— Ainsi, vous partez ? dit-il enfin. Puis-je vous demander où vous allez ?… et combien durera votre absence ?

— Toujours ! Je vais à Locmaria, au couvent des Bénédictines où l’on m’attend car je ne veux plus rien savoir de la terre ni des hommes. Maintenant que tu sais, partiras-tu ?

Il hocha la tête négativement puis, avant même qu’elle ait pu s’en défendre, il la prit par le bras, la mena près de la table et l’obligea à s’asseoir sur un banc. Elle obéit machinalement, subjuguée malgré elle par cette autorité nouvelle que son fils montrait. Mais Gilles ne s’assit pas. Conscient d’avoir au moins l’avantage de sa haute taille, il croisa les bras sur sa poitrine et considéra sa mère.

— Ainsi, fit-il doucement mais avec une douleur dont il ne fut pas maître, vous alliez vous séparer de moi, votre fils, pour toujours et cela sans un adieu, sans un regret, sans même me revoir ? Quelle mère êtes-vous donc, à la fin ?

— Je n’ai pas choisi d’être mère. On me l’a imposé. Aucun forçat n’aime son boulet !… riposta-t-elle durement.

La brutalité des paroles frappa le jeune homme. Comme un boulet ! Voilà tout ce qu’il représentait pour cette femme qu’il ne pouvait s’empêcher d’aimer envers et contre tout. Jamais encore il ne s’était senti aussi seul, aussi misérablement abandonné. Une boule se noua dans sa gorge contre laquelle il lutta, sachant qu’elle se dissoudrait en larmes… et il ne voulait pas pleurer.

Marie-Jeanne, cependant, avait baissé les yeux. Elle examinait le bout de ses doigts qui sortaient des mitaines de fil noir tandis que, dépassant le bord de sa robe, le bout de son pied s’agitait, trahissant son impatience. Gilles, alors, soupira dans l’espoir de desserrer l’étau qui lui serrait la poitrine.

— Eh bien !… je vous remercie de me l’avoir dit. Ainsi donc… et puisque, si j’ai bien compris, vous ne m’avez jamais considéré comme votre enfant, je n’ai plus aucune raison d’accepter vos décisions me concernant.

Les yeux sombres se relevèrent brusquement, emplis d’éclairs menaçants.

— Qu’entends-tu par là ?

— Que vous me simplifiiez les choses, ma mère. Vous m’avez envoyé au séminaire comme on se débarrasse d’un paquet encombrant mais moi je ne veux pas aller au séminaire. Et c’est cela que je suis venu vous dire : jamais je ne serai prêtre !

— Comment ? Qu’oses-tu…

— Laissez-moi parler, ma mère, tant que je puis encore vous donner ce nom. Vous ne m’avez jamais pardonné d’être venu au monde comme si j’étais responsable de ma propre naissance et, injustement, vous avez résolu de m’en punir en m’ensevelissant, ma vie entière, sous une soutane… Je me refuse à vous obéir.

Avec la rapidité d’une vipère qui va frapper, Marie-Jeanne se releva. Deux vilaines taches rouges marquaient ses pommettes. Sa bouche se tordit comme si les mots l’écorchaient au passage.

— Sacrilège ! Misérable enfant ! Quels sont ces mots ?… Punition ! Tu oses qualifier de punition l’état le plus noble, le plus heureux qui puisse échoir à un homme…

— Pour vous peut-être. Pas pour moi…

— Alors c’est que j’ai raison, c’est que tu n’es pas mon fils, que tu ne l’as jamais été. Et cela je le savais. Auras-tu bien le courage de m’avouer comment tu souhaites vivre, ce que tu désires faire de toi ? Allons, parle ! Parle si tu oses proclamer ta honte.

— Point n’est besoin de me presser, ma mère, car je n’ai aucune honte à l’avouer, je veux servir le Roi, je veux être soldat.

— Soldat !

Marie-Jeanne avait littéralement craché comme du venin le mot dans un cri de fureur. Puis, brusquement, elle se calma. Il y eut un silence et ce fut d’une voix basse, assourdie qu’elle ajouta :

— Soldat… comme l’autre ! Un être de destruction et de malheur ! Une machine à détruire ! Un suppôt de Satan… comme lui.

Gilles retint son souffle. Sa mère tout à coup semblait tout oublier de ce qui l’entourait. Elle regardait quelque chose, très loin, bien au-delà des murs qui cachaient l’horizon. Peut-être allait-elle laisser échapper ce secret qu’il désirait tant connaître…

— Lui ? répéta-t-il tout bas. L’homme qui a été mon père était soldat ?

