situait dans la rue Neuve qui, en dépit de cette appellation optimiste n’en datait pas moins de deux bons siècles. C’était une maison couleur de crépuscule, avec de petites fenêtres et une porte cintrée, si basse qu’il fallait se baisser pour franchir son seuil. Mais Gilles ne passa pas cette porte : en habitué des lieux, il s’engagea dans un étroit boyau collé au flanc de la maison et gagna la cour de derrière où il savait trouver une écurie. Une petite écurie d’ailleurs car, jusqu’à présent, son unique habitante avait été Églantine, la vénérable mule de l’Abbé mais il devait y avoir place pour deux.

Il allait en soulever le loquet quand le battant s’ouvrit livrant passage à un garçon maussade et mal peigné, vêtu d’une veste en peau de chèvre et de larges braies plissées tellement couvertes de taches qu’il n’était plus possible d’en déterminer la couleur originelle, mais armé d’une grosse lanterne que d’un geste peureux il faillit jeter dans la figure de Gilles en découvrant la double et fantastique silhouette du jeune homme et du cheval. Il eut ensuite un gloussement de terreur, se signa précipitamment et gémit en reculant dans l’ombre protectrice de l’écurie.

— Spered-Glan ! AnDiaoul 2 !…

Gilles se mit à rire.

— Mais non, pauvre idiot ! Ce n’est pas le Diable. C’est moi, Gilles Goëlo, le filleul de Monsieur le Recteur. Sors d’ici et laisse-moi entrer. Il n’y a pas place pour deux.

Mal remis de sa peur, l’autre bredouilla quelque chose d’incompréhensible en tremblant si fort que la lanterne faillit lui échapper et choir dans la paille.

— … Tiens ta lanterne mieux que ça ! protesta Gilles en lui redressant le bras. Tu vas mettre le feu à l’écurie et nous rôtir tous les quatre ; toi, moi, ce cheval que je te confie et la brave Églantine que voilà.

Gilles ne jugea pas utile de donner au garçon d’autres recommandations. Celles qu’il venait d’énoncer étaient d’ailleurs de pure forme car Mahé s’il était sale, paresseux et sournois, si, dans son rôle de valet du recteur, il constituait une sorte de pénitence supplémentaire pour le saint homme car il se bornait à peigner nonchalamment ses perruques et les peignait mal, était passionnément amoureux des bêtes et professait pour le cheval une sorte de religion. Il tenait cela de son père qui avait été jusqu’à sa mort palefrenier chez M. du Bois-Guehenneuc. Il prit la bride du beau cheval volé avec une espèce de révérence et oublia complètement Gilles pour entonner une manière de complainte à lèvres closes destinée à charmer le noble animal.

Tranquillisé là-dessus, Gilles traversa la cour et par la porte de derrière pénétra dans le couloir pavé de gros galets ronds qui partageait en deux le rez-de-chaussée. Un escalier menant à l’étage en partait et deux portes seulement y ouvraient, face à face. Le jeune homme choisit celle derrière laquelle on entendait des bruits de casseroles, entra et s’arrêta sur le seuil de la cuisine, surpris par l’étrange spectacle qu’il découvrait.

Debout devant l’énorme cheminée de pierre où, sous une petite marmite noire, flambait un grand feu, une vieille femme en cotillons noirs et coiffe blanche, semblable à quelque prêtresse d’un culte obscur, adressait des imprécations à un adversaire invisible en agitant de temps à autre un poing menaçant. Elle allait et venait devant le feu, donnant par-ci, par-là un coup de sabot à une bûche puis reprenait sa promenade avec une colère croissante. Finalement, elle s’arrêta, arracha du manteau de la cheminée un gros chapelet d’oignons, le fourra tout entier dans la marmite sans même prendre la peine de l’éplucher puis, soulagée sans doute, se laissa choir sur la pierre de l’âtre, les genoux à la hauteur du menton, posa ses bras par-dessus, sa tête sur le tout et se mit à pleurer en trépignant.

Ce chagrin imprévu jeta Gilles à genoux près d’elle.

— Katell ! Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi pleures-tu ?… Un malheur est-il arrivé ?

Elle sursauta, darda sur le nouveau venu un regard ruisselant, d’un étonnant bleu de lin mais encore plein de colère.

— Sainte Anne bénie ! s’exclama-t-elle. Il ne manquait plus que celui-là ! D’où sors-tu comme cela, mauvais garnement ? Et dans quel état ? Tu es fait comme un voleur et sale comme une soue à cochons ! Allons ? Dis un peu d’où tu viens ?

— Mettons que je tombe du ciel. Et il a plu toute la journée. Mais cela ne me dit pas pourquoi tu pleures ?

