Il fit asseoir son filleul sur l’unique chaise et s’installa lui-même sur son lit, de préférence à sa table de travail pour éviter toute attitude susceptible d’évoquer un jugement.
— Je t’écoute, dit-il, mais suis-je dans l’erreur en pensant que ta visite de ce soir a quelque chose à voir avec la lettre que tu m’as écrite voici deux mois ?
— Vous ne vous trompez pas, Monsieur. Voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi je n’ai pas reçu de réponse ?
L’abbé sourit.
— Que la jeunesse est impatiente ! Je ne pouvais rien te répondre tant que je n’en avais pas fini avec ta mère. Or, tu le sais parfaitement, on ne discute pas facilement avec elle quand il s’agit de ses convictions. Mais je ne désespère pas avec du temps de l’amener…
— Non, Monsieur, coupa Gilles. Elle ne changera jamais et c’est parce que aujourd’hui j’en ai eu l’assurance que je suis venu à vous.
Et il raconta ce qui s’était passé dans le cabinet de l’abbé Grinne. Il le fit brièvement, calmement, et avec une fermeté qui frappa son interlocuteur. Comme le sous-principal tout à l’heure, M. de Talhouët eut soudain conscience d’avoir en face de lui un être différent, presque un inconnu. Il en éprouva peu de surprise mais une sorte de tristesse jointe à la bizarre excitation d’un spectateur qui, au théâtre, attend le lever du rideau.
Il écouta jusqu’au bout sans mot dire. Et même quand s’éteignit la voix du jeune homme, il laissa le silence s’installer entre eux tandis qu’il se levait pour aller tisonner le feu et y jeter une nouvelle bûche. Mais il ne revint pas prendre sa place sur le lit et demeura debout devant la cheminée offrant ses mains à la chaleur.
— J’ignorais que ta mère eût écrit, dit-il enfin, et j’ignore tout des raisons qui lui ont dicté cette lettre. Mais es-tu bien certain, toi-même, de ne pouvoir accéder à ses désirs ? La jeunesse est vive et prompte. Moi-même, jadis, j’ai un moment rêvé de servir le Roi dans la cavalerie.
— Je suis sûr de moi, s’exclama Gilles avec passion. Et vous le savez bien, Monsieur, vous qui par deux fois déjà m’avez empêché de m’embarquer. Avez-vous oublié que j’ai éperdument souhaité m’enrôler sur la Surveillante aux ordres de votre ami de glorieuse mémoire, monsieur Du Couédic ? Vous me disiez que j’étais trop jeune, que je devais terminer mes études…
— Et j’avais raison. Si tu avais suivi mon pauvre Du Couédic, tu serais peut-être mort, ou estropié !
— Ou couvert de gloire comme le timonier Le Mang que nous admirons tous, à Kervignac. Et même si j’étais mort cela vaudrait mieux pour moi que pourrir lentement au fond d’un cloître ou d’une sacristie.
L’abbé de Talhouët fronça les sourcils.
— Gilles ! corrigea-t-il sèchement. Tu t’oublies !
Douché, le jeune homme baissa aussitôt pavillon.
— Pardonnez-moi ! J’aimerais mieux mourir que vous offenser car je vous aime et vous respecte. Mais je répète que vous connaissiez le fond de mon cœur et lorsque je vous ai écrit…
— Eh bien, venons-en à cette lettre. En toute franchise, elle ne m’a pas surpris car, entre nous, je ne croyais plus guère à une visite possible de la Divine Grâce chez toi. Et je suis allé voir ta mère pour essayer de plaider ta cause…
— Essayer ? coupa Gilles, stupéfait. Voulez-vous dire… qu’elle ne vous a pas écouté ?
— Disons… qu’elle m’a écouté mais qu’elle ne m’a pas compris. « Ce sont là, m’a-t-elle dit, aspirations passagères d’un garçon en contact continuel avec d’autres garçons destinés à des carrières mondaines. En outre, la proximité d’un port a des effets certains sur l’imagination des jeunes gens. Cela passera à Gilles quand il sera véritablement engagé dans la voie qui doit être la sienne… » « Et si cela ne passait pas ? » ai-je dit. Elle m’a alors regardé avec un sourire, comme si elle était au courant de choses secrètes que je ne pouvais percevoir, puis elle a affirmé, avec une grande conviction : « Cela passera. J’en suis plus que sûre. Ne savez-vous plus que Dieu peut accomplir des miracles ? C’est chose aisée pour Lui qu’attirer l’âme encore rétive d’un enfant qui Le connaît mal… » Il n’y avait rien à ajouter à cela. Je n’ai pas insisté, pensant que le temps n’était pas encore venu de ta sortie de Saint-Yves, que cela me laissait celui de revenir à la charge. Mais je me suis trompé. Et j’en viens à me demander si ce n’est pas cette démarche qui l’a déterminée à brusquer les choses. Apparemment, ajouta-t-il avec un demi-sourire, tu les as brusquées encore plus qu’elle. Mais que vas-tu faire maintenant ? Tu me parlais, dans ta lettre, d’une école militaire…
Les yeux du jeune homme scintillèrent.