— Ils le sont tous… Ils l’ont toujours été dans cette famille maudite. À travers les siècles, ils n’ont jamais su faire que cela : tuer. Et aussi piller, violer, détrousser, incendier… Des maudits, des damnés qui ont trop longtemps défié Dieu. Tous pareils… tous semblables depuis leur fameux Gerfaut ! Tous ! Et toi, le dernier, le bâtard… tu es comme eux, tu veux suivre leurs traces sanglantes…

Elle était au bord de la crise de nerfs. Blême, de grands cernes noirs sous les yeux, un peu de mousse à la commissure des lèvres elle ressemblait à quelque sibylle au moment de la transe, comme si tout à coup, elle revivait le drame dont elle avait été victime. Effrayé, Gilles voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa avec une vigueur inattendue, si violemment qu’il vacilla et dut se retenir à la table. Ce mouvement lui fit apercevoir Rozenn. Agenouillée sur la pierre de l’âtre, elle avait tiré son chapelet et, la tête baissée, priait de tout son cœur.

— Je vous en prie, souffla-t-il… avant que nous ne nous séparions pour toujours… dites-moi au moins son nom…

— Jamais ! Tu entends ? Jamais plus je ne prononcerai ce nom. Je l’ai juré sur le Christ. Tu peux te perdre si c’est là ton désir… que m’importe après tout ?… mais tu ne sauras pas d’où te vient la damnation.

— Vous le haïssez donc tant, cet homme… qui vous a soumise, forcée…

— Le haïr ? Oh ! oui, je le hais… je le hais bien…

Brusquement, elle s’approcha de son fils, s’agrippa à sa veste, lui soufflant au visage une haleine brûlante :

— Veux-tu savoir pourquoi je le hais, pourquoi je l’exècre, pourquoi je ne pourrai jamais lui pardonner ? C’est parce qu’il m’a volé mon cœur, ma raison, ma vie. Il m’a forcée, dis-tu ? Oui, il m’a forcée mais pas comme tu l’imagines : il m’a forcée à l’aimer, il m’a rendue folle de lui. Il ne m’a pas violée, tu entends ? Il a seulement pris ma main… et je me suis donnée à lui, comme une malheureuse ensorcelée que j’étais. Il était le Diable, j’étais sa servante et pour lui j’ai tout renié. C’est cela que je ne peux pardonner ni à lui, ni à moi, ni à toi… à toi moins qu’à tout autre encore parce que tu lui ressembles. Comprends-tu, maintenant « mon fils » pour quelle raison je ne veux plus te voir ?

— Mais moi… moi, je vous aimais, cria Gilles, je vous aime toujours ! J’aurais tant voulu pouvoir vous donner le bonheur que vous n’avez jamais eu…

Elle le lâcha, lui tourna le dos, s’écarta de quelques pas puis, se retournant, le regarda. D’une voix soudain très lasse, elle murmura :

— Alors, obéis-moi ! Retourne au Séminaire, prends l’habit. Tu n’as pas d’autre moyen de m’apporter du bonheur…

Il soutint son regard un moment puis, détournant la tête :

— Pardonnez-moi ! C’est impossible…

— Alors va-t’en ! Je te maudis… comme lui ! Tu n’es plus mon fils. Tu peux aller au Diable si bon te semble, cela ne m’intéresse pas car je ne te reverrai de ma vie.

Elle s’élança, ouvrit la porte et s’enfuit en courant vers l’église dont la cloche tintait mélancoliquement dans le lointain. Incapable de faire un mouvement pour la retenir ou pour la rejoindre, Gilles regarda disparaître la grande cape noire que le vent gonflait. Il avait le cœur lourd, empoisonné d’amertume et de chagrin au point de ne plus bien savoir ce qu’il souhaitait véritablement.

Une main chaude et sèche se posa sur la sienne.

— Viens, mon petit ! fit la voix brisée de Rozenn. Nous avons cessé d’exister pour elle.

— Moi, oui… mais toi qui depuis si longtemps as veillé sur elle ?

La vieille femme haussa les épaules avec résignation.

— Je suis comme toi, j’appartiens à une époque qu’elle ne veut plus connaître. Tout à l’heure, la carriole du fils Glénic doit venir la prendre pour la conduire au coche. Elle devait me déposer à Hennebont, chez Monsieur le Recteur pour qu’il me dise ce que je dois faire. J’aime mieux ne pas l’attendre et faire le chemin avec toi.

Rozenn avait sa belle robe des dimanches, sa coiffe la mieux ornée mais elle paraissait si vieille, tout à coup, si misérable aussi que le cœur du jeune homme bondit vers elle, elle qui avait été sa vraie mère. Pour tant d’années de soins et de dévouement, elle recueillait l’indifférence, la plus cruelle ingratitude. Dans le cœur de Marie-Jeanne, il n’y avait apparemment place que pour un Dieu bien à elle.