— À cause du Ciel, justement. Et si tu es son dernier cadeau, c’est signe que Notre-Seigneur a quelque chose contre moi. Il faudra que j’aille à confesse… Allons, debout ! Déshabille-toi ! Tire de l’eau et lave-toi ! Tu es en train de souiller toute ma cuisine. Et dire qu’on te fait étudier pour être curé… Joli curé qu’on va avoir là ! Tu ressembles à Mahé…

Oubliant son chagrin, Katell qui était la sœur de Rozenn entreprit de récurer Gilles, le dépouilla comme un lapin, jeta ses vêtements dans un coin avec un immense dégoût et le lava à grande eau devant le feu avant d’aller tirer d’un grand coffre des vêtements usagés mais propres qui provenaient du beau-frère de l’Abbé, le vicomte de Langle et avaient été donnés par sa femme en vue d’éventuelles charités. C’est ainsi que le jeune homme se trouva nanti d’une vieille veste de chasse en drap vert bouteille, ornée de boutons de cuivre et de grands revers aux manches et aux poches, d’une culotte à boucles de gros velours marron et d’une paire de bas rayés qui ne lui allaient pas trop mal. Et tout en le remettant ainsi à neuf, Katell consentit enfin à lui donner la raison de sa grande colère : le Recteur avait emporté le souper qu’elle venait de mijoter chez un pauvre pêcheur dont l’épouse venait de mettre au monde son huitième enfant.

— Il donne jusqu’à ses chemises, s’indigna la fidèle servante. Si Madame sa sœur ne s’en mêlait, il irait le derrière à l’air et c’est sûrement l’un des plus pauvres de nos recteurs. Et pas en si bonne santé avec ça !…

Un brin mélancolique à la pensée du souper disparu alors qu’il aurait pu manger la table tant il avait faim, Gilles remarqua mi-figue, mi-raisin :

— Et c’est pour qu’il aille mieux que tu veux lui faire manger des oignons avec leur pelure ?

Le résultat de ces quelques mots fut étonnant. Fondant sur la petite marmite noire comme un épervier sur sa proie l’irascible Katell l’arracha du trépied, ouvrit la fenêtre et jeta dans la rue le contenu tout bouillant et sans même s’assurer que personne ne passait. Puis, lançant la marmite dans l’évier, elle essuya ses mains à son tablier en marmottant :

— J’ai honte de moi. Mais j’étais si fort en colère.

— Je te comprends un peu, fit-il, mais maintenant il n’y a plus de souper du tout. Et moi qui avais si faim. Je regrette les oignons.

— Faut pas ! J’ai une… petite réserve dans un coin pour les coups de temps comme celui-là ! Vous aurez des crêpes, de la bouillie d’avoine et peut-être aussi…

Elle s’interrompit au bruit d’une porte qui se refermait, serra les lèvres comme si elle avait été sur le point de livrer un secret d’État et se rua sauvagement sur sa plus grande marmite dans laquelle elle précipita un boisseau de farine d’avoine. Des pas se rapprochaient, des pas lourds qui raclaient un peu les galets du couloir trahissant une grande fatigue.

Quand il le vit entrer dans la cuisine, avec sa grande pèlerine noire alourdie d’eau, Gilles pensa que son parrain avait changé depuis la Toussaint. À quarante-trois ans, l’abbé Vincent-Marie de Talhouët-Grationnaye 3 en paraissait bien davantage. Sa taille se courbait un peu et, entre la soutane noire et la perruque blanche, le visage bien dessiné, ouvert et toujours si affable portait les traces d’un labeur incessant et d’une grande lassitude.

— Le temps change encore, ma bonne Katell ! soupira-t-il d’une voix douce en secouant ses épaules trempées. Voilà que le vent nous a ramené la pluie…

Il s’interrompit en découvrant découpée sur le fond rougeoyant de la cheminée, la silhouette de celui qui l’attendait. La stupeur et une vague inquiétude arrondirent un instant ses yeux clairs.

— Toi ici ? Mais comment se fait-il ? Tu as reçu de mauvaises nouvelles ? Ta mère n’est pas…

Gilles salua comme il eût salué le Roi lui-même.

— Si j’ai reçu de mauvaises nouvelles, du moins ne concernent-elles que moi, Monsieur. Ma mère va bien, j’ai tout lieu de le penser. Mais je vous demande bien pardon d’arriver ainsi chez vous sans vous avoir prévenu.

— Tu sais que tu n’as pas à prévenir, que la maison t’est toujours ouverte… surtout si, comme je crois le deviner tu as quelque chose de grave à me dire.

— C’est vrai, Monsieur. Quelque chose de très grave mais qui, je pense, ne sera pas une surprise pour vous.

L’Abbé hocha la tête, visiblement de plus en plus soucieux.

— Eh bien, allons dans ma chambre et laissons Katell à sa cuisine.

Ils quittèrent la grande salle chaude où Katell, marmottant toujours, commençait à mettre le couvert et gagnèrent l’étage où, sur un palier glacial, ouvraient les chambres abritant le Recteur et ses vicaires, trois en résidence continuelle, le quatrième, l’abbé Duparc spécialement chargé du hameau de Saint-Gilles résidant sur place à la Vicairerie.

Celle de M. de Talhouët était une pièce lambrissée mais très modestement meublée, sans tapis ni rideaux. Le seul luxe de cette chambre était, avec le feu de la cheminée, une petite bibliothèque garnie de quelques beaux livres dont les reliures patinées par un long usage luisaient doucement de leurs ors ternis. Livres de piété ou d’histoire pour la plupart parmi lesquels se glissaient quelques ouvrages de Voltaire hérités d’un paroissien farceur et dont l’Abbé n’avait conservé que les moins choquants pour son âme pieuse.