— Écoutez les bruits qui emplissent la ville, cette nuit, monsieur le Recteur ! Le Roi envoie des régiments au secours des « Insurgents » ! Je veux, moi aussi, aller en Amérique et me battre. L’occasion est là, devant moi. Demain, à l’aube, avec votre permission, je me présenterai à un sergent recruteur du régiment de Turenne et l’on m’engagera. Ou alors… j’irai à Brest m’enrôler sur un vaisseau. Ce ne sera pas plus difficile.
L’Abbé n’en doutait nullement. Les racoleurs de l’armée ou de la marine seraient trop heureux de mettre leurs griffes sur ce grand garçon qui ne demandait qu’à verser son sang. Et, au bout de quelques années… ou de quelques mois, lui, Talhouët verrait revenir un homme vieilli avant l’âge, ou un éclopé. Il n’y aurait plus de flamme dans les yeux qui le regardaient si droit et plus rien, dans ce cœur, que du désenchantement. Mais cette campagne d’Amérique dont on parlait beaucoup ne lui inspirait guère confiance. Pour se donner le temps de la réflexion, il rompit les chiens.
— Comment as-tu fait pour venir aussi vite ? Tu as couru tout le long du chemin ?
Gilles devint rouge brique d’un seul coup mais ce fut avec assurance qu’il déclara :
— Non, monsieur. J’ai volé un cheval !
L’Abbé, qui rêvait, les yeux au ciel, sursauta et faillit s’étrangler.
— Tu as… ce n’est pas vrai ? J’ai mal entendu ?
— Vous avez fort bien entendu. J’ai volé un cheval. Il est en bas, dans votre écurie, avec Églantine. Je sais que je n’aurais pas dû agir ainsi, ajouta-t-il calmement et sans baisser les yeux, mais il y avait urgence. J’étais poursuivi et il fallait que je trouve une solution rapide. Le cheval était attaché devant Le Grand Monarque. J’ai sauté dessus et nous sommes partis. J’espère que vous voudrez bien m’absoudre, ajouta-t-il, confus malgré tout devant le regard épouvanté dont son parrain le gratifiait.
Un moment, l’Abbé resta sans voix, sans réaction, presque sans souffle.
Puis, traversé d’une idée soudaine, il demanda brutalement :
— Dis-moi ! Les femmes… que sont-elles pour toi ?
Pris au dépourvu, Gilles se raidit.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien d’autre que ce que j’ai dit. Jusqu’à quel point entrent-elles dans ton refus du sacerdoce ? Non… ne prends pas cet air offusqué. Tu es d’âge à ce que l’on puisse aborder le sujet. Aussi, je répète ma question sous une autre forme : que représentent-elles pour toi ?
Il y eut un silence. L’Abbé eut l’impression que son filleul se refermait comme une huître. Et, de fait, au bout d’un instant de réflexion, celui-ci releva la tête, le regarda droit dans les yeux et, avec une froideur inattendue :
— Avec votre permission, je ne répondrai pas ! C’est justement un sujet que je préfère ne pas aborder !
Au son un peu enroué de sa voix, l’Abbé comprit qu’il avait touché une corde sensible et que, sous ce grand désir de vie normale et de liberté, se cachait certainement une histoire d’amour. Une histoire que l’on n’était pas disposé à lui confier.
— Comme tu voudras, soupira-t-il. Eh bien !… allons à l’écurie. Je veux voir ce cheval que tu as volé.
1. Jeanne de Montfort qui dans la guerre de Succession de Bretagne avait défendu la ville.
2. Saint-Esprit ! Le Diable…
3. Son souvenir s’est perpétré à Hennebont où il a laissé la réputation d’un saint.
CHAPITRE IV
UN CŒUR DE MÈRE
Armé d’une lanterne, Gilles suivit M. de Talhouët sans commentaire et même avec un certain soulagement. Il était heureux que son parrain n’eût pas poussé plus avant son inquisition concernant les femmes car sous l’impulsion d’une vive émotion il avait été sur le point de trahir son secret. La violence de sa réaction intérieure l’avait surpris lui-même. Son cœur avait en quelque sorte sonné le tocsin comme fait, à l’approche de l’ennemi, le vigilant gardien d’un trésor ou d’une place bien défendue. Et cette petite promenade à l’écurie était la bienvenue car elle lui permettait de reprendre tout son sang-froid.