Débordant de pitié, il entoura de son bras les épaules de sa vieille nourrice, posa ses lèvres sur sa joue puis, sans la lâcher :

— Tu as raison, dit-il, nous n’avons plus rien à faire ici. Allons où l’on nous aime…

Peut-être parce qu’il avait découvert quelqu’un à protéger, quelqu’un de plus malheureux que lui, Gilles se trouva tout à coup moins accablé. Bien plus, tandis que, le baluchon de Rozenn sur l’épaule, il cheminait auprès d’elle dans le matin brumeux, il sentait sourdre en lui un curieux sentiment de libération comme s’il sortait d’une épaisse et sombre forêt, pleine de taillis aux épines cruelles. Il saignait mais ses blessures cicatriseraient rapidement dans le baume d’une nouvelle vie ? Et la lande emmaillotée de brume lui parut tout à coup lumineuse. Le soleil n’était pas si loin…

CHAPITRE V

LE SANG DU GERFAUT

— Elle a dit qu’elle ne me reverrait de sa vie… et puis elle m’a maudit.

Sans même prendre la peine de baisser la voix, Gilles avait jeté sa plainte depuis le seuil. La sacristie sentait l’encaustique, la chandelle froide, l’encens et l’amidon. Elle était si sombre, par ce jour gris et bas, que l’abbé Vincent, drapé dans la blancheur de l’aube, avait l’air d’un fantôme. Comme si les deux phrases tragiques lancées par son filleul n’avaient eu aucune importance, il continua paisiblement à disposer les ornements dont il se servirait tout à l’heure, pour accueillir le corps du défunt baron de Saint-Mélaine, se contentant de remarquer :

— Je suppose que cela ne t’étonne pas ? C’était tout ce qu’elle pouvait faire. Tiens, prépare-moi donc cet encensoir. Le bedeau a la grippe et les enfants de chœur font tout de travers. En même temps, tu me raconteras puisque nous sommes seuls.

Tout en disposant les bâtonnets parfumés, Gilles s’efforça de retracer, aussi fidèlement que possible, les paroles de sa mère. Elles étaient trop fraîches dans son esprit pour qu’il en eût oublié une seule. Il en était à rapporter la violente diatribe contre la famille de son père quand l’Abbé, soudain très agité, l’interrompit :

— Tu es certain ? Elle a dit « … tous, depuis leur fameux Gerfaut ? ».

— Certain. C’est un mot tellement inhabituel ! Mais je n’ai pas compris…

— Moi, j’ai compris. Dans sa colère, ta mère a laissé échapper tout simplement la clef de l’énigme. C’est un peu ce que j’espérais. Je sais maintenant qui est ton père… ou qui était, car j’ignore s’il vit toujours…

De stupeur, Gilles faillit lâcher l’encensoir.

— Vous savez ?

— Oui. Et je vais te le dire. Nous avons un peu de temps devant nous. Viens t’asseoir avec moi sur ce banc. Au surplus, ce ne sera pas si long car, bien entendu, je ne vais pas te raconter ici l’histoire des ancêtres de ton père. Elle constitue une sorte d’épopée passionnante et terrible, mais n’en est pas moins d’une longueur décourageante. Et d’ailleurs, j’ai dans ma bibliothèque une généalogie que je te montrerai.

— Je veux tout savoir, s’écria Gilles, dévoré d’impatience. Et d’abord, ce Gerfaut ? Qu’est-ce que c’était ?

— C’est justement ce que j’ai l’intention de t’apprendre. En l’an 1214 (tu vois que cela ne date pas d’hier) quand il épousa la belle Edie de Penthièvre, Olivier de Tournemine…

Un flot de sang monta aux joues de Gilles.

— Tournemine ?… C’est là… mon nom ?

— Le nom que tu devrais porter ? Oui… mais si tu m’interromps continuellement nous n’en sortirons pas. Donc, au moment de son mariage, Olivier de Tournemine reçut du duc de Bretagne, en présent de noces, un grand gerfaut blanc venu des pays du Nord. C’était un superbe oiseau, un grand chasseur. Olivier en fit peu à peu son inséparable compagnon et même la plus sûre de ses armes. Habitué au gros gibier, Taran, le gerfaut, attaquait indifféremment l’homme ou la bête et, lorsque son maître lui donnait la volée, nul ne pouvait espérer lui échapper tant ses ailes avaient de rapidité. Les serres faisaient couler le premier sang et ensuite l’épée ou la hache du Baron n’avaient plus qu’à achever l’ouvrage du rapace. Avec le temps, Taran devint une sorte de prolongement d’Olivier tant et si bien que les paysans terrifiés du Trégor finirent par confondre l’homme et l’oiseau. Ils furent, l’un et l’autre le Gerfaut, aussi cruels aussi implacables l’un que l’autre. À cause d’eux, les belles armes si nobles et si simples, d’or et d’azur écartelé, que le premier Tournemine avait apportées d’Angleterre, furent bien souvent souillées de sang… et, malheureusement, les descendants d’Olivier allaient suivre scrupuleusement la même trace…