Chassant, au prix d’un effort, l’image de Judith qui lui était remontée au cerveau comme un accès de fièvre, et celle infiniment plus gênante de Manon il poussa le battant de bois, retrouvant avec joie la bonne odeur de paille fraîche de l’écurie et leva le bras pour en éclairer l’intérieur. La flamme fit luire comme du satin la croupe brillante du cheval que Mahé avait magistralement étrillé. L’Abbé s’approcha, les yeux soudain étincelants.
Sans un mot, il examina l’animal, en homme qui s’y connaît car, avant d’entrer dans les ordres, M. de Talhouët avait été un cavalier passionné. L’amour qu’il portait aux chevaux avait même un instant inquiété son père qui y voyait une incompatibilité avec une vocation sincère. Alors, le jeune Vincent offrit à Dieu cet amour-là comme il avait offert ses autres renoncements : avec le sourire. Et la paisible Églantine qui mâchait sagement ses ajoncs pilés à côté du beau coursier étranger, représentait, à sa manière, l’image même de ce sacrifice : depuis qu’il avait revêtu la soutane, le jeune centaure du Leslé se contentait d’une mule… mais il prenait toujours le même plaisir à la vue d’un beau cheval.
Enfin l’Abbé se redressa, forçant son visage épanoui à une mine sévère.
— Tu as le goût sûr, mon garçon ! Quand tu voles, tu ne fais pas les choses à moitié. C’est un magnifique animal, la monture d’un seigneur.
Un peu gêné tout de même, Gilles baissa le nez.
— Je l’ai compris, Monsieur. Cependant, je vous jure que je n’ai pas choisi. J’aurais aussi bien sauté sur le premier bidet venu.
— Allons donc ! Il y avait sûrement d’autres chevaux dans les environs mais tu n’as vu que celui-là. Peut-être parce que tu sentais qu’il irait vite et que tu étais pressé ?
Honnête, Gilles refusa l’excuse qu’on lui offrait.
— Je ne crois pas. J’aurais préféré une monture plus calme car nous avons mis du temps à nous entendre à peu près, lui et moi. Il a commencé par me jeter à terre. Vous le savez, soupira-t-il, je ne suis qu’un piètre cavalier puisque ma mère n’a jamais permis que j’apprenne à monter. « Tu n’enfourcheras jamais que des mules ou des ânes », disait-elle. Et je crois que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à refuser le destin qu’elle me préparait. J’aime les chevaux autant que…
Il s’arrêta, rougissant mais l’Abbé n’y prit pas garde, perdu dans ses pensées qui n’étaient guère favorables à Marie-Jeanne ; décidément, cette malheureuse avec la meilleure foi du monde, faisait tout ce qu’elle pouvait pour dégoûter son garçon de l’état ecclésiastique. D’ailleurs, avait-elle jamais cherché à savoir ce qui se cachait sous le front de l’enfant ?
Le voyant rêveur, Gilles osa ajouter, tout bas :
— Je sais que je n’en ai pas le droit… que ce serait mal commencer la vie nouvelle que je veux… mais j’aimerais tant garder ce cheval. Je l’aime déjà…
L’Abbé le foudroya d’un regard indigné :
— Où as-tu pris qu’une faute aussi grave méritait récompense ? Sais-tu seulement que tu mérites les galères ? Il y a, au bagne de Brest, des garçons de ton âge qui en ont fait beaucoup moins.
— Je sais. Souhaitez-vous donc que je me livre au lieutenant de la sénéchaussée ?
— Je ne souhaite rien du tout… que souper et dormir. Réfléchir aussi. Rentrons maintenant. Demain, je te dirai ce que j’ai décidé.
Mais il était écrit que ce soir-là, ni l’Abbé ni Gilles n’auraient le droit de s’asseoir à une heure décente devant la table du souper car en pénétrant dans le couloir de la maison, ils y trouvèrent Katell visiblement émue. Elle était en compagnie d’une vieille paysanne au visage gris qui pleurait, les yeux grands ouverts, à la manière d’un mascaron de fontaine, sans même songer à essuyer les larmes qui ruisselaient sur sa mante noire.
Katell vola littéralement vers son maître dès qu’elle l’aperçut.
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